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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Rémi Lefebvre, RS 19 (juin 2002)
Le Parti socialiste et les catégories populaires
Quelques hypothèses pour l’analyse d’un divorce consommé


par REMI LEFEBVRE
(maître de conférences en sciences politiques (CRAPS-Lille II))


Le fossé semble s’être creusé entre les socialistes et les classes populaires lors des dernières élections. S’agit-il d’un phénomène récent, conjoncturel ou d’une rupture plus profonde ?

Le divorce entre le Parti socialiste et les catégories populaires a constitué un des cadres interprétatifs les plus prégnants des analyses de la dernière élection présidentielle. Les exégèses médiatiques ou politologiques en ont fait un des “ enseignements ” les plus significatifs du scrutin. Au-delà de l’éclatement et des logiques centrifuges de la “ gauche plurielle ” et de la progression demeurant limitée du Front national, la défaite du Premier ministre sortant sanctionnerait avant tout une méconnaissance profonde des réalités sociales et une déconnexion à l’égard des groupes les plus fragilisés socialement et économiquement. Le désaveu électoral ne souffre aucune contestation. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon les enquêtes, seuls 12% des ouvriers ont voté Jospin contre 14% pour Chirac et 26% pour Le Pen. Les cadres constituent a contrario une des bases électorales du Parti socialiste : 24 % d’entre eux ont voté pour Lionel Jospin au premier tour contre 13 % pour Chirac et 8% pour Le Pen. Entre 1995 et 2002, Jospin a ainsi maintenu son score chez les cadres mais il l’a divisé par deux chez les ouvriers(1). Si on y regarde de plus près, les socialistes apparaissent à la fois déconnectés des fractions déclinantes de la vieille classe ouvrière des usines frappées de plein fouet par les restructurations et les délocalisations, et des fractions montantes du nouveau prolétariat précaire des services, qui se tournent en partie vers l’extrême gauche. Dans le département du Nord, encore très ouvrier, le candidat Jospin perd un tiers de ses voix de 1995. On observe même une nette progression des thèmes et des valeurs de droite chez les ouvriers qui tendent à rejeter le discours redistributif de la social-démocratie et vivent le règlement censé les protéger comme une contrainte ou les charges comme du salaire en moins(2). C’est dire si le poids des catégories populaires apparaît désormais extrêmement minoritaire au sein de l’électorat socialiste même si le PS prétend toujours en défendre les intérêts au nom de la lutte contre les inégalités. C’est cette question du divorce entre le Parti socialiste et les catégories populaires que l’on voudrait ici mettre en question et en perspectives en proposant quelques hypothèses d’analyse qui sont autant de propositions de débat.
Dans ce divorce consommé, la campagne du candidat est sans doute en cause. Gardien au sein du PS d’une forme d’orthodoxie, Pierre Mauroy n’a pas manqué de souligner que le terme d’ouvrier n’apparaissait pas dans le programme du candidat. Le projet socialiste a insuffisamment pris en compte l’insécurité sociale grandissante, la montée de la précarité qui n’est pas seulement sociale mais aussi existentielle, le sentiment d’abandon de pans entiers de la société. Un certain nombre de documentaires de campagne ont cruellement souligné le malaise du candidat lorsqu’il fut confronté en face-à-face aux victimes des restructurations (comme les salariés de Lu-Danone) et son incapacité à donner une quelconque réponse à leurs revendications et à leur souffrance sociale(3). Des observateurs, parfois proches du candidat, ont souligné le primat accordé à la communication et le confinement d’une équipe de campagne hermétique, formé d’experts adressant de manière incessante des notes, parfois concurrentes, au candidat(4). L’Atelier de campagne du candidat socialiste, “ bunkerisé ”, n’a pas mis la cause ouvrière sur le métier. Ce qui faisait dire récemment à un militant d’origine populaire à Lille lors d’une assemblée générale post électorale : “ Un atelier sans ouvrier cela ne peut rien produire de bon. ”
