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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Blum, 1946, 2e partie
Où sont nos oppositions ?

J'aboutirais à la même conclusion si je descendais au détail de notre tactique, par exemple avec les autres partis politiques, car tout le monde, je crois bien, sans aucune distinction, exige que ces rapports s'inspirent d'un principe d'indépendance absolue, le socialisme suivant sa voie droite, sa voie propre, celle que tracent les trois flèches, ne tirant ses décisions que de lui-même et de ses libres délibérations, sans se laisser jamais influencer ni par les intérêts vulgaires, ni par l'animosité, ni par la crainte. Ce n'est pas commode, je le sais bien, mais cette difficulté aussi est d'ancienne date. Nous l'avons connue pendant les vingt ans de l'entre-deux guerres. Ce n'était pas entre MRP et communistes que le Parti avait à tenir sa voie droite, mais entre le parti radical et les communistes ; cependant, le problème était le même et les difficultés étaient les mêmes.

Mais alors, s'il en est ainsi - et je suis convaincu qu'il en est ainsi - où faut-il chercher la cause ? Laissez-moi vous le dire avec gravité, presque avec sévérité, mais avec une affection fraternelle, je dirai même paternelle, et comme un homme qui, depuis bien des années, a consacré à notre parti tout ce qu'il a pu donner d'efforts et d'intelligence.

Vous rappelez-vous ce que je vous disais il y a quelques mois à l'issue des délibérations du premier Conseil national qui se tenait tout de suite, après nos reculs électoraux ? Pendant des heures, j'avais entendu parler du dynamisme supérieur de certains de nos adversaires et ce mot, qui m'agace toujours un peu, m’avait spécialement irrité ce jour-là. Je vous avais dit alors : “ Le dynamisme, qu'est-ce que vous croyez donc que c'est ? Croyez-vous que ce soit une drogue pharmaceutique ou un engin mécanique ? Est- ce que vous croyez que c'est quelque chose de concret ? Mais non. Le dynamisme ce sont les hommes. C'est la conviction des hommes. C'est l'abnégation, l'esprit de dévouement des hommes. C'est la foi des hommes. Et si le dynamisme a manqué, rendez-vous compte que c'est parce que, chez les hommes que vous êtes, il n'y avait peut-être ni assez d'abnégation, ni assez d'esprit de sacrifice ni assez de foi.” Je crains qu'aujourd'hui il n'en soit encore ainsi. Le trouble du Parti, ce malaise dont l'analyse ne découvre pas les causes, ou qui est hors de toutes proportions raisonnables avec ses causes, je crains qu’il ne soit d'essence panique, qu'il ne traduise les formes complexes - excusez le mot - de la peur.

Le parti a peur
Je crois que, dans son ensemble, le Parti a peur. Il a peur des communistes. Il a peur du qu'en-dira-t-on communiste. C'est avec anxiété que vous vous demandez à tout instant : “ Mais que feront les communistes ? Et si les communistes ne votaient pas comme nous ?... ” La polémique communiste, le dénigrement communiste, agissent sur vous, vous gagnent à votre insu et vous désagrègent.

Vous avez peur des électeurs, peur des camarades qui vous désigneront ou ne vous désigneront pas comme candidats, peur de l'opinion, peur de l'échec. Et s'il y a eu altération de la doctrine, déviation, affaissement, ils sont là, ils sont dans la façon timorée, hésitante dont notre doctrine a été présentée dans les programmes électoraux, dans la propagande électorale.

Il y a un an, ici, je vous suppliais de vous montrer aux élections avec votre visage. Je vous disais : “ je vous en supplie, effrayez plutôt que de duper. Ne dissimulez pas le véritable visage du socialisme. Exagérez-le encore, plutôt que de le masquer. ” La campagne électorale a été faussée et adultérée, je le sais bien, par le mélange absurde du référendum, mais quand il s'est agi de préparer ce qui a été la campagne électorale de juin - qui devait être aussi faussée et adultérée par un autre référendum - Daniel vous a rappelé ce que je comptais proposer au Parti. Je voulais lui demander de rechercher, de préciser comment la transformation révolutionnaire pouvait s'accomplir par la voie démocratique, et c'était la vraie façon de montrer notre indépendance, notre particularité, et vis-à-vis des communistes, et vis-à-vis des MRP.

