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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
1- Régénération et totalitarisme
1- Régénération et totalitarisme

L’espoir d’une régénération révolutionnaire de l’homme et du corps social par le socialisme n’est pas une idée neuve au sortir de la Première Guerre mondiale. Tout au long du XIXe siècle, les différents courants socialistes français, utopiques ou marxistes, en ont tous conçu le projet, sans jamais parvenir à le réaliser. La Révolution française avait fait de l’idée de régénération la compagne intime de l’idéal révolutionnaire ; le socialisme, qui espérait achever l’œuvre révolutionnaire ainsi rêvée, était par conséquent habité en son fond même par le désir de donner naissance, par la révolution, à un homme régénéré à son aise dans la nouvelle société socialiste.
Ce désir, mis en sommeil par la lente construction de l’unité socialiste qui s’ébauche dans la dernière décennie du XIXe siècle, n’a pas déserté le giron du socialisme français à la veille de la guerre : alors qu’il quittait les rives de l’utopisme groupusculaire pour affronter les difficultés concrètes nées de la montée en puissance du mouvement ouvrier, le socialisme travaillé par les progrès de la forme-parti n’avait pas terrassé en lui cette attente profonde, tapie au cœur du style de vie socialiste façonné par un long siècle de luttes et d’organisation. Endormi, cet espoir est brutalement réveillé par le choc de la guerre.
A bien y réfléchir, seule l’idée de révolution recelait la force nécessaire pour offrir au conflit une sortie épique à la mesure de son horreur. Le socialisme français, qui avait apporté en masse son soutien à la bonne marche de la guerre, retrouvait soudain ses vieux accents révolutionnaires, en même temps qu’il prenait le chemin de la division. Ainsi, lorsque renaissait à la lueur d’Octobre 1917 l’espoir d’une révolution européenne, le socialisme français était irrémédiablement affaibli et courbé sous le poids de la mauvaise conscience. Dans le « scindement complet » du socialisme français qui dès ce moment se prépare, une minorité grandissante aiguise sa détestation d’une majorité qui s’amenuise à mesure que les buts d’une guerre à laquelle cette dernière a suspendu son devenir apparaissent ridiculement étriqués aux yeux de la génération du feu. Aussi est-ce sur le fond de son éclatement annoncé que le socialisme français redécouvre la force de l’exaltation révolutionnaire. La préparation de la révolution qui vient de l’Est réclame que le vieux corps socialiste, « gangrené » par ses compromissions avec le pouvoir « bourgeois », soit délesté du poids mort de son « opportunisme ». La guerre ainsi fit naître au cœur du courant socialiste minoritaire un projet de régénération révolutionnaire du socialisme dont l’achèvement fantasmé précèderait l’éclatement d’une révolution sociale immense et violente, à l’image de la guerre qui devait l’engendrer. C’est à la faveur de cette naissance que se rencontrèrent le socialisme français et l’universalisme révolutionnaire bolchevique.
L’espoir d’une régénération du vieux socialisme français meurtri par le conflit s’est formulé à l’ombre de l’expérience révolutionnaire russe. Jamais pourtant cette dernière ne s’est livrée aux socialistes dans sa pureté virginale. Le socialisme français, au moins jusqu’à la veille du congrès de Tours, est demeuré largement aveugle aux réalités et aux intentions du bolchevisme. Aussi est-ce au prix de larges ignorances qu’il a conçu pour ce dernier une admiration puissante, nourrie de l’espoir immense d’une révolution ouvrière victorieuse et de l’authentique fascination pour un ascétisme révolutionnaire efficace incarné par les fortes figures de Lénine et Trotsky portées par les événements à la pointe du mouvement révolutionnaire mondial. Ces ignorances furent le terreau fertile sur lequel se bâtirent l’influence puis l’emprise que le bolchevisme imposa par le truchement de l’Internationale aux partis nouveaux qu’il aida à naître sur les ruines des socialismes traditionnels ébranlés par la guerre. Jamais le bolchevisme ne s’imposa de vive force au socialisme français ; il en pénétra subtilement les nervures, pour en rompre la cohérence dès lors que les tensions qu’il y avivait devenaient intolérables. De ce point de vue, le bolchevisme est essentiellement un art de la scission politique : il se love au cœur des tensions politiques et personnelles naturellement secrétées par le jeu partisan, pour en exacerber les enjeux et en tirer un profit politique révolutionnaire. C’est pourquoi il parvient, dans la confusion née des querelles engendrées par la guerre, à faire éclater une unité que bien peu de socialistes étaient volontairement déterminés à abandonner. L’insistance avec laquelle il remue les amertumes et la mauvaise conscience offrait à son pouvoir de fascination un renfort puissant qui seul lui permit de parvenir à ses fins politiques en cette fin des années 1910 dominée par le souci d’étendre la révolution, avant que les événements de 1921 ne contraignent le nouveau pouvoir soviétique à tenter simplement de survivre.
