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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Fuzier, Chili, 1973
Claude Fuzier, L’OURS août-septembre 1973

Un pays de 4500 kilomètres de long sur moins de 200 en largeur, peuplé de dix millions d’habitants. Une bande côtière - plus que de Dunkerque à Tamanrasset - entre un océan immense et une chaîne de montagne d’une hauteur moyenne de 4 000 mètres. Au nord, le climat du Sahara, au centre celui de Nice et celui d’Oslo, au Sud celui d’Islande.

Le Chili. Un peu d’exotisme dans nos mémoires, avec les cap-horniers qui se rendaient à Valparaiso. L’éloignement le plus total, que découvrit une chanson volontairement idiote des années cinquante. Des souvenirs historiques amusants, comme celui de ce Français qui, au siècle dernier, devint empereur d’Araucanie.

Une réputation dans les milieux informés. Le Chili est la seule démocratie véritable de l’Amérique latine ; sauf période exceptionnelle, tous les partis politiques y bénéficient de droits égaux. L’armée n’y fait pas de politique, obéit au gouvernement en place et est la plus sûre d’un continent qui paraît avoir été inventé pour justifier le mot putsch.

Et puis le coup d’éclat de septembre 1970 – un président « marxiste » légalement au pouvoir – avant le coup de tonnerre de septembre 1973 – un président abattu par une armée en révolte.

Beaucoup de choses ont déjà été dites et écrites sur le Chili, sa politique et son peuple. À moins de vouloir se noyer volontairement dans les détails, il faut chercher à dégager les principales informations permettant de comprendre pourquoi une expérience que beaucoup voulaient - dans tous les sens - exemplaire a pu se terminer aussi tragiquement, encore que ce genre de tragique soit courant en Amérique latine.

<B >Les institutions
D’abord, le cadre institutionnel, qui ne peut être négligé puisque la réputation chilienne est d’être respectueuse de la démocratie légale. Le Chili a une constitution de type présidentiel, comme la plupart des pays d’Amérique latine qui copièrent, au siècle dernier, à leur façon, la constitution des États-Unis. Mais les constitutionnalises chiliens ont voulu corriger le régime présidentiel à l’américaine de ce qui leur semblait être des excès de pouvoir pour la présidence. Le Parlement, composé de la Chambre des députés et du Sénat, dispose en effet de droits redoutables sur l’exécutif – alors que celui-ci, privé comme le président des États-Unis du droit de dissolution, manque de l’arme essentielle, comme dirait M. Georges Pompidou.

Premier droit : l’élection présidentielle au suffrage universel direct est à un seul tour. Au second tour est substitué un vote du Congrès (Chambre et Sénat réunis) qui, à la majorité des deux tiers, tranche au cas où l’électorat n’a pas donné à un des candidats la majorité absolue. Deuxième droit : à la même majorité des deux tiers, le Congrès peut en pratique renvoyer le président. Troisième droit : à la majorité simple, le Parlement peut renvoyer un ministre. Quatrième droit : le Parlement est souverain dans le domaine législatif et le veto présidentiel n’est que suspensif.

Dans ces conditions et sans porter de jugement sur la valeur du système, il est évident que le pouvoir réel appartient, en cas de crise, plus au Parlement qu’au président, et qu’un président privé de majorité parlementaire est tôt ou tard voué à l’impuissance, au mieux, au compromis. Lorsqu’en outre ce président n’a obtenu dans le scrutin populaire que la plus forte des minorités et doit son existence au vote parlementaire, ses pouvoirs sont à nouveau rognés. Enfin, lorsque cette majorité parlementaire est d’un courant différent de celui du président, que reste-t-il à celui-ci à moyen ou long terme ?

Dans ce cadre, Salvador Allende s’est trouvé dans la plus mauvaise situation possible. Ayant obtenu un peu plus de 36 % des suffrages alors que son concurrent conservateur frôlait les 35 % et son concurrent démocrate chrétien les 28 %, il lui fallut obtenir, sur la base d’engagements politiques précis, le concours des démocrate-chrétiens pour s’assurer au Congrès la majorité des deux tiers nécessaire à son installation au palais de La Moneda. D’autre part, cette majorité parlementaire peut utiliser contre lui les armes qui étaient les siennes constitutionnellement : à partir de janvier 1972, elle renverra les uns après les autres les ministres et, finalement le président aura eu, en trois ans, à former six gouvernements.

