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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Léon Blum, 1848, 2e partie
Même conclusion pour ce que j’ai appelé la démocratisation internationale.
Le mouvement avait, de Paris, gagné la France, et de la France, l’Europe entière ou presque.
Toutes les nationalités opprimées et tous les peuples asservis, secouaient le joug : les trônes tombaient l’un sur l’autre comme des châteaux de cartes : l’insurrection populaire triomphait à Milan, à Venise, à Rome, à Berlin, à Dresde, à Vienne, à Prague, à Budapest.
Le symbole de cette “chute immense des tyrans”, comme disait Hugo, est la fuite du vieux Metternich, le maître et le mentor de l’Europe depuis près de trente-cinq ans, quittant Vienne aussi furtivement que Louis-Philippe avait quitté Paris. C’est qu’en réalité la vieille Europe monarchiste et autocratique s’effondrait aussi complètement, aussi totalement que la France censitaire et oligarchique.
Elle aussi n’était qu’une ruine vermoulue et destinée à disparaître sous le choc de la mutation révolutionnaire. Les hommes du congrès de Vienne, Alexandre, Metternich, Castleraegh, l’affreux Talleyrand, l’avaient reconstruite arbitrairement sur les bases de la légitimité et de la Sainte-Alliance, tout comme si la Révolution et l’Empire n’avaient pas existé. Elle était à contre courant de toute réalité. Elle ne s’était maintenue que par la contrainte militaire et policière. Elle avait résisté à grand peine à la secousse de 1830. Elle était privée maintenant de toute capacité de résistance et, en effet, elle ne résistait plus. La démocratie politique pouvait et devait s’installer partout. Pour la première fois - et aussi pour la dernière, car cette “lune de miel” ne devait plus se retrouver - les mouvements d’émancipation nationale coïncidaient exactement avec les mouvements de libération démocratique : indépendance et liberté se confondaient.
Toutes les démocraties, toutes les nations opprimées se sentaient solidaires les unes des autres.
On pourrait fournir, là-dessus, des textes à foison. Tous les documents du temps concordent.
Vous entendrez, tout à l’heure, le Chant des Ouvriers, de Pierre Dupont : “Quand les ouvriers se retrouvent dans un de leurs rares instants de repos, ils boivent ensemble à l’indépendance du monde”.
Et j’ajoute qu’un consentement à peu près unanime en Europe désignait la France, la France de la grande Révolution, la France de février 48, comme l’inspiratrice et comme le guide de ce mouvement universel.
Ainsi, pour me résumer, il est exact qu’une révolution sociale, au sens marxiste, eût été, il y a cent ans, une construction arbitraire, une construction, pour reprendre la formule de M. Morazé, “contraire au Destin”. Mais il n’en était pas ainsi ni de l’instauration d’une république démocratique, et “socialisante” en France, ni de la démocratisation internationale, ni de la fédération des démocraties libres d’Europe.
Et ce qui était une construction encore plus arbitraire, contraire à la fois à Destin et à Jupiter, c’était le rétablissement par la force d’une monarchie césarienne en France, c’était la restauration en Europe d’une autocratie autoritaire oppressive à la fois de l’indépendance et de la liberté des peuples.
Elle était si bien arbitraire qu’elle a été abattue sous les coups conjugués de Jupiter et de Destin, abattue à nouveau chaque fois qu’elle a voulu se relever, en France et en Europe, sous une forme ou sous une autre. Et nous avons assisté, il y a trois ans, à son écrasement définitif.
***
Mais alors, pourquoi les événements ont-ils suivi un cours tout différent ?
Pourquoi la démocratie politique avait-elle abdiqué en France dès avant la fin de 1848, en attendant d’être ramassée, trois ans plus tard, dans les paniers à salade du 2 décembre ?
Pourquoi les démocraties nées en Europe de l’insurrection des peuples sont-elles tombées à leur tour comme des châteaux de cartes sous les coups du Tzar Nicolas et de ses acolytes, le Roi de Prusse, les aristocrates autrichiens à la façon de Windischgrätz et de Schwarzenberg.
C’est ici que l’erreur, que la faute des dirigeants français de 1848, apparaît.
D’abord, ils étaient gravement divisés.