Les problèmes essentiels de la transformation révolutionnaire sont, d'une part, le problème de la propriété et, d'autre part, le problème d'affectation de l'individu à la production collective. Je demandais que le programme électoral du Parti s'attachât à définir et à circonscrire la propriété capitaliste et qu'il en préparât l'élimination en s'attaquant au problème de l'héritage ; qu'en même temps, il posât les bases premières d'un plan d'éducation nationale conçu comme système d'affectation sociale, ce qui nous rejetait bien loin ou nous plaçait bien au-dessus des querelles ordinaires sur la liberté de l'enseignement.

Avant de soumettre ces vues au congrès, j'en ai fait l'épreuve devant le groupe. Quelques camarades m'ont encouragé. Au premier rang, je dois le dire, il faut placer nos camarades de la Fédération du Nord. Mais la plupart de mes auditeurs ont redouté qu'un pareil projet jetât l'inquiétude dans certaines couches du corps électoral et je n'ai pas insisté davantage. J'ai replié mon travail, non sans quelque désillusion et non sans quelque ennui, mais je n'ai pas souvenir d'avoir trouvé à cet égard un encouragement particulier de la part de ceux de mes camarades et amis qui réclament aujourd'hui le raidissement de la doctrine.

Voulez-vous un autre exemple? Il y a deux mois, j'ai repris dans le Populaire, avec une certaine insistance, la question allemande. A la vérité, j'ai repris dans le Populaire les thèmes socialistes sur la question allemande. Je soulignais la déclaration formelle du dernier congrès, où vous aviez confirmé les positions prises par nos délégués à la Conférence internationale en mars 1945. Mes camarades du groupe parlementaire ne me l'ont pas dit, mais je sais que beaucoup d'entre eux ont estimé que je commettais une imprudence et que je desservais peut-être les intérêts du Parti, car la thèse, bien que juste, risquait, suivant eux, de n'être pas populaire et de nous faire perdre des voix.

Vous invoquez la nécessité du renouveau. Mais, plus que de tout le reste, vous avez peur de la nouveauté, vous avez la nostalgie de tout ce qui peut vous rapprocher de ce parti tel que vous l'avez autrefois connu et pratiqué. Vous regrettez la vieille CAP, institution si absurde qu'elle ne peut s'expliquer, comme beaucoup d'autres institutions absurdes, que par des raisons historiques. Vous n'avez pas eu de cesse que vous n'ayez ranimé de ses cendres le Conseil national. Vous êtes en train de ressusciter tout ce que le Parti a condamné après la Libération : les tendances, les fractions comme le reste. Si les tendances qui demandent le rejet du rapport moral ne sont pas homogènes, elles n'en agissent pas moins par les procédés classiques des tendances, comme la diffusion dans les fédérations et dans les sections de textes établis avant le Congrès et groupant des signatures représentatives. Vous avez rétabli le mandat impératif que la première rédaction des nouveaux statuts interdisait.

Vous avez peur de la nouveauté. Vous n'en voulez pas dans la confection des listes, dans le choix des candidats. Vous n'en voulez pas quand elle se présente comme un apport de forces fraîches que vous avez accueillies au lendemain de la Libération avec réticence, avec méfiance. Vous avez cette même nostalgie du passé, cette méfiance, et presque ce dédain, vis-à-vis des femmes et des jeunes. Vous ne faites pas place aux femmes sur les listes électorales. Vous ne considérez les jeunes que comme des recrues. Vous avez peur de la nouveauté jusque dans les alliances politiques.


