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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Patrick Weil RS 23
LA CRISE DU PRINCIPE D’EGALITE DANS LA SOCIETE FRANÇAISE
Entretien avecPatrick Weil
Recherche socialiste n°23 juin 2003 ( à paraître le 15 juillet 2003)

Nous avons demandé à Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS, auteur d’un ouvrage remarqué paru il y a quelques mois, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution (Grasset, 2002), de piloter le dossier événement de ce numéro consacré à l’intégration.

En forme d’introduction aux articles publiés ici, nous lui avons posé quelques questions générales pour situer l’ensemble de la question et revenir sur quelques polémiques récentes.



Une question un peu brutale : l’intégration à la française marche-t-elle encore ?
Patrick Weil: L’intégration est un processus qui, lorsqu’on observe l’histoire de populations qui ont immigré en France depuis un peu plus d’un siècle, ne s’est jamais produit en un jour.

INTEGRATION ET DISCRIMINATIONS
Aujourd’hui, ce qui est en jeu, c’est la situation des populations qui ont immigré le plus récemment, en provenance d’Afrique du Nord, d’Afrique noire, et dont la situation juridique, politique et sociale a été longtemps extrêmement instable. L’intégration se produit en outre dans un contexte national et international de crise économique, de chômage persistant. La dernière fois que cela avait été le cas – dans l’entre-deux-guerres – cela s’était traduit par le retour forcé de milliers ou de dizaine de milliers de travailleurs étrangers vers leur pays d’origine.
Dans les trente dernières années, il y a donc d’abord eu une incertitude sur la situation juridique de ces immigrés installés en France depuis la Libération. Il faut tout de même se rappeler que Valéry Giscard d’Estaing a cherché à faire repartir de force la majeure partie de l’immigration nord-africaine dans les années 1978-1980. Quand on craint de devoir faire ses bagages, on ne cherche pas à s’intégrer, on ne le peut d’ailleurs pas. Dans le même temps, de son côté, le gouvernement algérien a tenu un discours sur le retour jusqu’à 1984, au moment où le Parlement a voté la loi sur le titre unique, qui garantissait un séjour stable à tous les immigrés en situation régulière. Puis s’est ouvert un autre débat sur le droit des enfants d’immigrés d’acquérir la nationalité française aisément par l’effet de leur naissance en France (jus soli). Ce débat a duré jusqu’en 1998, même si, en 1987, le rapport Long qui prônait un droit du sol certes rétréci, mais maintenu, avait convaincu la majorité des partis de droite. Cela fait donc à peine vingt ans que la première génération de l’immigration nord-africaine peut se dire qu’avec une carte de dix ans, elle ne va pas être obligée de repartir. Quant à la seconde génération, elle a ressenti le débat sur la nationalité française comme un signe de rejet. Il faut se souvenir de ces faits pour comprendre le contexte de l’intégration.
C’est aussi la première fois depuis un siècle que des populations immigrées doivent pour s’intégrer affronter non seulement l’apprentissage de la société française mais également faire face au chômage et à la crise. Cela se passe donc dans des conditions plus difficiles, par rapport aux processus antérieurs, qu’il ne faut d’ailleurs pas non plus idéaliser.
Cependant, des questions d’un autre ordre se posent. N’y a-t-il pas des phénomènes de discrimination qui touchent ces populations venues d’Afrique, bronzées ou noires et souvent musulmanes ? Les phénomènes de rejet de la société française de la part d’une partie de ces personnes ne viennent-ils pas d’abord du fait qu’elles se sentent elles-mêmes rejetées ? C’est l’objet d’un des articles de ce numéro, que j’ai demandé à Michel Giraud, qui pointe certains faux-semblants d’un " républicanisme d’inspiration coloniale ". Pour pouvoir se prononcer sur l’existence de discriminations particulières, il est nécessaire de comparer ; par exemple des familles d’immigrants récents à des familles de Français d’outre-mer. Nos compatriotes d’outre-mer ne sont pas des migrants récents et ils sont catholiques ; ils ont donc la religion de la majorité des Français. Pourtant, ils subissent des discriminations ; on s’aperçoit donc qu’il y a un problème qui n’est pas seulement lié à la religion musulmane ou au caractère récent de l’immigration. Notre modèle d’intégration n’est peut-être pas en crise, mais il a des défauts importants qu’il faut corriger.
Quand on constate, par exemple, qu’il y a 5 % de Français noirs et que l’on est loin de retrouver le même pourcentage dans les hautes sphères de l’administration, de l’armée, de la vie politique, des médias, il y a un problème, des mécanismes de discrimination qu’il faut affronter.