Le gouvernement provisoire était un gouvernement tripartite. Le groupe le plus modéré et le plus nombreux, le National, celui des hommes de gouvernement ; le groupe radical de la Réforme, dirigé par Ledru-Rollin ; le petit groupe ouvrier de Louis Blanc et Albert, vers lesquels Ledru-Rollin penchait parfois. Le chef effectif est Lamartine, traversé d’illuminations géniales, mais versatile et susceptible, soucieux de son personnage et de sa gloire, sans prévoyance forte et sans fermeté tenace.
Mais cela est relativement accessoire. Voici, selon moi, l’explication profonde de leur impuissance et, finalement, de leur échec.
Les uns et les autres, les radicaux de la Réforme, comme les libéraux du National et Louis Blanc lui-même à certains moments, ont été victimes d’une psychose. Ils ont été obsédés et égarés par le souvenir de la grande Révolution.
A leur époque, il faut s’en rendre compte, l’histoire de la Révolution n’était encore que très partiellement et très partialement connue. Elle l’était par Thiers, par Mignet et surtout par les Girondins de Lamartine, le plus grand succès de librairie du temps.
Or, à l’inverse de la théorie clemenciste du Bloc, il y a eu pour les hommes de 1848, la bonne et la mauvaise Révolution, ou plutôt la bonne et l’horrible. La bonne est celle de la Constituante et des Girondins : Danton lui-même en est exclu. L’horrible est celle de la Convention et de la Terreur, celle de Robespierre, de Marat et, à plus forte raison, de Babeuf, dont le livre récent de M. Buonarotti vient de ressusciter la mémoire. L’idée qui les obsède et qui les égare est la peur d’apparaître comme les continuateurs de la Convention et de Terreur. Ils s’efforcent à tout prix d’exorciser ce souvenir affreux aux yeux de la France et de l’Europe.
Or, pendant les grandes crises publiques, il n’y a pas de mobile plus redoutable et plus pernicieux que la peur. Même quand c’est la peur d’avoir peur. Même quand c’est la peur de faire peur, d’autant plus qu’en ayant peur de faire peur, on crée la peur.
Eux, sont obsédés et égarés par la peur de faire peur, de faire peur à un secteur quelconque de la société française, de faire peur à l’Europe, ils s’écartent avec effroi de tout ce qui pourrait être interprété comme conduisant à la dictature terroriste, comme ressemblant à la gestion quasi-irresponsable des comités, comme offrant la plus légère liaison avec le communisme “babouviste”, comme comportant le moindre danger de guerre idéologique, bien qu’en réalité la guerre idéologique de 1792 ait été, comme Jaurès a été le premier à le faire remarquer, l’oeuvre des Girondins contre Robespierre.
C’est ainsi qu’ils seront conduits à écarter un plan de réforme sociale assimilable pourtant par la démocratie bourgeoise, et qu’ils s’appliqueront à éviter toute intervention en Europe.
C’est ainsi qu’ils rompent l’attache avec le peuple ouvrier, le plus ferme soutien de la République, et c’est ainsi qu’ils laisseront écraser l’un après l’autre, les mouvements et les gouvernements démocratiques en Europe.
L’obsession est si puissante qu’elle leur inspire même un doute sur la légitimité du pouvoir qu’ils exercent. Ils détiennent une dictature de fait qui leur a été remise par le peuple de Paris. Aucun autre pouvoir n’existait plus en France et il fallait bien combler cette vacance de légalité. Rien n’était plus naturel, plus nécessaire. Cette obligation de fait équivalait à une légalité. Mais c’était la première fois qu’une telle situation se présentait en France car, en réalité, pendant la Révolution, la souveraineté des Assemblées s’était succédée sans interruption.
En 1830, l’institution monarchique et la Chambre élue étaient demeurées en place et le changement s’était limité à la substitution de la pairie viagère à la pairie héréditaire, et de la branche cadette à la branche aînée dans la famille royale.
Est-ce l’absence de précédent qui inspire au gouvernement provisoire de 48 les scrupules timorés que ne connaîtra pas, par exemple, le gouvernement provisoire de 1870.