La coalition
Ensuite, les conditions politiques. Salvador Allende, on l’a vu, ne disposait pas au départ d’une majorité populaire. Au cours des trois années, la collation d’unité populaire, qui en avait fait son candidat et qui le soutenait, n’a jamais pu atteindre cette majorité. Elle la frôla le 4 avril 1971, aux élections municipales. où elle atteint 49,75 % des suffrages : ces élections, si elles étaient un succès moral, ne changeaient rien à la situation constitutionnelle. Aux élections législatives du 4 mars 1973, les candidats de l’Unité populaire obtinrent 43,9 % des suffrages, privant l’opposition de la majorité des deux tiers mais lui laissant la majorité simple dans les assemblées.

D’autre part, l’Unité populaire s’était constituée sur des bases politiques qui méritent d’être connues. Ce n’est pas la première fois que des expériences de gauche ont lieu au Chili. En 1938, à la suite de la crise économique qui avait bouleversé le monde, un Front populaire permit au président radical Aguirre de prendre le pouvoir et de le conserver jusqu’à sa mort en 1941. D’importantes réformes sociales furent réalisées, mais la déclaration de guerre et le conflit germano-soviétique divisèrent la coalition. En 1946, Le président Videla s’appuya sur la gauche et fit entrer les communistes au gouvernement, comme un peu partout dans le monde, puis les expulsa en 1948 avec les débuts de la guerre froide. On voit ainsi combien la situation chilienne a toujours été liée, comme en Europe, à la situation internationale.

La détente a donc permis d’envisager au Chili, comme dans d’autres pays, un rapprochement des forces de gauche. Dès les débuts des années soixante se constitue un Front populaire qui enverra Salvador Allende à la candidature présidentielle - et à l’échec. Finalement, après trois tentatives infructueuses ce sera le succès de 1970.

Trois grands partis constituent l’Unité populaire. Le plus ancien est le Parti radical, fondé en 1861, et qui dirigea le premier gouvernement de Front populaire de 1938. Ce parti, qui n’a rien à voir avec le Parti radical français, avait adhéré à l’Internationale socialiste et joua un rôle décisif dans l’élaboration du programme présenté aux électeurs en 1970. Il avait obtenu, pour ce faire, l’approbation de l’Internationale, peu suspecte d’être enthousiasmée par les expériences de Front populaire. Le programme de l’Unité populaire fut donc extrêmement modéré. Il confirma la volonté légaliste dans le cadre de la démocratie bourgeoise, des coalisés. En matière économique, il reprit le programme de la Démocratie chrétienne que le président Frei avait peu appliqué, c’est-à-dire la nationalisation du cuivre et des industries sous contrôle étranger et la réforme agraire. En fait, rien de plus, sinon la promesse d’en faire une réalité.

D’où les résultats électoraux : la Démocratie chrétienne a déçu sa gauche et inquiété sa droite et arrive en troisième position : les conservateurs s’opposent à ce que le programme qu’ils ont saboté avec succès sous la présidence de Frei - et avec la complaisance de celui-ci - puisse devenir une réalité sous l’autorité d’un président « marxiste ».

Les socialistes
Car Salvador Allende porte l’étiquette de « marxiste ». Ce légaliste, humaniste et franc-maçon, est issu d’une famille bourgeoise de Valparaiso. Son métier de médecin le conduit à découvrir la misère des bidonvilles. Il adhère donc aux idées socialistes et il est un des fondateurs en 1933 du Parti socialiste chilien, qui proclame effectivement son attachement aux thèses de Marx. Salvador Allende est marxiste comme l’était Jaurès qui, en outre, aurait lu Lénine : il réalisait en lui-même la synthèse harmonieuse du socialisme scientifique et de la démocratie révolutionnaire (peut-on oublier que la décolonisation de l’Amérique du Sud s’est faite au XIXe siècle sur les bases idéologiques de la Révolution française ?). Le Parti socialiste chilien est à l’image de l’homme, mêlant des tendances qui ne sont contradictoires qu’avec une vue superficielle des choses, parce qu’en fait elles sont complémentaires. Notons seulement que la synthèse est quelquefois plus difficile dans une collectivité que chez un seul individu.

Le Parti socialiste chilien est donc séparé du Parti radical parce que ce dernier lui paraît trop traditionnellement réformiste. Il est également séparé du Parti communiste chilien, à la fois pour les raisons habituelles qui justifient l’existence d’un mouvement socialiste et d’un mouvement communiste, et pour des raisons qui, sans être propres à l’Amérique latine, ont pris sur ce continent une valeur particulière. Une fraction importante du Parti socialiste a été en effet sensible au Guevarisme et à des formes de luttes que l’URSS a entérinées pour Cuba mais auxquelles elle a renoncé dans le reste du continent latino-américain.