Reste qu’au-delà de la stricte conjoncture électorale, la question renvoie à des enjeux plus structurels. D’abord, s’il s’est accusé lors de la dernière présidentielle, le phénomène n’est pas nouveau. Il avait été fortement souligné lors des dernières élections municipales où le PS avait plus séduit l’électorat “ bourgeois ” ou aisé de Lyon ou Paris que celui des quartiers populaires. On le sait, par ailleurs, l’ancrage du Parti socialiste dans les milieux ouvriers, à la différence de ses homologues européens, n’a jamais été puissant et toujours relativement circonscrit localement (les fiefs du Nord-Pas-de-Calais surtout). De plus, ce divorce n’est pas réductible à l’évolution du Parti socialiste. Il renvoie de manière plus générale à la déshérence des catégories populaires et ouvrières dans la société française. Si le Parti socialiste ne représente pas les catégories populaires au sens sociologique et politique, c’est aussi que ces catégories apparaissent désobjectivées et privées de représentation dans tous les sens du terme. Alors que les ouvriers constituent encore 28 % de la population active et que les “ exécutants ” n’ont pas disparu – loin s’en faut – du monde du travail, la classe ouvrière a aujourd’hui éclaté sous les effets conjugués du chômage de masse et de la précarisation. Cette classe sociale s’appuyait sur la force de collectifs ouvriers enracinés dans une certaine communauté de conditions et une certaine communauté d’intérêts(5). Ces collectifs et ces solidarités collectives au travail se sont désagrégés. Les ouvriers ne sont plus majoritaires dans les usines. Ils se sont tertiarisés et se sont dispersés dans des unités de production de petite taille et souvent dans la sous-traitance. Ils ont parfois l’impression que leurs donneurs d’ordre ne sont plus leurs patrons mais leurs clients, d’où la haine qu’ils peuvent nourrir à l’égard de la société et qui peut contribuer à marquer à droite leurs opinions. Le capitalisme tel qu’il se développe individualise le rapport au travail. La crise de l’identité ouvrière se manifeste notamment dans le refus net de la majorité des jeunes d’utiliser le mot ouvrier pour s’autoqualifier. Le mot d’“ opérateur ”, dont les connotations sont plus mélioratives, lui est préféré(6). La consistance sociale et politique du groupe ouvrier et son autonomie symbolique sont aujourd’hui devenues très faibles. Dans l’espace public et médiatique, la représentation des catégories ouvrières se raréfie ou se folklorise(7). Les classes populaires arrimées traditionnellement au groupe ouvrier longtemps central sont ainsi de moins en moins représentées socialement et politiquement. Tout se passe au fond comme si ces catégories étaient désormais comme rendues invisibles et donc invalidées. Les catégories populaires sont entrées dans une spirale de dévalorisation sociale(8). La forte abstention des ouvriers renforce encore ce phénomène. Leur retrait de l’espace public en fait une simple force d’appoint pour les partis de gauche en place et tout particulièrement pour le Parti socialiste, qui ne semble plus miser sur cette clientèle électorale devenue marginale.
Les relations entre le Parti socialiste et les catégories populaires apparaissent marquées par un triple désajustement lié à des logiques congruentes à la fois idéologiques, sociologiques, culturelles et organisationnelles. C’est autant le discours, les élites et l’organisation partisane socialistes qui ne sont pas en prise avec les catégories populaires. Déconflictualisation du discours, professionnalisation des élites, dévitalisation des réseaux sociaux sont au principe de ce fossé grandissant. Notre propos est ici de montrer que le Parti socialiste ne représente pas ou plus les catégories populaires aux trois sens du terme : il ne donne plus forme à ce groupe, il n’est plus à son image, il n’est plus à même de porter ni ne défendre ses intérêts(9).