UNE DESINTEGRATION DE LA SOCIETE
Mais on doit faire face, aujourd’hui, à quelque chose qui est plus vaste et plus grave : un phénomène de désintégration, de perte de cohésion d’un système de promotion sociale qui – bon an mal an – donnait le sentiment de respecter le principe " à chacun selon ses mérites ", et dans lequel l’école républicaine jouait un grand rôle. J’entends de plus en plus souvent beaucoup de nos concitoyens dire que l’école joue de moins en moins ce rôle, que la coupure entre Paris et pas simplement la banlieue, mais aussi la province, s’aggrave. Dans son dernier ouvrage, sorte de thriller sociologique dont je conseille vivement la lecture1, Alain Tarrius, professeur de sociologie à l’université de Toulouse écrit : " Dans le Roussillon, jusqu’à une période récente, dont se souviennent les personnes de plus de 40 ans, l’espoir d’un avenir meilleur ou d’une entrée dans la vie active s’accompagnait en effet d’un mouvement, depuis les villages et les périphéries, vers les grandes villes comme Toulouse, Montpellier, Lyon et, bien sûr, Paris.[…] En somme, le maillage institutionnel de l’État français fonctionnait alors efficacement dans sa dimension intégrative. Cette situation est aujourd’hui révolue pour la majeure partie des populations rencontrées. Capitale sans rivale, Perpignan, en effet, fait figure de seul et unique recours, en particulier pour les jeunes de milieux modestes issus de vieilles familles de la région ".
Je confirme que cette situation s’est aggravée et qu’elle ne concerne pas seulement la région de Perpignan. En présentant mon livre Qu’est-ce qu’un Français ? dans de nombreuses villes de province, je me suis rendu compte que ce sentiment d’une coupure de plus en plus grande entre l’élite parisienne et le reste du pays s’aggravait et était fondé sur des réalités objectives. On ne sait plus en Savoie ou dans le Puy-de-Dôme, par exemple, comment s’y prendre pour monter à Paris. Les modes de sélection des grandes écoles aujourd’hui sont tels que les enfants des classes moyennes et populaires en sont exclus, et de fait, de plus en plus exclus. Les mécanismes de promotion étaient auparavant sinon plus ouverts, du moins plus clairs, plus transparents. Les professeurs savaient répondre aux élèves et les guider ; ce n’est plus le cas à l’heure actuelle.
On a donc un triple problème d’adaptation à et de la société d’accueil, de discriminations et de désintégration institutionnelle et sociale. Il y a une spécificité de l’immigration pour ce qui est de l’adaptation, mais les discriminations vont au-delà des immigrés et de leurs enfants, et enfin il y a une crise plus générale de l’application du principe d’égalité dans la société française qui est au fondement même de la République.

