jeudi 28 mars 2024
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L’éloge de la lecture, en versions utopiques, par ROBERT CHAPUIS

Fondée en 1992 à Villeurbanne, l’École nationale de l’information et des bibliothèques (ENSSIB) dispense l’enseignement propre à former des bibliothécaires (licence et master), mais développe aussi une recherche historique sur le livre et la lecture. C’est dans ce cadre qu’a été publié un recueil de treize articles sous la direction de Nathalie Brémand, conservatrice des bibliothèques. Il concerne le rapport entre les premiers socialistes au XIXe siècle et la lecture : leurs théories et leurs pratiques à l’égard du livre et de sa diffusion. C’est un domaine à la fois original et intéressant, parce qu’il permet de mieux comprendre la démarche de ces socialistes que l’on a qualifiés d’utopistes et de mesurer leur influence. À propos du livre : Bibliothèques en utopie. Les socialistes et la lecture au XIXe siècle, Nathalie Brémand (dir.), Villeubanne, Presses de l’ENSSIB, 2020, 263 p, 29€)

Charles Fourier (1772-1837) est la principale référence, mais des articles bien documentés concernent aussi d’autres « utopistes » comme Proudhon, Flora Tristan, Étienne Cabet ou Robert Owen. Dans l’univers imaginé par Fourier le livre tient une place essentielle et la bibliothèque est au cœur de ses phalanstères. N’envisage-t-il pas pour fournir aux 600 000 cantons du globe chaque livre d’en tirer au moins 6 millions d’exemplaires ? !… Mais ce n’est pas n’importe quel livre : il entend éliminer ce qu’il appelle « la littérature civilisée » au profit des livres qui contribuent à libérer les hommes et les femmes sur le plan social comme sur le plan moral. Plus précisément il entend mettre à disposition les livres écrits par les « conservateurs » (philosophes et écrivains patentés) avec un appareil critique (une contre-glose) qui permet de leur opposer une autre conception de la vie et du monde. Il donne une grande importance à l’image qui doit être belle et colorée pour être instructive. Il s’agit en quelque sorte de « doubler le réel et le monde » par une cartographie la plus détaillée possible. Ces livres seront mis à disposition dans des bibliothèques ouvertes au plus grand nombre, les unes pour les hommes, les autres pour les femmes, mais en facilitant leur rencontre. Les enfants n’y auront accès que progressivement à partir de 9 ans, car ils doivent d’abord approcher le monde par leur sensibilité, un contact direct avec le réel.

le statut de l ’écrivain et la place de la librairie

Quel est alors le statut de l’écrivain ? Pour Fourier comme pour Saint-Simon, il est au rang des artistes et des savants. Il doit être encouragé sur le plan matériel et des concours (mondiaux…) peuvent lui donner la notoriété nécessaire. Pour d’autres socialistes comme Cabet ou Louis Blanc, l’écrivain a une fonction sociale, c’est donc une sorte de fonctionnaire qui doit être rétribué comme tel, à égalité avec les autres travailleurs. Les librairies (qui sont aussi des maisons d’édition) doivent appartenir à la communauté qui en édicte les règles. Les bibliothèques écarteront les romans qui ne fournissent pas de bonnes leçons de vie, elles assurent par contre la diffusion des œuvres utiles à la vie sociale. Entre ces deux conceptions du socialisme, Proudhon occupe un juste milieu. Pour lui l’écrivain doit être rétribué par la vente de ses œuvres, mais ce gain ne constituera pas un héritage.

Un article est consacré à la bibliothèque de Proudhon (1809-1865). Ses carnets de note permettent de voir comment elle s’est constituée au fil de sa vie et de ses déplacements (y compris en exil). Ses lectures sont à la base de ses écrits. On peut voir ce qu’il approuve et ce qu’il réfute dans ce qu’il a lu à travers les domaines les plus divers : philosophie, économie, sciences….

Les lectures de Flora Tristan et Robert Owen

D’autres itinéraires sont intéressants. Par exemple ceux de Flora Tristan qui veut éduquer le peuple par la lecture et entreprend dans les années 1840 un tour de France pour animer des collectifs de lecteurs ou de l’owéniste Jules Gay qui aimait fonder des bibliothèques pour mettre à la disposition de la population des livres choisis sur une liste qu’il établissait à l’avance. Les lectures de Robert Owen (1771-1858) sont aussi examinées. Joignant la pratique à la théorie, il a fait de son entreprise (New Lamarck) une coopérative ouvrière où la bibliothèque joue un rôle central. Pour lui, il importe d’éduquer le peuple pour instaurer une véritable harmonie sociale dans l’égalité entre tous. En 1825 il fonde aux États-Unis une communauté sous le nom de New Harmony qui ne durera qu’un an, mais servira d’exemple. Étienne Cabet, lui aussi, fait de la lecture des bons ouvrages un point d’appui pour la communauté icarienne qu’il fonde à Nauvoo (1849-1856).

La lecture, un enjeu politique

Deux articles permettent de comparer les pratiques et les tendances des disciples de Babeuf d’un côté et de Fourier de l’autre. Pour les premiers, la lecture doit former les esprits dans la perspective de la société des Égaux. Ils établissent pour les bibliothèques populaires des listes de « bons livres », ceux qui se fondent sur « la science sociale ». Les fouriéristes, eux, entre 1860 et 1880, donnent à ces bibliothèques une vocation culturelle beaucoup plus large. Le fondateur de la Ligue de l’enseignement en 1866, Jean Macé, est l’un d’entre eux . C’est un combat, car il faut lutter contre les différentes formes de censure. Les pétitions lancées par la droite cléricale contre les bibliothèques de Saint-Étienne ou d’Oullins remontent jusqu’au Sénat, gardien de l’ordre moral, où Sainte-Beuve s’emporte contre cette attaque à la liberté de pensée.

Les bibliothèques sont devenues, à la fin du second Empire, un véritable enjeu politique. Les premiers socialistes mènent le combat pour mettre à la disposition du public non seulement les idées socialistes, mais les plus larges connaissances. En témoigne la parution dans les années 1830 de L’Encyclopédie nouvelle de Pierre Leroux et Jean Rey : il s’agit de mettre les meilleurs experts au service du peuple.

Il faut se souvenir de ce que fut la révolution du livre à l’époque de la première révolution industrielle. Les bibliothèques communales voient le jour en 1803. Elles seront promues et transformées par ceux qui avec Saint-Simon, Fourier, Leroux, Proudhon et bien d’autres veulent éduquer le peuple et le préparer à des temps nouveaux. L’exemple du Familistère de Guise où Godin donne un rôle essentiel à la bibliothèque centrale, montre les limites : les adhérents restent peu nombreux. Il faudra l’action continue des instituteurs de la République pour que les bibliothèques jouent tout leur rôle.

Aujourd’hui à l’heure de la révolution numérique, les bibliothèques sont devenues des médiathèques. Le livre reste néanmoins le média principal. On ne peut s’en passer Il suffit d’ailleurs de lire chaque mois L’OURS pour s’en convaincre !…

Robert Chapuis

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