Je ne sais. Toujours est-il que son désir visible est de limiter au strict minimum la durée de son existence, de remettre, au plus tôt, ses pouvoirs à une Assemblée régulièrement élue et, en attendant, de s’interdire autant qu’il le pourra toute initiative qui puisse être tenue pour une usurpation.
Les conséquences de cette disposition sont allées loin et elles ont lourdement retenti sur le destin de la République. La pression des ouvriers de Paris a obligé le gouvernement provisoire à proclamer la République, non sans quelques réticences. Le gouvernement a promulgué le suffrage universel parce qu’il était résolu à convoquer les élections le plus tôt possible et qu’il fallait bien prescrire d’autorité un système électoral.
Ces deux résolutions suffisent d’ailleurs à consacrer sa mémoire. Elles ont été prises dans les dix premiers jours, ainsi que la limitation de la journée de travail pour les adultes, ainsi que la création des ateliers nationaux. Ensuite, le gouvernement se bornera à expédier les affaires courantes qui, à dire vrai, ne sont pas commodes, et Seignobos pourra constater que, sauf l’envoi de quelques commissaires extraordinaires, le gouvernement provisoire a laissé entièrement intacte la structure et le personnel administratifs que lui avaient légués les monarchies. La destruction des cadres du régime aboli n’a même pas été envisagée.
Ce qui sépare le gouvernement provisoire de Blanqui et de ses amis, c’est essentiellement cette tendance à résigner d’avance le pouvoir révolutionnaire que le peuple leur a confié et le différend sur les élections est de même nature.
On pouvait - et c’était probablement le parti le plus sage - les faire tout de suite, dans le remous de la révolution, pour une prise d’acte et une légitimation immédiate du fait accompli, en devançant le mouvement de réaction provinciale et rurale que Tocqueville a décrit d’une façon si pénétrante dans ses Souvenirs.
Mais, une fois ce moment passé, la sagesse était d’attendre un peu davantage, d’attendre que la propagande, qu’un commencement d’éducation républicain eût préparé à son devoir civique ce peuple neuf dont l’immense majorité allait voler pour la première fois. C’est ce que demandent Blanqui et les ouvriers parisiens. Le gouvernement provisoire s’y refuse. L’obsession révolutionnaire l’empêche d’exercer son pouvoir révolutionnaire, lui fait perdre de vue les conditions de toute tactique révolutionnaire.
Voilà, je crois, la cause primordiale de l’échec ; c’est la psychose que je viens d’analyser qui a entraîné l’abandon du peuple ouvrier à lui-même et l’abandon de l’Europe à ses maîtres.
Je ne crois ni déformer, ni exagérer. Pour confirmer ce que j’avance, il suffit de se référer à deux pièces décisives : la circulaire de Lamartine prenant possession du ministère des Affaires étrangères, dans laquelle il reconnaît et garantit, en fait, le statu quo politique et territorial de l’Europe, et le compte-rendu de mandat qu’il a adressé le 25 août aux électeurs des dix départements qui l’avaient envoyé siéger à la Constituante et que l’hebdomadaire Les Belles Lectures vient de reproduire avec d’autres documents du temps, précédés d’une introduction du ministre qui a pris l’initiative de cette commémoration, Marcel-Edmond Naegelen.
* * *
J’achèverai en effleurant la plus anxieuse de mes interrogations intérieures, car il y a des problèmes qui, à peine formulés, font reculer comme devant un abîme entrouvert.
Pour fonder en Europe la démocratie internationale, est-ce qu’il ne fallait pas quelque chose de plus ? Est-ce qu’il ne fallait pas risquer la guerre, consentir à la guerre ?
Certes, la non-intervention pratiquée avec fermeté et décision aurait pu suffire. Qu’on ne se trompe pas sur le sens de cette formule : la non-intervention, c’était l’interdiction pour la France d’agir, au-delà des Alpes et sur le Rhin mais, c’était en contrepartie, l’interdiction pour la Russie d’agir en Prusse, en Bohème, en Hongrie, en Autriche, et, pour l’Autriche, d’agir en Vénétie et en Lombardie. C’était la liberté de leur Destin, laissée aux peuples insurgés. Une non-intervention résolue, armée, menaçante, eût peut-être arrêté le Tzar Nicolas, initiateur et instrument de la répression autocratique.