LA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS
Comment lutter aujourd’hui concrètement contre les discriminations que vous signalez ?
Patrick Weil : Il ne suffit pas de tenir des discours, qui sur la diversité, qui sur l’égalité, et se contenter de déclamations, il faut dans ce domaine agir et savoir ce que l’on veut.
Le Haut Conseil à l’intégration, sous la présidence de Simone Veil, avait en 1998 fait un rapport listant des propositions. Mais, il n’a pas été complètement suivi d’effets. Certaines discriminations sont directes, quand, par exemple, on constate que des chefs d’entreprise refusent d’embaucher des personnes parce qu’elles sont noires ou arabes, ou juives. Elles tombent sous le coup de la loi. Mais il y a aussi des mécanismes indirects, parfois volontaires mais souvent inconscients, comme l’habitude prise par des dirigeants d’entreprise de passer pour leur recrutement par une école particulière. En ce domaine, il faut faire évoluer les habitudes. Ce n’est pas la peine, ce n’est même pas possible, d’aller chaque fois en justice, il faut inciter, réveiller l’attention, faire prendre conscience. Le même phénomène se constate dans de nombreux secteurs professionnels : on ne recrute les stagiaires ou des employés que dans les écoles que l’on connaît ou par relations professionnelles ou familiales. Il y a des méthodes à changer. Les grandes entreprises publiques notamment, qui ont un rapport avec le public, mais aussi les médias devraient donner l’exemple et faire un effort pour trouver des moyens d’assurer une plus grande égalité des chances d’accès à leurs métiers, qui assurerait aussi une plus grande diversité. Aujourd’hui, il ne viendrait pas l’idée à un quotidien national cherchant un stagiaire ou collaborateur d’aller passer une petite annonce en banlieue ou encore à Clermont-Ferrand, Mulhouse ou Pointe-à-Pitre, et pourtant, cet effort n’est pas si difficile à faire. Il y a donc un vrai travail d’incitation, qu’une haute autorité, qui n’a pas été créée par la gauche mais qui va peut-être l’être par le gouvernement actuel, pourrait faire. Je crois beaucoup à ce type d’actions. Il faut une loi pour lutter contre les discriminations directes et indirectes. Mais le temps pris à aller au tribunal est autant de temps de perdu par rapport à des situations qu’une sensibilisation bien menée peut facilement débloquer.
Je pense que des milliers de petites actions additionnées peuvent avoir un impact considérable : le jour où les grandes entreprises, les administrations seront convaincues qu’il leur faut combattre ces discriminations indirectes quand elles procèdent à des recrutements, on aura franchi un grand pas. L’article de Gwénaële Calvès fait ici un point très concret sur l’évolution de la législation française dans ce domaine, mais aussi sur le débat tel qu’il a été posé, notamment entre les grands discours et la réalité des politiques publiques.

Quels sont les chantiers prioritaires pour améliorer la situation ?
Patrick Weil : Les deux terrains les plus urgents sont l’emploi, que nous venons d’évoquer, et le logement. Trouver un emploi permet de se sortir du ghetto dans lequel on est parfois enfermé et pousse à partir habiter ailleurs si l’emploi trouvé est à une distance éloignée. La montée du chômage depuis un an ne simplifie pas la tâche. Là où la discrimination est encore plus forte et souvent clairement raciste, c’est dans le logement privé. Et en ce domaine, on n’a pas beaucoup de moyens d’agir. Car un propriétaire vous dira toujours qu’il a choisi le locataire qui donnait le plus de garanties financières et de sérieux ! Du coup, le poids du logement non discriminé porte sur les organismes HLM trop souvent injustement vilipendés.
Troisième priorité, l’accueil et la formation des nouveaux immigrants qui ont vraiment été négligés. La gauche a fait voter en 1998 une loi libérale, la loi Resada, dont elle savait qu’elle aurait pour conséquence une augmentation de l’immigration légale. En 2001, 106 000 nouveaux immigrants permanents contre 42 000 en 1997, Européens et régularisations exceptionnelles non compris. Et qu’a-t-on fait pour les accueillir ? Rien. Quand on ne parle pas la langue française, on peut difficilement trouver un emploi, communiquer avec ses voisins et comprendre la société française. Quand on est une femme, cela aboutit souvent à rester enfermée chez soi. Quand on doit se reposer sur son enfant qui fréquente l’école pour toutes les démarches administratives, remplir les feuilles de Sécurité sociale, cela prend du temps à l’enfant, qui a déjà beaucoup de choses à apprendre et réussira moins bien, et cela n’aide pas non plus ni la mère ni le père à s’intégrer. Il faut organiser l’accueil des nouveaux migrants, prévoir des cours de langue française quand cela est nécessaire. Des recommandations en ce sens ont été faites par le Haut Conseil à l’intégration dans un rapport remis en 2001 par Roger Fauroux au Premier ministre Lionel Jospin. C’est Jacques Chirac et le gouvernement actuel qui ont annoncé qu’ils l’appliqueraient. Mais le gouvernement n’affecte pas à ce projet tous les moyens qui lui sont nécessaires. Les communes, les régions ont donc ici un grand rôle à jouer. La gauche devrait être exemplaire dans la mise en place de ce type de dispositifs d’accueil au plan local. Aucun maire n’a intérêt à laisser des nouveaux habitants de sa commune sans connaissance de la langue et de la société françaises. Le petit investissement initial que cela représente évitera des dépenses plus coûteuses par la suite et facilitera surtout grandement l’intégration.
La droite semble ainsi faire des choses que la gauche a négligé de faire. Elle agit en tous cas symboliquement. La nomination de deux ministres d’origine nord-africaine, la mise en place d’une Haute Autorité contre les discriminations sont des signes importants de reconnaissance. Je constate également que le Parti socialiste a aussi décidé d’ouvrir ses instances nationales à des jeunes issus de l’immigration. Les symboles sont importants et nécessaires, mais ils ne suffisent pas. Il faut que l’égalité devant la loi et que l’égalité des chances signifient à nouveau vraiment quelque chose pour tous.

