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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
2- L’histoire du premier communisme français
2- L’histoire du premier communisme français

Le cas français est idéal-typique pour qui veut tester la pertinence des hypothèses que nous venons de formuler. L’histoire du premier communisme français, enserrée dans les bornes étroites que la révolution russe d’Octobre et le congrès de bolchevisation du Parti tenu à Clichy en janvier 1925, pivote autour de l’axe majeur que constitue le congrès de Tours. Elle ne prend pourtant tout son sens qu’envisagée sous le double signe de la guerre et de la révolution.
Le choc inaugural d’Octobre 1917 devait accélérer le processus par lequel une partie du socialisme français se préparait à en abandonner une autre. L’improbable rencontre du socialisme français et du bolchevisme russe, d’ignorance, d’enthousiasme et de calcul mêlée, occupe jusqu’à la veille de Tours dessine un premier temps de cette histoire. C’est que la nécessité profondément ressentie d’une régénération du vieux socialisme compromis dans la guerre est un vecteur puissant qui poussait le parti socialiste français à tourner ses regards vers Moscou, où le victorieux modèle bolchevique s’était dans toute sa force imposé. Qu’est-ce qui, dans le bolchevisme, a tant fasciné le socialisme français ? Pour y répondre, il faut comprendre comment le bolchevisme fut compris et perçu par les socialistes français. Or on s’aperçoit vite que dans cette perception, l’ascétisme révolutionnaire bolchevique constitue un puissant pôle d’attraction des imaginaires.
Le léninisme est habité par une figure majeure, hissée par le triomphe révolutionnaire au rang de l’universel : le révolutionnaire professionnel, personnage constitutif de la geste révolutionnaire bolchevique incarné par Lénine et Trotsky, qui attire à lui les faveurs d’un socialisme français hanté par l’enterrement programmé de son unité. Le socialisme français dégrisé par la guerre, déchiré par les ressentiments qui anéantissent les anciennes solidarités, est alors appliqué à reconstruire ses structures démontées par le conflit que la scission à nouveau réduit presque à néant. La marche à la scission, lente et douloureuse, est rythmée par la montée en puissance de cet idéal de régénération révolutionnaire qui dans ses différentes versions donne naissance à un léninisme français qui convainc même les plus indécis de l’inéluctabilité d’une rupture dont une minorité seulement réclame le règlement rapide et sain. Dans ce crescendo des tensions politiques et personnelles qui démontent lentement le Parti socialiste français, les figures de Marcel Cachin et de Raymond Lefebvre ont été des exemples utiles à partir desquels nous avons essayé de tisser le maillage complexe de ces conversions au nouvel idéal régénérateur, ascétique et révolutionnaire, du communisme.
L’itinéraire de conversion de Raymond Lefebvre offrait une confirmation presque parfaite de l’importance centrale de cet idéal régénérateur dans la formation de la conviction communiste. Mais il nous fallait élargir le propos à des communistes qui conservèrent une influence dans le Parti après 1920. Nous avons ainsi consacré un long chapitre à l’itinéraire de Marcel Cachin, dans la conversion duquel ses voyages en Russie, à l’été 1917 puis à l’été 1920, occupent une place essentielle. Ce chapitre montre comment les progrès de la forme-parti (la pratique parlementaire et le recours, typique de l’exercice partisan jaurésien, à la RP) n’avait qu’émoussé le guesdisme révolutionnaire. Il tente de comprendre comment l’engagement communiste devient irréversible, comment, pour utiliser les termes de Netchaïev dans son Catéchisme révolutionnaire, Cachin s’est « entortillé » dans le PCF pour ne plus en sortir : comment un adversaire décidé de la minorité, spectateur inquiet de l’échec du guesdisme et de ses compromissions dans l’Union sacrée, s’est engagé pour un voyage sans retour en communisme, en prenant la tête d’une tendance « centriste » dans le parti qui subit l’épuration de sa branche frossardienne en 1922 et en sort renforcée, autour de Cachin, figure centrale de L’Humanité. Ce chapitre tente surtout de comprendre l’articulation complexe entre les deux voyages de Cachin en Russie, qui constituent les deux étapes de cette conversion sans retour : comment le Cachin de 1917 croit à la force et à l’élan d’une révolution menée par les socialistes russes ; comment sous le choc d’octobre, il se convainc de la nécessité de la force et du « knout » pour gouverner la Russie ; comment, enfin, se réveille en lui, dans la Russie révolutionnaire de 1920 et sous l’effet de la « douche écossaise » que les bolcheviks lui font subir, comme à Sadoul et Girault quelques années plus tôt, le vieux jacobin, incapable de remplir les obligations que le mandat mal taillé que la SFIO lui avait confié.
