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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Émile Vandervelde 1905
Émile Vandervelde, Député au Parlement belge

Sous l’impression des polémiques soulevées par le récent discours du citoyen Hervé, le comité de rédaction de La Vie Socialiste vient d’adresser à ses collaborateurs une série de questions, dont la première, et la plus importante, est à peu près formulée comme suit :
un socialiste, internationaliste par définition, peut-il être, en même temps, patriote ?
Pour répondre à pareille question, de manière à ne pas créer des malentendus et des équivoques, il importe, tout d’abord, nous semble-t-il, d’analyser le sentiment complexe que l’on est convenu d’appeler patriotisme.

Nous y trouvons, en effet, mélangés dans des proportions diverses et variables, trois éléments principaux : 1° L’attachement au pays où l’on est né et au peuple qui l’habite ; 2° le dévouement au souverain, héréditaire ou électif, qui sert de symbole à la nation, ou aux institutions politiques et sociales qui lui donnent son individualité ; enfin, 3° l’hostilité ou la méfiance à l’égard des autres nations, considérées comme étrangères.

De ces trois éléments, le premier n’est évidemment pas incompatible avec l’internationalisme.

J’aime le pays où je suis né. Je me sens, par la force des choses, plus rapproché de ceux qui l’habitent, par la communauté de langue, d’éducation, de traditions historiques, que des peuples avec lesquels je n’ai jamais eu que des relations fugitives, intermittentes, rendues difficiles par la diversité des idiomes.

Mais où ce sentiment s’arrête-t-il ? Peut-il être délimité par des frontières ? Coïncide-t-il même avec les frontières politiques ? Un habitant du pays de Mons, ou de Tournay n’est-il pas bien plus près d’un habitant de Lille, de Roubaix, de cette ancienne Belgique qui s’appelle la Flandre française, que d’un Flamand de Bruges, de Gand ou d’Anvers, avec lequel il lui est souvent même impossible d’avoir la moindre conversation ?

Ainsi entendu, le patriotisme, si l’on peut appeler patriotisme le seul attachement à la terre patriale, le patriotisme, dis-je, n’a rien d’exclusif. La patrie n’est pas un cercle fermé. Elle ne s’arrête pas, pour le travailleur belge, à Quiévrain ou à Herbesthal. Son centre est en chacun de nous ; mais sa circonférence n’est nulle part.

Aussi pour que le patriotisme devienne chose plus précise, plus tangible, plus exclusive, faut-il que l’attachement au pays natal – ou bien, pour les immigrants aux États-Unis, par exemple, à la terre d’élection – se combine avec le second élément dont nous avons parlé : l’attachement aux institutions politiques et sociales, la conscience que l’on a le bonheur de faire partie d’une association nationale, supérieure – au point de vue du patriote, tout au moins – aux autres associations nationales dont les intérêts sont distincts, ou même antagonistes.

Et, alors, la question se pose en ces termes : peut-on dire qu’il y ait vraiment association entre les ouvriers et les bourgeois d’un même pays ? Étant donnée la similitude approximative des conditions de vie, dans toute l’Europe occidentale, y a-t-il plus d’intérêts communs entre les prolétaires et les capitalistes de la France, de l’Allemagne, de la Belgique, de la Suisse, qu’entre les travailleurs de ces divers pays, organisés internationalement ?

Or, à cette question, il n’est pas un prolétaire conscient qui ne réponde : Belge, Allemand, Suisse ou Français, je me sens infiniment plus près des travailleurs français, suisses, allemands, belges, mes compagnons de souffrance et de lutte, que des capitalistes de mon propre pays, qui me dominent, qui me surmènent et qui m’exploitent :

« Notre ennemi, c’est notre maître ; je vous le dis en bon français ».

Mais, dira-t-on, ce sentiment de solidarité internationale entre les ouvriers de tous les pays n’empêche pas que les institutions politiques ou sociales d’un pays déterminé. puissent être préférables à celles des pays voisins.

Méconnaître ce fait, ce serait renouveler, sous une autre forme, l’erreur qui consiste à dire que tous les partis bourgeois, radicaux, libéraux, cléricaux, ne forment qu’une seule masse réactionnaire.