Vous releviez que les grandes écoles sont aujourd’hui inaccessibles à une partie de la population. Que pensez-vous, par exemple, de la façon dont Sciences-Po a décidé, pour être plus ouvert sur la société, de recruter des élèves dans les banlieues difficiles ?
Patrick Weil : Du côté des " grandes écoles ", c’est à l’entrée que les choses se passent mal et pas simplement pour les enfants d’immigrés. L’exemple de Sciences-Po Paris est intéressant parce qu’il a provoqué un débat. Quel est le problème de l’IEP de Paris ? Ses responsables ont remarqué que le recrutement social de leur école était de moins en moins représentatif de la société, avec en 1998 81 % des étudiants provenant de milieux sociaux favorisés contre 12,5 % provenant des classes moyennes ou populaires (dont 0,5 % d’ouvriers). Le problème vient des épreuves qui composent l’examen d’entrée. Il y a une matière éliminatoire, la langue vivante, et chacun sait que c’est la matière la plus discriminante socialement. L’autre matière très importante est la culture générale, pour laquelle il n’existe pas de programme de préparation, et qui ne peut s’apprendre " qu’en famille ". Plutôt que de remplacer ces épreuves par d’autres qui puissent se préparer comme celles du baccalauréat, les responsables se sont dit : " On va donner cette image de diversité en allant recruter des élèves dans quelques ZEP ", des élèves " méritants " choisis par des professeurs, qui ne passeront pas l’examen. Face aux procès en légitimité républicaine et démocratique qui auraient pu leur être intentés, puisque c’est une école de plus en plus financée par le budget de l’État, donc par les contribuables, ils ont choisi d’instiller une petite dose de diversité culturelle, tout en maintenant avec le même examen d’entrée la ségrégation sociale. Le message est clair pour la très grande majorité des enfants des classes moyennes, et des classes populaires de toute la France, qui auraient envie d’entrer dans cette école prestigieuse : ils ne pourront, sauf cas exceptionnel, y accéder. Les enseignants qui préparent leurs élèves dans leur lycée de province, quand on les interroge, vivent très mal l’existence de ce barrage infranchissable. Pour moi, c’est du faux modernisme et cette réforme est conservatrice. On a ici fait le choix d’un zeste de diversité pour maintenir le système de ségrégation. On a " changé " pour que rien ne change.
Et la gauche ne doit pas tomber dans ce piège. Elle doit favoriser l’égalité des chances, débloquer l’ascenseur social pour tous, et dans cet ascenseur monteront aussi des enfants de l’immigration ou de nos compatriotes d’outre-mer. L’égalité permettra la diversité alors qu’aujourd’hui la diversité est promue pour empêcher l’égalité. Et si cela ne devait pas être le cas, alors il faudrait prendre des mesures, favoriser par exemple le développement de classes préparatoires dans les ZEP. Mais cela se ferait alors avec une tout autre légitimité. Il ne faut cependant pas oublier que la masse des étudiants continuera d’aller plutôt à l’université, qui reste ouverte à tous. Mais ses moyens se sont considérablement dégradés. Elle s’est paupérisée, beaucoup de ceux qui y entrent en ressortent sans diplôme ou sans emploi, faute de soutien dans leurs études ou d’orientation adéquate. De nombreuses réformes sont donc à accomplir.