Cet acharnement des bolcheviks à porter le fer là où les blessures d’honneur saignent le plus vivement nourrit chez bien des socialistes le sentiment que le temps est venu de régénérer un parti souillé par sa participation à l’Union Sacrée. Cette régénération révolutionnaire du socialisme qu’ils appellent de leurs vœux est de fait, profondément intime, affective et sentimentale : elle plonge dans cette part muette de l’activité politique située au-delà des calculs partisans et des réalités institutionnelles, au cœur même des convictions et des pratiques qui ensemble, définissent une attitude, une façon d’être socialiste que n’épuise pas la diversité des courants qui traditionnellement traversent le socialisme français. Cette nécessité intimement ressentie ne se traduit pas cependant en termes univoques. Elle se ventile pour l’essentiel en deux attitudes contradictoires entre elles. L’une rêve d’une « régénération miraculeuse » (1) du socialisme français débarrassé de son opportunisme décidément détestable. Majoritaire dans le Parti socialiste, cette sensibilité réservée à l’égard des vertus de la scission et de la dispute marche à reculons vers la rupture de l’unité dont elle pressent le caractère inéluctable mais à laquelle elle ne peut se résoudre, par attachement aux traditions socialistes. L’autre s’est inventé un projet de régénération ascétique et révolutionnaire du militantisme socialiste qui espère accoucher d’un Parti rendu à lui-même et d’un révolutionnaire complet, entièrement dévoué à une révolution non plus verbale mais active et permanente. L’une aspire, dans la reconstruction d’un entre-soi socialiste-communiste, à un retour au même une fois liquidés les douloureux affrontements du temps de guerre, et sacrifiée une victime expiatoire qu’on trouvera en Longuet ; l’autre désire de la scission qu’il prépare ardemment le commencement d’une entreprise radicale et nouvelle, ascétique et salvatrice, qui donnerait naissance à une « cohorte de fer » de révolutionnaires déterminés forgés sur le modèle bolchevique. Incompatibles dans leurs visées, ces deux attitudes constitutives du premier communisme français ne tardèrent pas à s’affronter. Doublé des querelles de tendances et de fractions qui le recouvrent, cet affrontement fondamental dessine une histoire complexe, qui donne au premier communisme français une apparence trompeusement confuse et tâtonnante.
Au cœur de cet idéal régénérateur, reposent de fortes prédispositions au totalitarisme, nées de la guerre ou héritées du socialisme traditionnel, qui donnent à ce moment décisif de l’histoire du socialisme français une cohérence inaperçue jusqu’ici. Les dégager constitue l’autre versant de notre réflexion, contrainte pour y parvenir à dépasser le cadre étroit des fantasmes de quelques intellectuels de gauche extrême pour explorer les recoins institutionnels et sociétaux du nouveau Parti en gestation. Enjeux partisans, dispositifs institutionnels et ancrages sociaux sont autant de directions que nous avons voulu baliser pour entamer l’histoire de ce passage complexe d’un sentiment exalté de régénération révolutionnaire, à sa traduction concrète et durable en institutions partisanes qui donnent au parti communiste français son visage si particulier. Le passage de l’exaltation révolutionnaire dirigée vers la régénération du socialisme traditionnel, à la concrétion de pratiques et d’institutions partisanes capables de former à toute force des militants complets dont elles compressent la personnalité constitue le cœur de notre sujet, et réclame de l’historien qu’il mette en évidence de nombreuses médiations.