C’est avec le congrès de Tours que nous entamons le second temps de notre réflexion. Y saigne alors cette blessure d’orgueil au cœur socialiste que constituent les 21 conditions imposées depuis Moscou au socialisme français malmené par la guerre. A Tours se vident les querelles nées du socialisme de guerre : c’est en cela qu’il est un dénouement. Les socialistes, animés par l’illusion sincère qu’il serait possible d’amener Moscou à respecter les réserves qu’ils avaient émises, pensaient alors que se fermait ce moment douloureux mais nécessaire de la scission salutaire qui avait écarté du Parti nouveau sa droite détestée. Pour la gauche du nouveau Parti, déterminée à remplir la mission salutaire de régénération ascétique et révolutionnaire qu’elle s’était à elle-même confiée, Tours n’est en rien un terme : c’est un commencement. Sous son impulsion, le nouveau Parti se dote progressivement des pratiques et des institutions au moyen desquels il tente de réaliser ses visées à la fois ascétiques et sécessionnistes, au cœur de la société bourgeoise. L’attention soutenue que dès ses premières heures le Parti nouveau porte à l’enfance et à la jeunesse ouvrière, qu’il veut forger communiste, incarne très concrètement la substitution du culte de la jeunesse à l’exigence de justice qui caractérisait le socialisme traditionnel. L’étude de cette substitution, exemplifiée par la création des écoles de Pupilles communistes, animées par le projet de former une enfance communiste pure, dévouée entièrement au Parti, montre comment, dans le Parti né à Tours, les espoirs de création d’une génération d’hommes nouveaux communistes se sont concrétisés en institutions qui intègrent leurs membres au style de vie communiste qui dès ce moment se dote des caractéristiques qui au moins jusqu’aux années 1930 demeurent les siennes.
Ce versant pour ainsi dire positif de l’entreprise totalitaire communiste trouve son pendant négatif dans l’obstination haineuse au moyen de laquelle la gauche du Parti compresse sous sa pesée les résistances à l’ascétisme inquisitorial qu’elle impose à la droite et au centre du nouveau Parti, au nom de l’ascétisme sacrificiel qu’elle prétendait s’infliger à elle-même. De fait, ces résistances nombreuses révèlent l’évanescence du sentiment réservé de régénération miraculeuse du Parti qui avait amené une large frange du socialisme à rallier la IIIe Internationale. Dissipé par les excès d’une gauche qui déteste ces « tièdes » et ces « indécis », il constitue pour l’historien l’objet idéal au travers duquel il peut étudier ce phénomène historique si mal connu que constitue l’épuisement des croyances et des illusions. La bolchevisation, déclenchée à la faveur des divisions de la gauche du Parti dont une partie en condamne les nouveaux principes, soumet au traitement qu’elle réservait à ses ennemis la gauche souvarinienne, brutalement confrontée à l’appareil partisan qu’elle a si fortement contribué à installer. Aussi est-ce par l’exclusion finale de la gauche du premier communisme français que nous avons choisi de terminer notre réflexion. Elle était en effet la première victime de la relance par l’Internationale du processus totalitaire qu’elle avait pourtant, au congrès de Tours, érigé en mode révolutionnaire de gouvernement du Parti.
Ainsi, la bolchevisation du Parti communiste français clôt le « temps des scissions » que Branko Lazitch évoquait à juste titre pour caractériser l’histoire du socialisme européen au début des années 1920 (1). Ce moment particulier enserre dans ses bornes étroites le basculement décisif qui de Tours à Clichy, insuffle au Parti communiste français une dynamique totalitaire fondée sur un double fantasme : la création d’une contre-société communiste qui produirait un homme nouveau prolétarien débarrassé de l’esprit petit-bourgeois, et la formation sans cesse remise sur le métier d’un révolutionnaire professionnel pur et parfait, entièrement dévoué au Parti au sein duquel il épuise sa raison d’être. Ce processus totalitaire, cette compression de la personnalité réduite à sa seule existence révolutionnaire, n’attendit pas pour s’enclencher une éventuelle prise du pouvoir qui en France ne vint jamais : il repose au contraire aux origines mêmes du Parti communiste français, dont il constitue au moins pendant les années 1920 le projet sans programme. Son élaboration et sa mise en œuvre sont dans une large mesure le fait de la gauche du premier communisme français. Cette gauche, qui donne à ces années décisives leur tour si particulier, ne ressemble en rien à ses homologues ouvrières amenées après la bolchevisation à gouverner le Parti. Meurtrie par la guerre, ascétique et brillante, elle est dominée par des personnalités fortes et soucieuses de leur indépendance, et pourtant déterminées à forger un parti discipliné, intransigeant et soumis aux directives de l’Internationale, comme Souvarine, Monatte, Rosmer, Treint, Girault. C’est elle qui paradoxalement met en place les pratiques et les institutions partisanes qui finalement eurent raison de sa cohérence problématique. Destinés à régénérer un socialisme souillé par ses compromissions du temps de guerre, ces mécanismes étaient inspirés à la fois par l’exemple du Parti bolchevique, par les réalisations supposées du nouveau pouvoir rouge en Russie, et par le mythe du révolutionnaire professionnel ascétique tel que Lénine et Trotsky l’incarnaient à ses yeux. Sa volonté d’imposer en France ce modèle révolutionnaire complet est bien plus qu’une imitation ; c’est la réponse très nette à l’injonction intime faite par les circonstances au vieux socialisme embourgeoisé de retrouver sa vocation révolutionnaire.