DU PRINCIPE REPUBLICAIN D’EGALITE DEVANT LA LOI
Contre un discours ambiant assez sombre, vous semblez en fin de compte faire preuve d’un réel optimisme. Sur quels éléments le fondez-vous ? Et estimez-vous, comme on le lit partout, qu’il y a un problème particulier avec les jeunes d’origine maghrébine, et si oui, de quelle nature ?
Patrick Weil : Je crois à la profonde attractivité du principe républicain d’égalité devant la loi. Dans la conclusion de mon livre, je cite un échange de correspondance entre deux Américains, qui a lieu en mars 1872. L’un, Francis Lieber, est le fondateur de la science politique américaine ; d’origine prussienne, il est très fier de la victoire de la Prusse face à la France en 1870-1871. L’autre, Charles Sumner, leader des antiesclavagistes au Sénat pendant la guerre de Sécession est en revanche un fervent francophone et francophile. Et voilà ce qu’écrit Lieber à Sumner2: " J’ai reçu aujourd’hui de Berlin, un appel à collecter des fonds parmi les Allemands d’Amérique afin de participer à l’édification d’une fondation Bismarck à l’université de Strasbourg. Je vais envoyer un peu d’argent et je suppose que je serai quitte.
Le gouvernement allemand est à l’évidence très attaché à faire de Strasbourg une université de premier rang, ce qui n’est pas sans signifier quelque chose. Les Français l’ont négligé honteusement. Mais ils ont négligé et négligent toujours tout sauf Paris. Et ici encore j’en reviens à ma vieille question : qu’est-ce qui fait que les Français sont le seul peuple capable de convertir des peuples conquis ? Ceux-ci ne reçoivent aucun bénéfice de la France. Et pourtant, ils parlent pour la France. Ni les Allemands, ni les Anglais, ni les Américains… n’y arrivent. Qu’est-ce que c’est ? "
Lieber s’interroge donc sur les raisons qui font que, malgré tout l’argent versé par l’Empire allemand aux Alsaciens, ceux-ci restent fidèles à la France. Sumner avait d’une certaine manière déjà répondu à cette interrogation en se battant, sans résultat, tout au long des années 1860, pour l’introduction dans la Constitution américaine d’un article emprunté à la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen proclamant l’égalité devant la loi. Ce qui faisait l’attachement du Français de Strasbourg à la France, c’était qu’il était l’égal de celui de Paris tandis que devenu allemand il était inférieur au Prussien, à l’Allemand de Berlin, tout comme l’Écossais ou l’Irlandais était inférieur à l’Anglais.
Ce concept d’égalité – entre territoires sous l’Ancien Régime et entre individus depuis la Révolution – est au cœur de cette réussite que Francis Lieber questionnait. Il est aussi au cœur de la réussite progressive des immigrés dans la société française. Reste que ce principe d’égalité devant la loi n’a pas toujours été complètement respecté. Par exemple à l’égard des juifs, des esclaves et des colonisés. Les juifs se sont vu reconnaître l’égalité des droits pendant la Révolution. Vichy les leur a repris et les a persécutés mais du moins ont-ils pu et peuvent-ils rester attachés à la République qui les a émancipés et les a rétablis dans leurs droits, non sans mal, à la Libération. La République a aussi aboli l’esclavage par deux fois en 1794 et en 1848, puisqu’il a été rétabli en 1802.
Il en va différemment des colonisés d’Algérie. Durant tout le temps de la présence française, de 1830 à 1962, ils ont été maintenus dans un statut d’infériorité. La République n’a rien changé, sinon parfois aggravé les choses. Formellement ils avaient la nationalité française, mais c’était une nationalité dénaturée, vidée de ses droits : pour devenir pleinement français, ils étaient soumis à une procédure de naturalisation, réservée en principe à l’étranger le moins socialisé. En un siècle, moins de 8 000 musulmans d’Algérie sont devenus pleinement français. La République proclamait la liberté, l’égalité, et la fraternité, mais pratiquait exactement l’inverse en Algérie, qui était pourtant la France depuis 1848. Aujourd’hui, les enfants d’Algériens nés en France sont pleinement français. Mais le traumatisme transmis par les générations antérieures, et réactivé de manière récurrente dans le débat contemporain, ne disparaîtra pas simplement par l’octroi de l’égalité des droits. Jamais ailleurs qu’en Algérie coloniale la France n’a poussé aussi loin la confusion entre les mots du droit et les choses du vécu, et vidé de leur contenu les termes même de nationalité et d’égalité. Passer ensuite du statut de sujet sans droits à celui de pleinement français est beaucoup plus complexe que d’être étranger et de devenir français. Pour les Algériens et leurs enfants, cette histoire doit être dite et enseignée afin de permettre un double travail de (re)connaissance : les Français de métropole doivent comprendre la méfiance à l’égard des principes républicains proclamés. Pour ces jeunes d’origine algérienne qui ont parfois l’impression que ce qui leur arrive aujourd’hui quand ils sont face à une discrimination quotidienne, c’est la même chose que ce qui se passait au temps des colonies, cela doit permettre de faire la part des faits et des représentations.
Mais ils ressentent à juste titre que leur part d’histoire dans la nation française est assez peu prise en compte. On a parlé beaucoup ces dernières années de la guerre d’Algérie. Je ne suis pas sûr que notre enseignement approfondisse la nature de la colonisation en Algérie, qui n’était pas celle pratiquée dans d’autres colonies. Il y a ici tout un passé à recomposer et à revisiter pour le dépasser.
Sur l’esclavage également, l’enseignement devrait être plus développé. Certes, il n’y a pas eu d’esclavage en métropole. Mais la France a pratiqué l’esclavage et nos compatriotes d’outre-mer sont en grande majorité des descendants d’esclaves. Reconnaître et enseigner cette histoire, c’est aussi une façon d’intégrer. Même s’il n’y a pas eu d’esclaves en Savoie et dans les Côtes-du-Nord, cette histoire devrait être enseignée partout. Pour que nous nous sentions appartenir tous à la même communauté de citoyens, chacun doit pouvoir comprendre donc apprendre l’histoire des autres.
La laïcité, une chance pour la France
La France est dans une situation particulière : elle est le pays d’Europe qui a le plus de musulmans, le plus de juifs, le plus de Noirs (avec les Britanniques), et elle a un modèle de laïcité, de République, assez ancien, qui à mon avis a beaucoup de valeur, et qui continuera de marcher s’il sait s’adapter. C’est un challenge pour elle, mais nous sommes certainement armés pour y faire face.