Mais, peut-être, aurait-il passé outre. Il concevait le rétablissement de l’ordre monarchique en Europe comme un devoir sacré et l’idée de la guerre ne l’arrêtait pas. La République française devait-elle, elle aussi, accepter le risque ?
Les hommes de 1848 ont répondu par la négative et j’ai expliqué pourquoi : pour ne pas apparaître comme les continuateurs serviles, les prisonniers de la Grande Révolution. Plutôt que de courir le risque, ils ont laissé Nicolas opérer seul, ils ont laissé passer la chance providentielle de l’Europe. Ont-ils eu raison ? Ont-ils eu tort ? Je pose ici la question, parce que je me la suis posée maintes fois à moi-même. Je me souviens de l’avoir discutée avec Jaurès, il y a quarante ans.
Je disais à Jaurès :
“Un siècle se passera sans que l’Europe retrouve une occasion semblable. Tous les peuples étaient avec nous. Sans doute, l’hypothèse des guerres de l’Empire - et même de la fin de la Révolution - n’était pas encore entièrement levée. Une méfiance subsistait surtout en Allemagne. Mais il dépendait de nous de montrer que la guerre de libération n’entraînait, cette fois, de notre part, aucune arrière-pensée hypocrite de conquête. Elle eût coûté beaucoup de sang. Mais les ouvriers qui sont tombés les armes à la main sur les barricades de Juin, auraient préféré mourir pour l’”indépendance du monde”. Blanqui et Proudhon avaient bien compris que l’intervention résolue en Europe était le plus sûr moyen de consolider la République en France et que la guerre étrangère ferait l’économie de la guerre civile. Robespierre, aux Jacobins, dans le débat célèbre avec Brissot, redoutait la dictature militaire après la victoire. Mais la dictature est venue tout de même, sans la victoire, et les guerres de libération nationale, d’unification nationale, sont aussi venues tout de même. Elles sont venues avec Napoléon III, avec Bismark. Elles ont été faites par la réaction militariste et à son profit, entraînant cette suite indéfinie de revanches (qui se clôt à peine, qui n’est peut-être pas close), au lieu d’être faites par les peuples au profit des peuples et d’aboutir à leur libre fédération”.
Jaurès n’écartait pas ces arguments comme négligeables ; lui-même avait rappelé “l’invocation formidable de Mickievitch”, dans le livre des Pèlerins. “Et la guerre, universelle pour la libération des peuples, donnez-la nous Seigneur”.
Il me citait les vers où Hugo, dans “l’Ode à l’obéissance passive” des Châtiments, s’adresse aux soldats du 2 décembre : “Nous réservions votre effort juste...”
Mais, pourtant, tout en lui résistait, se rebellait. Non, disait-il, c’est Robespierre qui avait raison contre Brissot. C’est Lamartine qui avait raison quand il écrivait : “La République n’intente la guerre à aucun peuple”. Une République ne lutte que contre l’agression pour la défense de son sol. La guerre ne crée pas la paix, la guerre ne crée que la guerre et transmet la guerre de générations en générations, comme la coupe empoisonnée des Atrides se passait de main en main. C’est la Paix, la Paix seule qui crée la Paix, quand elle est fondée sur la justice entre les hommes et sur la justice entre les peuples.
J’achèverai sur ce souvenir que je ne puis évoquer sans émoi.
J’ai sans doute cédé à l’excès à ce besoin chimérique et puéril de refaire l’Histoire après coup. J’ai peut-être commis un tort plus grave qui serait de frustrer les événements et les hommes que nous commémorons aujourd’hui, d’une part de leur grandeur. Mais leur part reste assez belle.
La véritable grandeur, la grandeur impérissable de la Révolution de 1848 et de la Deuxième République, c’est l’espérance immense qu’elle a suscitée, c’est l’aurore de fraternité, - de fraternité civique, de fraternité humaine, de fraternité universelle- qu’elle a fait lever sur le monde.
Lamartine, dans un texte cité par G. Bourgin, a dit : “La République est une surprise dont nous avons fait un miracle”.
Elle n’était une surprise qu’en apparence.
Et le miracle n’a pas été accompli.
Mais il a été annoncé.
Il a été préparé pour d’autres temps.
L’immense espérance n’est pas éteinte.

Léon Blum
 

 
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