Régénération, totalitarisme et homme nouveau ne sont pas des concepts synonymes et substituables. L’historiographie a trop longtemps négligé d’en éclairer les rapports complexes. L’historiographie du communisme elle-même n’a porté qu’une attention timide aux concepts d’homme nouveau et de régénération révolutionnaire, quand elle ne leur refusait pas toute pertinence. Cette indifférence générale, à laquelle Annie Kriegel elle-même devait contribuer, s’est vue contrebattue par différents travaux dont les avancées demeurent encore mal accordées. L’historiographie du communisme la plus récente telle qu’elle se renouvelle dans la continuité des travaux de Stéphane Courtois et de Marc Lazar, l’historiographie de la Révolution française inspirée des travaux de François Furet et de Mona Ozouf, l’historiographie du fascisme et du nazisme enfin (2) ont en effet ouvert de fécondes pistes que l’histoire du communisme français se montre encore réticente à emprunter.
Par sa double nature, tantôt ascétique, tantôt miraculeuse, la régénération est un sentiment politique qui bien qu’authentique et intimement ressenti, est pour partie inconsistant. Il est la conséquence naturelle du malaise, de l’imperceptible gêne, de la mauvaise conscience née de la guerre et des compromissions qu’elle avait imposées au socialisme rallié à la Défense nationale. En lui s’exprime l’authentique besoin militant de puiser à nouveau aux sources mythiques d’un socialisme originel pour retremper ses certitudes, se dégager des compromissions immédiates imposées par le réel, et rendre le socialisme à sa vocation révolutionnaire. C’est sous sa facette ascétique révolutionnaire que ce sentiment présente des prédispositions très fortes à épouser un projet totalitaire dans lequel elle aperçoit le moyen fantasmé de parvenir à ses fins révolutionnaires.
Cet ascétisme révolutionnaire se nourrit d’une part du rejet viscéral des civilités et des traditions démocratiques et républicaines dans lesquelles il ne voit que des succédanés de l’esprit petit-bourgeois qui à la faveur du socialisme de guerre a perverti le Parti et ses élites. Cette haine tenace contre les manières bourgeoises et la délibération démocratique – qui constitue le principal argument, dans le camp des ralliés à la IIIe internationale, pour justifier l’abandon de la représentation proportionnelle (RP) au sein du parti – n’est en rien inspirée du bolchevisme, qui se contente en la matière de l’entretenir : appuyée sur une vielle pente socialiste, en particulier guesdiste (comme le démontre l’exemple de Cachin) qui s’accommode mal des progrès de la forme-parti, elle est ravivée par la guerre et les pratiques d’Union Sacrée qui ont enchaîné les destinées du socialisme aux conditions d’une paix bourgeoise sans mesure avec l’ampleur de la catastrophe née d’août 1914. Il s’alimente d’autre part à la substitution précoce du culte de la jeunesse à l’idéal de justice tel qu’il habitait jusqu’alors le socialisme français. C’est par ce biais que la nécessité intimement ressentie d’une régénération révolutionnaire et ascétique du socialisme et du corps social ouvre la voie à la réalisation d’un projet de formation d’un homme nouveau qui en constitue un prolongement possible.
L’idée d’homme nouveau, profondément ancrée dans la modernité européenne en ce qu’elle suppose que la nature humaine est pétrissable et malléable à souhait, repose sur un projet de « totalisation » de la personnalité humaine. Elle vise à réduire à toute force celle-ci à sa seule et unique utilité révolutionnaire. Elle ambitionne de résumer l’individu à une unidimensionnalité révolutionnaire par l’abandon à la fois forcé et volontaire des habitudes, des attaches, des amitiés et des dispositions de caractère qui ensemble, définissent son moi particulier. Aussi l’idée d’homme nouveau est-elle essentiellement habitée par l’idée de sacrifice volontaire et exalté à la cause révolutionnaire posée comme fin évidente et ultime de la vie même.