La laïcité à la française, qu’est-ce que c’est ? Faut-il, au nom de la laïcité, interdire le port du voile à l’école ?
Patrick Weil : Notre modèle de laïcité, transcrit notamment dans la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, s’est constitué dans un contexte particulier qui, bien compris, lui donne sens. C’est d’abord un combat soutenu par les protestants, les juifs, les francs-maçons mais qui n’aurait pas été gagné sans le soutien de la majorité des catholiques, puisque 97 % des Français à la fin du XIXe siècle étaient élevés dans la religion catholique. Ce modèle repose sur l’idée qu’un individu doit être protégé contre la pression de son groupe, de son Église d’origine afin de pouvoir faire librement le choix de ses appartenances. La laïcité française fait de l’État le protecteur de l’individu. Elle le protège dans sa fragilité contre la puissance exorbitante des Églises ou de tout autre groupe. Cela ne veut pas dire que ceux qui veulent aller prier Dieu à l’église, au temple, à la synagogue ou à la mosquée en sont empêchés, bien au contraire : non seulement la loi de 1905 garantit la liberté de conscience, mais elle l’organise dans des lieux fermés pour que chacun puisse en bénéficier. Ainsi, par dérogation au principe de non-financement des cultes, l’État finance des aumôneries dans des lycées avec internats, dans les prisons, les casernes ou les asiles. Mais l’idée est que c’est à chaque individu de décider, et qu’aucun groupe ne doit pouvoir faire pression, que l’État a pour mission de protéger cette liberté de conscience, qui implique aussi la liberté de ne pas être enrôlé dans la religion que les parents, par exemple, au départ de votre vie vous ont peut-être affectée. Ce modèle français de laïcité est donc extrêmement libéral, au sens classique du terme de liberté individuelle garantie par l’État.
Évidemment, un musulman doit pouvoir trouver une mosquée où pratiquer son culte et en même temps un autre musulman qui ne veut pas pratiquer doit en être libre sans être mis à l’index, et éventuellement être protégé. Ce qui intéresse la République, c’est qu’il n’y ait pas de pression sur ceux qui sont plus fragiles, quand ils disent qu’ils ne veulent pas pratiquer une religion. C’est tout le sens du débat sur le voile, de savoir dans quelle mesure il y a une ingérence sur celles qui ne le portent pas.
Dans cette discussion sur le port du voile à l’école, je crois que l’on n’a pas assez distingué la diversité des lieux au sein du bâtiment scolaire. Dans l’école, il y a des salles de cours, mais il y a aussi des cours de récréation, des réfectoires et des aumôneries. À l’évidence, un enseignant ou un chef d’établissement n’aura pas les mêmes exigences en salle de classe et en cour de récréation. La jurisprudence assez souple du Conseil d’État s’applique très bien pour la cour de récréation ou le réfectoire, là où l’autorité est moins présente, où le contrôle des tenues vestimentaires a moins de sens, et où les interactions entre élèves sont plus libres. En revanche, dans la salle de classe, lieu d’enseignement, la présence du professeur est à la fois une garantie de neutralité et de respect pour chacun des individus présents. Tous les enfants y sont protégés. Pour des raisons de civilité, on devrait s’y dépouiller de tout ce qui peut apparaître comme une méfiance à l’égard de l’enseignement ou de l’enseignant et n’a pas sa place dans un lieu protégé. Cela concerne en premier lieu les signes qui marquent la présence manifeste d’une religion, mais aussi le baladeur, les casquettes, ou les lunettes noires. Le voile est un signe parmi d’autres qui n’ont pas leur place dans une salle de classe, de la même manière qu’il ne peut justifier d’être dispensé d’un enseignement.