La déconflictualisation du discours socialiste
Lors de l’Université d’été de La Rochelle des socialistes en septembre 1999, Lionel Jospin proposait une nouvelle alliance entre les exclus, les classes populaires et les classes moyennes, qui avait été largement commentée(10). Elle témoignait de la persistance dans le discours socialiste d’une lecture de la société en termes de classes sociales par opposition au travaillisme blairiste anglais notamment, marqué par la disparition de ses principes de classement de la réalité sociale(11). Mais les contours de cette alliance sont restés flous et trois ans plus tard force est de constater, à la lecture du programme du Parti socialiste, l’absence de toute production et mobilisation d’une vision clivée du monde social(12). La conflictualité sociale a disparu de la rhétorique socialiste, qui ne s’ordonne plus autour de lignes de force sociologiques saillantes. Les textes du Parti socialiste, produits pour affronter les échéances électorales, décrivent un monde “ irénique ” et “ virtuel ” seulement “ peuplé de non-salariés et de certains salariés moyens et supérieurs(13) ”. Paul Bacot déplore ainsi que les socialistes aient négligé de “ s’adresser aux “petits” salariés en oubliant de leur renvoyer d’eux l’image de travailleurs victimes d’une injuste répartition des ressources sociales ”. L’offre socialiste n’est plus à même de donner une base de politisation des identités et de l’expérience sociales. Elle peine à administrer un sens politique s’articulant sur le vécu social. Le langage socialiste apparaît ainsi largement désouvriérisé. Ce constat renvoie à l’analyse de Stéphane Beaud lorsque ce dernier affirme qu’“ en même temps que disparaît la société industrielle de la France du XXe siècle s’opère, à travers des luttes symboliques, le vieillissement des mots sociaux qui servent à la décrire : ouvrier, patronat, classe ouvrière(14) ”. Le discours socialiste révèle cette obsolescence autant qu’il ne la consacre. Il met hors-champ une partie de la société française.
S’il néglige la figure ouvrière, le projet socialiste n’apparaît pas pour autant complètement désociologisé. Il s’adosse en effet à la vision d’une société d’individus aspirant à l’autonomie personnelle et accorde une large place aux thématiques dites “ post matérialistes ” dans la continuité des mesures prises par Lionel Jospin comme le PACS, la parité... Le projet socialiste rédigé sous l’égide de Martine Aubry porte à l’évidence la marque des intellectuels qui ont contribué à son élaboration et de ce que Michel Wievorka appelle “ les politiques du sujet personnel(15) ”. Ces orientations méconnaissent les inégalités sociales devant le processus d’individuation et l’aspiration de nombreuses catégories populaires à plus de protection alors que la stabilité des statuts professionnels et les structures d’encadrement traditionnelles s’affaiblissent. Le discours socialiste contribue par là même, à son niveau, au processus à l’œuvre de désobjectivation du groupe ouvrier. Il n’est sous-tendu par aucune tentative d’unification des catégories populaires et de mise en sens de leurs expériences sociales(16). Fait défaut un discours qui, sans renouer avec l’ouvriérisme d’antan, pourrait donner sens à l’accroissement des inégalités, qui s’accompagne paradoxalement d’un affaiblissement du sentiment d’appartenir à une classe sociale. Une sémantique est ici à réinventer si l’on admet que pour changer le monde social, il faut changer les catégories mentales qui servent à le penser.
Cette absence de toute conflictualité sociale s’accompagne d’une forte technicisation qui rend le discours socialiste peu lisible, souvent hermétique, opaque aux franges sociales les moins dotées en ressources intellectuelles. C’est là un aspect essentiel de sa faible attractivité. Les témoignages de nombreux militants convergent pour convenir qu’un tel discours n’est pas facile à défendre et à développer dans les quartiers populaires. Nos propres observations lors de la campagne démontrent qu’il est difficile de plaider pour des propositions aussi complexes que “ le pacte d’autonomie ” ou “ le crédit formation ” dans des quartiers où le rapport au politique est lointain et où une désocialisation politique profonde prive les citoyens de schèmes d’appréciation de la réalité politique. De plus, l’audience du discours socialiste est d’autant plus limitée dans les catégories populaires que ceux qui l’énoncent et le portent sont marqués par une distance sociale et symbolique croissante. La prétention à représenter les catégories les plus défavorisées est invalidée sociologiquement. Ce qui amène à la question de la professionnalisation politique.