Dans sa version communiste, elle est double, en ce qu’elle est enserrée dans les apories imaginaires du temps révolutionnaire déchiré entre la destruction indéfinie de l’ancienne société vermoulue, et la construction patiente du nouveau. La destruction de la société détestée réclame du Parti qu’il forme des spécialistes de la destruction, des révolutionnaires professionnels dévoués corps et âme à la cause révolutionnaire : telle est la figure majeure du léninisme. Mais la construction du nouveau, qui pose au bolchevisme une question inédite dont il découvre l’infinie difficulté dès lors qu’il se hisse au pouvoir, impose de donner naissance à une génération nouvelle de communistes parfaits, jeunes ouvriers vigoureux formés dans l’esprit communiste pour bâtir dans l’enthousiasme la société socialiste. L’idée d’homme nouveau souffre donc à son tour d’une contradiction qui, dès lors qu’elle lui interdit de se réaliser pleinement, alimente son ardeur à s’incarner à toute force : elle se nourrit de l’éternelle résistance que les hommes et les choses opposent à l’avènement de ses désirs. Elle est obsédée par la menace de la dégénérescence du neuf que la persistance insoutenable de la vieille société fait peser sur le nouveau si laborieusement engendré. Cet idéal d’homme nouveau dès lors prolonge l’ascétisme propre à la régénération révolutionnaire par la discipline de soi-même qu’il réclame et le contrôle permanent d’autrui qu’il impose : il allie à l’ascétisme sacrificiel constitutif du sentiment régénérateur un ascétisme inquisitorial considéré comme le moyen le plus sûr pour assurer la constance et la fidélité révolutionnaires des militants du Parti. Dans ce passage de l’intime conviction de la nécessité de la régénération du socialisme au projet rationnel et précis de création d’un homme nouveau, le militant communiste donne à sa passion révolutionnaire un tour logique et ordonné qui érige en norme collective une rigueur jusque là imposée à soi seul. Il rationalise une ambition enfermée dans l’intimité militante qu’il impose comme pratique partisane étendue dans l’exaltation générale aux proches, aux amis, aux camarades de Parti. En cela, l’idéal d’homme nouveau pave le chemin du totalitarisme qui fixe en institutions et en pratiques rigides ces prédispositions portées par l’enthousiasme.
Le totalitarisme en effet consiste à enrégimenter l’enthousiasme pour incarner au moyen de pratiques et d’institutions partisanes les aspirations « totales » et les désirs de renouveau. Ces considérations nous amènent à poser l’hypothèse selon laquelle le totalitarisme, loin d’attendre la prise du pouvoir pour tenter de se réaliser, est essentiellement un processus : c’est dans l’incandescence des intentions que le totalitarisme puise d’abord sa force et sa raison d’être. A mesure qu’il épuise cette incandescence par la compression puissante de la personnalité qu’il organise, il génère des institutions, s’ancre dans la réalité des pratiques et du quotidien, envahit les sphères fragiles de la famille et du foyer, de l’Etat et de la société. Le totalitarisme commence par la coalition délirante des enthousiasmes, mais c’est par l’organisation implacable de son emprise qu’il se prolonge et tente de survivre à leur dissipation. Le totalitarisme, à ses origines, est un pur « mouvement », un appétit d’enthousiasmes, un groupement d’affinités révolutionnaires (le Bund de la sociologie wébérienne) enkysté dans la société démocratique. Nourri des ressentiments et des espoirs suscités par l’époque, il puise dans la fascination qu’il suscite la puissance suffisante pour se doter d’un caractère de masse : il étend dès lors à la société toute entière les méthodes et les pratiques imposées à des partis qui en ont sur eux-mêmes éprouvé les vertus.

(1) Mona OZOUF, L’homme régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p.119.
(2) Voir tout particulièrement Michael BURLEIGH, The Third Reich : A New History, Londres, Pan Book, 2001, et Emilio GENTILE, La religion fasciste, Paris, Seuil, 2001 ; voir également les actes non publiés du colloque « L’homme nouveau dans l’Europe fasciste (1930-1945) ». Fondation Nationale des Sciences Politiques. 16-17 mars 2000. On le voit, cet effort historiographique demeure circonscrit à la droite, au sein de laquelle cette figure de l’homme nouveau semble plus facilement discernable qu’au sein du communisme.
2- L’histoire du premier communisme français
 

 
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