POLICE ET CITOYENS
Certaines situations se focalisent sur les rapports entre les jeunes et la police. Celle-ci est parfois accusée de ne pas remplir sa mission, et certains jeunes la soupçonnent de tous les maux. Vous avez justement insisté pour que les questions liées à la sécurité et à la police soient prises en compte dans ce dossier sur l’intégration. Pourquoi ?
Patrick Weil : Il n’y a trop souvent que la police qui va dans les quartiers difficiles. La police est chargée de gérer les conséquences de politiques urbaines non maîtrisées et de désastres industriels, elle est souvent l’objet d’une instrumentalisation : certains maires souhaitent l’utiliser pour maintenir une ségrégation physique entre quartiers dans certaines villes, pour empêcher les jeunes de gagner le centre-ville. Pour ceux-ci, elle est l’objet d’une double perception. Elle est à la fois l’image de l’ordre extérieur et répressif. Mais c’est aussi la seule institution qui " s’intéresse " à ces jeunes en échec scolaire, sans emploi, et avec elle s’organisent différentes mises en scène d’actes qui servent à attirer l’attention, comme les bagarres ou les incendies de voitures. C’est là que je crois que la politique de prévention, et l’intervention d’associations sont primordiales. Et ce sont les perspectives d’emplois, de formations qui permettent d’envisager d’autres issues que la dérive vers la délinquance ou le crime. Il faut éviter que la police soit la seule institution présente en permanence dans ces quartiers, c’est pourquoi la gauche avait essayé d’y réintroduire des services publics comme la poste, l’éducation.
Sans me payer de mots, je suis convaincu que le métier de policier est l’un des plus difficiles qui soit. Un policier doit réagir immédiatement à une situation, en se restreignant, en respectant la loi, et en ayant un objectif d’ordre et de sécurité. Et en plus, ces policiers agissent dans le cadre de la loi républicaine, qui ne permet pas de distinguer selon les origines. Il y a eu une adaptation de la police. Elle a mis en place des mécanisme qui permettent tout à la fois de pratiquer certains contrôles " ciblés " tout en respectant la loi républicaine, mais ces mêmes mécanismes, assez souples et flous, que Messaoud Saoudi dénomme dans son très intéressant article " théorie de l’apparence ", ont permis à la gauche, et au ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement, de faire des recrutements ciblés de policiers, ou d’adjoints de sécurité (grands frères, ou autres…), pour justement répondre à ce besoin de renvoyer à la société une image de la police plus conforme à la société telle qu’elle est, notamment dans ces quartiers.
Je voudrais faire une dernière remarque, qui n’est pas anodine. Il m’a paru intéressant dans ce dossier de présenter des travaux de chercheurs très compétents, aux avis parfois différents, mais peu présents dans les débats publics. Chacun sur sonsujet apporte des éléments à un débat qui se laisse parfois submerger et par les passions et par les simplifications. C’est aussi une façon d’élargir le cercle de la discussion et de faire entendre d’autres voix.

Propos recueillis par Frédéric Cépède
 

 
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