Ces retrouvailles furent rêvées pourtant sur des modes bien distincts. La droite et le centre du nouveau Parti, ralliés au bolchevisme au nom d’un espoir à la fois nébuleux et authentique de régénération miraculeuse du socialisme, s’étaient bercés de l’illusion qu’il s’agissait de créer un nouveau parti délesté simplement de ses éléments indésirables, et dans lequel il serait temps de revenir après une détestable purge à une politique authentiquement socialiste, ressourcée par la grâce du verbe révolutionnaire. La gauche du Parti, animée d’un ressentiment suspicieux et d’une crainte tenace de la dégénérescence du neuf si douloureusement enfanté, n’était guère portée à voisiner avec ces prétendus communistes dont elle avait de si mauvaise grâce acceptée l’adhésion. Aussi avait-elle consciencieusement fourbi les armes institutionnelles qui bientôt lui permirent de relancer à l’en croire le processus indéfini de purification révolutionnaire du Parti, au moyen duquel elle espérait forger une « cohorte de fer » de révolutionnaires complets déterminés à détruire la société honnie. Loin d’elle l’idée qu’elle imitait servilement les bolcheviks : elle en admirait l’exemple, et s’en inspirait pour donner à ses espoirs un début de réalisation, dans le mépris complet des civilités et des traditions socialistes de délibération démocratique qui avant-guerre, avait permis de maintenir vaille que vaille l’unité socialiste. Elle installa donc dans le Parti cette persistante pratique de l’anathème, de l’exclusion et de l’autocritique que l’Internationale, profitant de ses dissensions nées de querelles de doctrine et de personnes, devait utiliser pour la mettre à son tour au pas. La découverte tragique de sa vulnérabilité eut raison de sa cohérence et des certitudes de ses meilleurs représentants : car ascètes, les hommes de la gauche du Parti n’en étaient pas moins animés par l’orgueil légitime de militants qui se sont faits eux-mêmes, mal disposés à abandonner des libertés qu’ils avaient refusées à d’autres. Tous, finalement, se sont mépris sur les desseins de l’Internationale, confusément déchirée dès la fin de 1923 par des querelles dont les uns et les autres savaient inégalement tirer un profit politique. Décrire cependant leur fidélité parfois aveugle comme une soumission, un reniement pur et simple à leur indépendance, c’est manquer de saisir la force du sentiment internationaliste, qui constitue une clef essentielle pour la compréhension de ces parcours. L’ordre de valeurs qu’il impose, nimbé d’un puissant sentiment d’honneur prolétarien qui nourrit l’espoir d’une nouvelle patrie universelle, interdit d’expliquer par l’étroitesse des intérêts des attitudes arbitraires et brutales qui trouvent en fait dans la passion internationaliste leur justification difficile.
Sous bien des aspects, l’histoire du premier communisme français peut être lue comme une lamentable série de désillusions et de méprises. C’est du moins comme telle qu’elle fut vécue souvent par ses principaux acteurs, de Ludovic-Oscar Frossard à Boris Souvarine. Le cas est idéal-typique pour l’historien qui se penche sur le phénomène historique de l’épuisement des passions et des convictions révolutionnaires. A l’évidence, cette lassitude si difficile à retracer finement naît de l’improbable confrontation du réel et de l’idéal, qui use les forces et éreinte les certitudes les mieux trempées. Dans une large mesure, le premier communisme français a accouché des institutions et des pratiques qui assurèrent au Parti une longévité inattendue pour un parti révolutionnaire. Inattendue en effet, dans la mesure où l’indéfini report de la révolution sociale ne pouvait qu’épuiser la dynamique du pur « mouvement » que jusqu’à la bolchevisation, le Parti français avait constitué. De fait, à la fin de 1924, la première génération de communistes français avait été engloutie par ses propres excès.
La stabilisation dogmatique de l’idéal communiste, le renouvellement des générations que le Parti érige en mode de gouvernement, la solidification des institutions issues du premier communisme français enfin comptent sans doute parmi les raisons profondes qui contribuent à cette ténacité exceptionnelle. Aucune d’entre elles n’est étrangère cependant à cet idéal de régénération révolutionnaire qui dès sa naissance habite le communisme français : elles en prolongent au contraire l’histoire. La bolchevisation peut être en effet considérée comme une tentative de sortie des apories révolutionnaires dans l’impasse desquelles le premier communisme français s’était épuisé. La création d’un puissant appareil de Parti permit de rémunérer des fidélités jusque là maintenues par leur seule ardeur. Elle substituait ainsi à l’exaltation vacillante la sûreté de l’intérêt vital. Ce faisant, elle ne supprimait pas le caractère totalitaire de l’entreprise ainsi conçue. Elle lui donnait désormais un tour bureaucratique. L’ascétisme bureaucratique communiste, dont il faut chercher dans l’idéal fondateur de régénération révolutionnaire l’origine véritable, secréta un mode particulier de régulation du Parti dont l’histoire est pour l’essentiel encore à faire.

(1) Branko LAZITCH. « Aspects internationaux de la scission de Tours ». Est&Ouest, n°458, 16-31 décembre 1970, p.8-10, p.9.
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