Professionnalisation politique et distance sociale :
technocratisation et notabilisation du Parti socialiste

La professionnalisation politique n’est pas un processus propre au Parti socialiste. Mais ce dernier participe très largement de ce phénomène qui, rappelons-le, se traduit par l’autonomisation d’une élite politique monopolisant les compétences légitimes et les responsabilités, se révélant fermée sur ses jeux et enjeux propres. Les élites par leur recrutement sociologique se révèlent imperméables aux attentes d’un monde social qu’elles ignorent, dans une large mesure d’abord parce qu’elles n’en sont pas issues. Il n’est pas besoin ici de d’insister sur l’homogénéité culturelle et sociologique des élites socialistes et l’éviction des catégories populaires en leur sein, tant ces évolutions sont manifestes et déjà anciennes.
De manière plus précise, un double processus de technocratisation et de notabilisation est à l’œuvre depuis déjà de nombreuses années, qui cumule ses effets. La crise actuelle du Parti socialiste n’y est à l’évidence pas étrangère. Les élites “ centrales ” (pour faire simple), le plus souvent issues de la haute fonction publique et promues dans les années 80 au Parti socialiste à la faveur de l’arrivée de la gauche au pouvoir, sont caractérisées par l’uniformité de leur trajectoire, de leurs visions du monde, de leurs hexis corporels, de leurs présentations de soi, de leurs dispositions sociales et sans doute de leurs représentations des catégories populaires (le peuple jugé “ rétif ” aux changements et à la “ modernisation ”...). Les propriétés sociales de ces acteurs politiques ne sont pas de nature à susciter l’identification des catégories populaires dont les critères de vote ne sont pas exclusivement et spécifiquement politiques(17). Ce décalage proprement sociologique rend le discours faiblement accessible : “ Ce que tu es parle si fort que l’on n’entend pas ce que tu dis ”, note avec justesse Jean-Luc Parodi. Ces élites centrales partagent un même rationalisme politique qu’il conviendrait d’interroger tant il informe leurs stratégies, leurs catégories de perception du jeu politique et la représentation qu’ils se font des électeurs. Ce rationalisme conduit à penser que les électeurs votent forcément sur la foi d’un bilan, “ en connaissance de cause ” ou ne peuvent que sanctionner la malhonnêteté des candidats qui sollicitent leur suffrage. Sûrs de leur fait et de leurs options, prisonniers de leurs catégories d’appréhension du monde social, une partie des membres du staff de campagne du candidat socialiste ont ainsi pu interpréter la défaite comme le résultat d’“ une communication déficiente ”. Si le message socialiste n’est pas passé et n’a pas fait mouche, ce n’est pas son contenu qui serait en cause mais les modalités de sa communication. Autrement dit, il faut “ réexpliquer ” au peuple ce qui est bon pour lui et qu’il n’a pas compris. Ces dispositions d’esprit traduisent une méconnaissance profonde du rapport du plus grand nombre à la politique. Elles trahissent en d’autres termes une conception a sociologique de la politique. Les socialistes ont aussi oublié que c’est lorsque que la situation s’améliore pour beaucoup que les frustrations s’exacerbent chez ceux qui ne profitent pas encore de cette amélioration.
Les élites “ périphériques ” quant à elles, si elles manifestent des origines sociales plus diversifiées, n’en monopolisent pas moins les responsabilités électives et tendent à perdre le contact avec les quartiers populaires(18). Jamais sans doute le poids des élus locaux au sein du Parti socialiste n’a été aussi fort. Les élus municipaux actuels sont le plus souvent issus de la génération politique promue lors des municipales de 1977 (celle qui remplace alors les notables “ Troisième Force ” de la SFIO). C’est dire si le renouvellement du personnel politique municipal est faible. Le processus de municipalisation et d’institutionnalisation qui affecte les villes socialistes de longue date coupe le Parti des bases populaires qui ont initialement contribué de manière décisive à le porter au pouvoir(19). L’équipe municipale tend alors à se figer en endocratie plus ou moins fermée et peu réceptive aux demandes des catégories populaires. À ce titre, les difficultés que rencontrent à Lille les socialistes dans les quartiers populaires et surtout l’abstention massive qui s’y développe sont emblématiques.