Nostalgie et alibi
Du moment où il n'est pas possible au Parti d'exercer seul le pouvoir, du moment où le pouvoir ne peut être détenu que par une coalition de partis, vous êtes obligés d'admettre le principe de cette coalition, mais beaucoup d'entre vous sont incapables d'imaginer une autre combinaison que celles qu'ils connaissent par expérience, dont ils ont la vieille habitude, comme les combinaisons du type Cartel ou Front populaire ; et la nostalgie vous ramène à ce passé, bien qu'il ne réponde plus à rien et que tout se soit renouvelé autour de vous, bien que vous-mêmes ayez senti impérieusement le besoin de ce renouvellement, de ce rajeunissement intérieur, non de notre doctrine, je le répète encore, mais de nos méthodes, de notre langage, de notre comportement. Et on aboutira ainsi à cet incroyable paradoxe : une campagne entreprise au nom du raidissement, au nom du redressement de la doctrine dans le sens marxiste et aboutissant à quoi - car ce sera peut-être son résultat positif - à un renversement des alliances, à une coalition du type bloc des gauches sur le plan de la laïcité et, le cas échéant, de l'anticléricalisme, ce qui ferait la joie d'un radical franc-maçon, mais qui semblerait assez étrange, je vous assure, aux marxistes que nous avons connus, à nos maîtres marxistes du temps du Congrès d'Amsterdam et du pacte d'unité. C'est à cela que va aboutir tout ce grand soulèvement du Parti.

Je vous remercie d'avoir écouté avec bienveillance ces vérités un peu amères et un peu sévères, mais vous le voyez, si mal il y a, le mal est en vous, le mal c'est le manque d'ardeur, le manque de courage, le manque de foi.

Le vote pour la motion Guy Mollet, savez-vous ce que c'est ? C'est une espèce d'alibi moral par lequel vous avez cherché à abuser votre mauvaise conscience. Je vous le dis sans amertume, non sans tristesse, comme quelqu'un qui, depuis des jours et des jours, cherche vainement les moyens de réparer le mal que vous avez fait. Peut-être comptiez-vous sur moi pour cela ? Quelques mots de Guy Mollet me laissaient croire tout à l'heure qu'il l'espérait lui-même. J'ai pu le faire en d'autres occasions. Je me sens impuissant aujourd'hui parce que je ne sens devant moi rien de défini, rien de saisissable, rien qu'un trouble moral, qui ne se guérit que par un effort intellectuel de volonté et non par des paroles ou des formules de motions.

Le mal est fait. Un discrédit a été jeté par le Parti à une heure importante et difficile. On l'exploite, on l'exploitera Sans merci autour de nous, mais de cela nous n'avons pas le droit de nous plaindre. Les meilleurs hommes de notre parti, ceux qui lui sont le plus nécessaires, sont placés dans une position difficile et fausse. Le miraculeux travail de résurrection accompli depuis la Libération, et auquel le nom de Daniel Mayer restera attaché, est, pour une large part, compromis. Cela à la veille d'une consultation électorale où sera élue cette fois une Assemblée de cinq ans, et dans une conjoncture internationale où nous sentons avec une acuité anxieuse combien l'action du socialisme français sur le socialisme international est nécessaire et combien elle pourrait être efficace. Tout cela est sans remède.

Verrons-nous en retour, comme certains de vous l'espèrent, un choc, une commotion psychologique, un sursaut rendant à notre parti quelque chose de cette foi, de ce courage, de cet esprit d'abnégation qui lui manquent ? Ce serait la seule contrepartie, la seule consolation possibles, et je tâche de l'espérer avec eux. Ce que je sais, quant à moi, c'est que pour le socialisme aucune blessure ne peut être mortelle, qu'il sortira de cette crise comme de tant d'autres, et qu'une fois de plus, il fera surgir des profondeurs de la nation les forces et les hommes nécessaires à sa victoire.

Pas plus que le pays, notre parti n'a encore complètement éliminé les séquelles de la guerre et de l'occupation... Notre époque n'est pas encore celle de la réflexion individuelle, des décisions librement délibérées, des dévouements et des sacrifices volontairement consentis. Il lui faut des mots d'ordre plutôt que des convictions. Les dévouements mêmes veulent être imposés. Il semble que l'individu cherche à se délivrer de sa liberté personnelle comme d'un poids trop lourd. Ce sont des vestiges totalitaires, et le trouble de notre parti marque la contagion de ce trouble général. Mais l'imprégnation cessera et l'on verra revenir les temps qui sont les nôtres, ceux de la démocratie et du socialisme, ceux de la raison et de la justice.


Léon Blum
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