Certes, il est évident - et qui le contesterait ne serait pas socialiste - que dans tous les pays capitalistes, le prolétariat est victime de la même exploitation, et qu’à ce point de vue, il est assez indifférent pour les travailleurs d’être Français, Belges, Suisses ou Allemands.

Seulement, ce n’est pas un motif pour prétendre - comme le fait Hervé - que monarchie et république, suffrage universel ou suffrage restreint, liberté politique ou semi-absolutisme, soient choses à tel point secondaires, que, contre une agression du dedans ou du dehors, des institutions démocratiques ou républicaines ne vaillent pas la peine d’être défendues, fût-ce les armes à la main.

Autant nous trouvons naturel que les prolétaires russes applaudissent au succès des armées japonaises, qui seront peut-être funestes au Japon, mais qui donneront, sans doute, à la Russie un régime politique supportable, autant nous trouverions légitime que le prolétariat se défende contre une agression du tsarisme, ou que les prolétaires français recourent à la force pour ne pas devenir, comme les Alsaciens, des sujets de Guillaume II.

Ainsi entendu, ce qu’on pourrait appeler le « patriotisme défensif », heurte sans doute les théories christiano-anarchistes de Tolstoï, sur la non-résistance au mal, mais il n’a rien d’incompatible avec les principes internationalistes du socialisme. Insister, d’ailleurs, sur ce point, serait enfoncer une porte ouverte, puisque, dans tous les pays, la social-démocratie propose – en attendant la suppression des armées – la création de milices nationales.

Quant au patriotisme agressif, nationaliste, impérialiste, à cet esprit de méfiance, de convoitise et d’hostilité, qui constitue le troisième élément du sentiment patriotique, est-il besoin de dire que c’est l’honneur du socialisme d’en avoir toujours été l’irréductible adversaire ?

Si l’on entend par patriotisme, non pas l’attachement au pays natal, ou le désir légitime de défendre, contre les agressions réactionnaires, des institutions libres, mais la haine de l’étranger, la croyance naïve à une supériorité de la nation dont on fait partie sur celles qui n’ont pas le privilège de vous compter parmi leurs citoyens, le loyalisme à l’égard d’un régime gouvernemental qui consacre et consolide l’exploitation du prolétariat pas les classes maîtresses, nous le disons bien haut, patriotisme et socialisme sont deux choses qui se contredisent.

C’est ce que Marx et Engels constataient, naguère, en des termes auxquels nous ne trouvons rien à ajouter ou à reprendre dans ce passage célèbre du Manifeste communiste :
« Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut pas leur ôter ce qu’ils n’ont pas. Sans doute le prolétariat doit tout d’abord conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationale souveraine, et se constituer lui-même en nation ; et, en ce sens, il est encore attaché à une nationalité. Mais il ne l’est plus au sens de la bourgeoisie.
Déjà, le développement de la bourgeoisie elle-même, le libre échange, l’universalisation du marché, l’uniformisation de la production industrielle et les conditions d’existence qu’elle entraîne, effacent par degrés les démarcations et les antagonismes entre nations.
La suprématie du prolétariat les effacera plus complètement et une action combinée du prolétariat de tous les pays civilisés, tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation.
À mesure qu’on abolira l’exploitation de l’homme par l’homme, l’exploitation des nations par les nations aussi s’abolira.
L’hostilité des nations entre elles disparaîtra avec l’antagonisme des classes dans la nation. »


Bref, la patrie ne fut d’abord que la cité ou la province, et ceux qui fondèrent les nations furent des révolutionnaires. La patrie, c’est aujourd’hui la nation, et ceux qui fondent l’Internationale sont dénoncés, eux aussi, comme des révolutionnaires. La patrie, ce sera, demain, la Fédération européenne et américaine, tandis que déjà, parmi les horreurs de la guerre dans l’Extrême-Orient, s’élabore notre plus grande patrie de l’avenir, qui ne connaîtra plus de frontières, car elle s’étendra à toute la planète.
 

 
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