Cette notabilisation va de pair avec une dépolitisation du discours politique local qui s’est développée après 1983 et jamais démentie depuis. L’apolitisme qui est traditionnellement le fait des élus sortants ou en place est souvent de mise sur le plan local : il faut fédérer autour d’un homme, la politique “ politicienne ” n’a pas bonne presse au niveau municipal. Les dernières élections municipales ont été très faiblement politisées par le PS qui a adopté le credo consensuel de “ la proximité(20) ”. Or il faut noter que la politisation des enjeux locaux, dotés d’un degré de réalité élevés pour les catégories populaires, a constitué historiquement un puissant facteur de mobilisation politique de ces groupes. Par-delà ses avatars historiques successifs, le “ socialisme municipal ” permettait de donner un sens politique à l’expérience quotidienne, au vécu local et social, au-delà de l’adhésion abstraite à une offre politique. Cette euphémisation du discours politique sur le plan local contribue sans doute de manière décisive à la mise en retrait des groupes les moins politisés. La politique socialiste sur le plan local n’est plus un facteur d’identification. L’abstention devient ainsi la règle.
Il convient de rappeler que la force du socialisme lorsqu’il a réussi à s’implanter en milieu ouvrier tenait à sa capacité à politiser des formes a priori non politiques d’activités sociales et à donner à l’adhésion le sens d’une dimension existentielle globale. Les opinions des catégories populaires se forment à partir de tout un ensemble d’expériences non nécessairement construites intellectuellement mais en référence directe à l’espace social des relations quotidiennes(21). Les réseaux sociaux qui assuraient la présence du Parti socialiste dans ces milieux populaires apparaissent moribonds.

La dévitalisation des relais sociaux
Les structures partisanes apparaissent enfin inadaptées et inajustées à la représentation des catégories populaires. L’organisation socialiste semble désocialisée et privée des relais qui pourraient servir de points d’accroche avec ces milieux sociaux. L’absence ou la faiblesse des relais sociaux nuisent à la compréhension fine des enjeux sociaux. Au niveau des adhérents et militants, comme au niveau des élus, un décalage sociologique semble se creuser. Les catégories populaires souffrent d’un manque de représentativité sociologique manifeste, qui ne contribue pas à la prise en compte de leurs problèmes. Les résultats de l’enquête du Cevipof réalisée en 1998 sur les militants du Parti socialiste sont édifiants même s’ils ont été peu commentés par les responsables du Parti(22). Ils font apparaître un net embourgeoisement des militants par rapport à l’enquête menée en 1985. Le nombre des employés et cadres supérieurs est stable (plus un point chacun) tandis que celui des autres professions intermédiaires passe de 22 à 25%. La part des instituteurs baisse de 6 points tandis que celle des professeurs augmente de 5. Le recrutement en milieu ouvrier est très faible puisqu’il se situe à 5%. Il baisse de 5 points par rapport à 1985. Le sentiment des nouveaux entrants d’appartenir à une classe sociale est moins répandue que chez les anciens adhérents. Globalement, l’enquête conclut à un renforcement des couches moyennes salariées et à un écart accru avec la structure sociologique de la société française(23). Les salariés précaires, dont la part progresse au sein de la société, apparaissent peu représentés au sein de la population militante. On dénombre en effet 4 % de précaires. Les chômeurs sont tout aussi sous-représentés (3 % de chômeurs parmi les militants). Les liens avec les organisations du monde du travail sont faibles. Plus de 40% des militants socialistes n’appartiennent pas à un syndicat (au mépris, notons-le, de la lettre des statuts). Le déclin du multi-engagement nuit à la représentativité sociale des adhérents et les rend inaptes à saisir les évolutions communes à plusieurs mondes sociaux. Cette évolution s’accompagne d’une progression du capital scolaire des adhérents depuis 1985. Ils sont 10 % à avoir un CEP ou à n’avoir aucun diplôme et 21 % à détenir un CAP, le BEPC ou un diplôme technique équivalent (moins 3 % dans chaque catégorie). La progression est de 3 points pour les détenteurs d’un bac (19 % en 1998) et de 9 points pour les détenteurs d’un diplôme universitaire (33 % en 1998). Le niveau de diplôme s’élève chez les nouveaux entrants dans le Parti. L’attractivité du Parti est beaucoup plus forte chez les cadres que chez les ouvriers comme l’atteste la récente vague d’adhésions, consécutive au “ séisme ” du 21 avril. Les nouvelles adhésions à Lille proviennent en quasi-totalité de milieux sociaux plutôt aisés.
