mardi 19 mars 2024
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Les années 30 sont-elles de retour ?, par Gilles Vergnon

Depuis des années, chaque samedi matin sur France Culture, l’historien Jean-Noël Jeanneney présente l’(excellente) émission Concordance des temps. Son principe : creuser la comparaison entre des événements contemporains et des séquences d’un passé plus ou moins lointain, pour pointer les analogies possibles, mais le plus souvent les différences irréductibles. Tel pourrait être le principe du livre collectif proposé par quatre auteurs, historiens et journalistes, pour peu qu’on ne s’arrrête pas au titre en forme de manifeste, qui tranche d’emblée la question dans un sens… Les auteurs prennent d’ailleurs la précaution de souligner que l’histoire n’est pas « un éternel recommencement » et que « nul destin n’est tracé que les peuples ne sauraient infléchir ».
À propos du de Renaud Dély, Pascal Blanchard, Claude Askolovitch, Yann Gastaud, Les années 30 sont de retour. Petite leçon d’histoire pour comprendre les crises du présent, Flammarion, 2014, 348 p, 21,90€)

L’ouvrage conduit, en vingt chapitres divisés en quatre parties (« Les Crises », « Les Peurs », « Les Fractures », « Les Idéologies »), une comparaison systématique entre des événements ou séquences des années 30, et d’autres de notre temps. Certaines sont attendues (le krach de 1929 et la crise financière de 2008, la « montée des extrêmes » en Europe, la « presse haineuse »  de Gringoire à Valeurs actuelles, les scandales, de l’affaire Stavisky à Bygmalion), d’autres beaucoup moins (l’Exposition coloniale de 1931 et la victoire des Bleus en 1998…). Le tout est bien documenté, se lit agréablement, et force évidemment à la réflexion.

Analogies
Reste que, contrairement aux précautions initiales, et dans une démarche bien diffé­rente de celle de Concordance des temps, le lecteur éprouve vite le sentiment que la religion des auteurs est faite, et que l’analogie l’emporte sur les différences, quitte à forcer le trait pour nourrir leur position psitacciste.
Ainsi le chapitre sur « L’Europe des extrêmes » distingue bien les « nationaux-populistes » d’aujourd’hui1 et les fascistes ou nationalistes d’hier. Mais c’est pour ajouter aussitôt que la cartographie actuelle des droites radicales « rappelle fortement l’Europe des dictatures des années 30 », ce qui ne laisse pas d’étonner : le Portugal et l’Espagne ne connaissent pour l’instant aucune poussée national-identitaire, tout comme l’Allemagne (encore que…), alors que c’est tout l’inverse en Scandinavie ou aux Pays-Bas, plutôt préservés électo­ralement dans les années trente. Il aurait été plus topique de montrer que l’on assiste aujourd’hui à une convergence progressive (mais difficile) entre des formations national-identitaires qui tirent leurs origines d’extrê­mes droites historiques (Front national en France, FPÖ autrichien, Vlaams Belang en Belgique flamande) et d’autres dépourvues d’une telle généalogie (le PVV néerlandais), l’hostilité à l’immi­gration musul­mane permettant une telle rencontre, tout en assurant un succès dans l’opinion. Mais là, ce n’est pas « le retour des années 30 », mais le début du XXIe siècle…
De même le parallèle tracé entre « péril rouge » des années 30 et « péril vert » d’aujourd’hui est tout aussi confusionniste. Le « péril rouge » des années 30 concernait les droites, qui amalgamaient d’ailleurs souvent communistes et socialistes, mais il existait aussi, après 1933 et l’arrivée de Hitler au pouvoir, un « péril brun » contre lequel se retrouvèrent la plupart des gauches… et une partie des droites (pensons à Winston Churchill, Louis Marin, Henri de Kérillis, Paul Reynaud…). Le « péril vert », si l’on veut reprendre la formule des auteurs, s’alimente lui de la peur d’un djihadisme aux ambitions historiques, une peur qui n’est pas sans fondements, comme le montrent certains événements récents, et que l’on ne saurait noyer dans le terme fourre-tout « d’islamophobie »…

Rétroviseur
Non, nous ne « retournons pas aux années trente », parce que nous vivons dans un monde dont la plupart des ressorts sont radicalement différents : absence de dicta­tures aux frontières de la France (ce qui n’est pas une mince chose !), disparition de la « grande lueur à l’Est», fin des Empires, montée de la Chine, construction européenne, poussée de l’islamisme radical, chaos au Moyen-Orient…
Faire face aux crises du XXIe siècle nécessite de comprendre le monde du XXIe siècle, ce qui suppose de regarder devant soi et non dans le rétroviseur. L’histoire peut aussi y être utile si l’on sait, pour reprendre l’historien allemand Thomas Nipperdey, qu’elle aide à « comprendre le présent dans ses limites et ses potentialistés2 »…
Gilles Vergnon

(1) Un terme que nous persistons à trouver parfaitement inadapté…

(2) Thomas Nipperdey, Réflexions sur l’histoire allemande, Gallimard, 1992.

Article paru dans L’OURS 446, mars 2015, page 4

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