Cette attractivité différentielle selon les groupes sociaux a des causes multiples. Elle est pour partie liée aux évolutions des pratiques partisanes. Il faut évoquer ici les effets pervers de la démocratisation partisane, qui tend paradoxalement à renforcer les coûts d’entrée du militantisme et à durcir la séparation entre “ professionnels ” et “ profanes ”. Depuis le processus de désignation par les militants du candidat socialiste à l’élection présidentielle en 1995, un réel processus de démocratisation de la vie partisane s’est engagé. De nouvelles normes internes tendent à s’imposer qui valorisent la figure du militant, la prise de parole, l’idéal participatif et délibératif. La démocratie partisane tend à devenir “ procédurale ”. Si cette démocratie interne reste formelle (les militants n’amendent souvent qu’à la marge les textes qui leur sont soumis) et suscite une participation souvent limitée (seuls 60 % des militants ont ainsi participé au vote lors du débat sur le dernier projet présidentiel), elle a contribué à modifier un certain nombre de règles et de pratiques et les ressources que les militants peuvent mobiliser au sein du Parti(24). C’est paradoxalement alors que les discours et leur inscription idéologique semblent perdre de leur force et que l’organisation apparaît incapable d’administrer et de diffuser un sens politique que l’essentiel des activités militantes est concentré sur la question des projets ou de l’offre programmatique. Ces règles nouvelles ont des effets intimidants et excluants sur les adhérents populaires et contribuent à renforcer leur sentiment d’indignité sociale et politique, ce qui les encourage à faire défection, à adopter des stratégies d’exit, pour parler comme Albert Hirschman. Les logiques censitaires de la participation politique sont ainsi renforcées. Le registre du témoignage apparaît démonétisé dans la vie partisane. Le “ bon ” militant n’est plus celui qui apporte un éclairage sur ses conditions sociales d’existence ou les difficultés qu’il rencontre dans le milieu social auquel il appartient, mais celui qui “ opine ” et fait valoir un point de vue argumenté et informé. La complexification des débats internes s’accompagne d’un déficit manifeste d’éducation ou de formation qui renvoie lui-même au déclin généralisé de “ l’éducation populaire ”. Dans les sections populaires de Lille, comme nous avons pu l’observer, les textes nationaux font l’objet d’un incessant travail de retraduction et de simplification qui n’empêche pas de nombreux militants de ne plus s’identifier au discours du Parti. Les argumentaires politiques sont de plus en plus difficiles à construire et à diffuser, d’une part parce que les enjeux apparaissent plus complexes et techniques, d’autre part parce que les différences programmatiques sont moins saillantes et les choix de société qui les fondent moins discriminants. Les militants deviennent par là même de mauvais relais.
Les militants socialistes se sont de manière sans doute excessive enorgueillis du bilan gouvernemental. Les plus zélés ont sans doute été ceux qui ont connu les palinodies des dernières années mitterrandiennes et ont pris acte avec satisfaction de l’inflexion à gauche de 1997 et de la rupture avec l’orthodoxie économique des derniers gouvernements socialistes qui avaient conduit selon eux à la défaite de 1993. La croyance unanimement partagée dans la valeur du bilan et son orientation à gauche est solidement enracinée chez les militants socialistes et a pu fonctionner comme un facteur essentiel d’occultation de certaines réalités sociales. La perte de visibilité des courants au sein du Parti a contribué sans doute à figer cette croyance. C’est sur le mode de “ l’injustice ” que beaucoup de militants analysent ainsi la défaite de Lionel Jospin mettant en cause parfois des électeurs jugés peu “ reconnaissants ”. Lors d’une assemblée générale de circonscription à Lille après le premier tour de la présidentielle, une conseillère générale pouvait affirmer, sans susciter de réaction des militants, après avoir stigmatisé la dispersion de la gauche, l’ingratitude des bénéficiaires de la CMU qui n’ont pas voté socialiste(25). Autrement dit, le don gouvernemental appellait le contre-don électoral. Cette simple déclaration traduit bien la manière dont les catégories d’entendement clientélistes se sont imposées comme une grille de lecture centrale du lien politique. Cet auto-satisfecit que les socialistes n’ont cessé de se délivrer a conduit à faire l’économie d’une appréciation lucide de la montée des inégalités, de la progression de la précarité et de la stagnation voire de la baisse du pouvoir d’achat dans certaines catégories sociales. Faiblement en prise avec les catégories populaires, le Parti socialiste n’a pas mesuré la profonde déstructuration qui affecte une partie de la société française.
À cet égard, la mise en œuvre des 35 heures apparaît exemplaire de cette cécité, du manque de clairvoyance des élites socialistes et de leur difficulté à apprécier la situation des salariés les plus fragiles. Les effets induits par l’application de cette mesure dont l’inspiration “ progressiste ” n’était pas a priori contestable ont été mal évalués. Les 35 heures ont conduit dans une large mesure à une baisse du pouvoir d’achat des ouvriers et des employés, à une augmentation de la flexibilité et donc à une détérioration des conditions de travail. Dans les petites entreprises, la réduction de temps de travail a pu signifier “ faire le même travail en 35 heures plutôt qu’en 39, les heures supplémentaires en moins ”. Par ailleurs, comme le note Frédéric Sawicki, “ la précipitation avec laquelle cette réforme a été mise en œuvre dans la fonction publique, sans réforme préalable de l’organisation du travail, n’a non seulement guère satisfait les fonctionnaires mais a eu pour effet d’exacerber le mécontentement des usagers les plus modestes(26) ”. La mesure, pourtant perçue comme symbolique d’un marquage à gauche de la politique du gouvernement, a de fait surtout profité aux cadres en contribuant aux réaménagements de leur temps social, cadres qui constituent au passage un des môles les plus puissants de l’électorat socialiste. Une forme d’ethnocentrisme social a ainsi prévalu dans la conduite de cette réforme.
C’est dire si la déconnexion des socialistes par rapport aux catégories populaires apparaît profonde. On pourrait en multiplier les symptômes. Le renouveau du mouvement social et des mobilisations collectives depuis décembre 1995 s’est produit en dehors du Parti socialiste. Les codes institutionnels, le langage, la culture organisationnelle des socialistes apparaissent éloignés – sinon étrangers – des formes émergentes d’action collective qui renouvellent pourtant puissamment les mobilisations politiques. Au nom du dogme de l’indépendance syndicale, les liens avec les syndicats, historiquement faibles, se sont relâchés. Le recours massif aux sondages traduit la faiblesse des réseaux sociaux qui irriguent le Parti socialiste et son incapacité à mesurer et à produire l’opinion autrement que par des enquêtes. À Lille comme dans d’autres villes de gauche populaires, la multiplication des porte-à-porte pendant les campagnes électorales qui instaurent une “ proximité ” provoquée et par là même artificielle traduit la désagrégation des liens qui s’établissaient dans le passé de manière naturelle et routinière entre les militants et la population(27). Ce type d’interaction active des relations de clientèle non politisantes. De la même manière, la multiplication des structures de concertation et le développement de la démocratie participative peuvent être analysés comme une réponse aux déclins des réseaux traditionnels du Parti fondés sur l’interconnaissance et la communauté de vie28. Le fossé s’est donc creusé entre les socialistes et les catégories populaires et il faudra du temps pour le résorber et tisser à nouveau des liens. Mais les socialistes en auront-ils vraiment la volonté ?
Rémi Lefebvre

Les notes de cet article sont pour la version papier
 

 
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