Car le Parti communiste chilien joue à fond la carte légaliste. Il sera sur cette question un soutien plus sûr d’Allende, pendant les trois années qui viennent de s’écouler, que ne le seront parfois les propres amis du président. À plusieurs reprises, il dénoncera l’activité des organisations gauchistes, en particulier du MIR (Mouvement de La Gauche révolutionnaire) et ne cessera de rechercher le rapprochement avec les éléments les plus progressistes de la Démocratie chrétienne, en particulier par l’intermédiaire de la centrale syndicale unique, en vue d’obtenir l’adhésion ou la neutralité des classes moyennes.

Cette coalition subira, bien entendu, des tiraillements. Il semble bien qu’elle ait pu les surmonter aux moindres frais. Cependant, le MIR a été une source constante de difficultés, dans la mesure où il poussait - avec parfois le concours de certains éléments du Parti socialiste - des paysans à occuper des terres de façon « illégale », des ouvriers à créer dans leurs entreprises des sortes de soviets et des militaires à agir en face des officiers.

<B >L’armée
Car l’armée s’est révélée finalement une force politique d’importance. L’armée chilienne est peu nombreuse : 75 000 hommes auxquels il faut joindre les 25 000 carabiniers équipés d’armes légères. Les forces actives sont de 24000 hommes pour l’armée de terre, 15 000 pour la marine et 8 500 pour l’aviation. Mais cette armée est supérieurement équipée et entraînée. À la fin du XIXe siècle, elle reçut des conseillers prussiens qui en firent la force la plus sûre militairement du continent sud-américain. Elle dispose aujourd’hui notamment de deux régiments blindés, dix motorisés, de cinq régiments d’artillerie.

Traditionnellement, l’armée chilienne est légaliste. Elle intervint une fois, en 1891, contre le président Balmeceda (qui, lui aussi, se « suicida »), coupable de s’être opposé aux privilèges de l’Église et de la bourgeoisie. Pendant la dictature de Carlos Ibanez, de 1927 à 1931 - la seule dictature chilienne - elle n’eut pas un rôle déterminant. Les adversaires du gouvernement d’Unité populaire surent dès le début de l’expérience qu’il y avait là un maillon à faire sauter : d’où l’assassinat de son commandant en chef, le général Schneider, au lendemain de l’élection de Salvador Allende, provocation d’un groupe d’extrême droite demeurée sans suite. Le nouveau commandant en chef, le général Carlos Prats, accepta le 2 novembre 1972 de devenir ministre de l’Intérieur, ce qui contribua à briser rapidement la grève des transporteurs routiers. D’aucuns pensent que Salvador Allende commit une erreur tactique en associant l’armée au gouvernement, ce qui conduisait à la politiser. En tout cas, Prats sera victime de plusieurs tentatives d’assassinat et après le soulèvement, le 28 juin 1973, d’un régiment blindé, démissionnera avec ses deux autres collègues militaires, pour ne pas rompre l’unité de l’armée. Ce genre d’argument, lorsqu’il commence à pénétrer le corps militaire, peut conduire à d’étranges résultats : il fit par exemple que la plus grande partie des officiers supérieurs espagnols en 1936 se trouvèrent du côté de la rébellion franquiste, y compris lorsqu’ils étaient républicains d’opinion, et qu’en 1940, le général de Gaulle se retrouva pratiquement seul à Londres.

Un nouveau gouvernement avec les militaires sera constitué le 9 août 1973 : à la défense, le commandant en chef Carlos Prats ; aux Travaux publics (le ministère concerné par les transporteurs privés), le général César Ruitz, commandant en chef des forces aériennes ; aux Finances, l’amiral Raoul Montero, commandant en chef des forces navales. Ils démissionneront tous les trois dans les jours qui suivent et, fait plus grave, Prats sera remplacé à la tête des forces armées par le général Augusto Pinochet, principal auteur du coup d’État. L’amiral Montero quitte le commandement de la marine. En revanche le général Ruitz refusa d’abandonner la direction de l’armée de l’air, ce qui lui avait été demandé par le président Allende et entraîna dans sa protestation la quasi-unanimité des officiers aviateurs.

À partir d’août 1973, l’armée, dirigée par les chefs hostiles au gouvernement, sera plus soucieuse de poursuivre les hommes de gauche que les militants du groupe fascisant Patrie et Liberté qui accumulaient les crimes, les attentats et les sabotages sur le territoire chilien. Finalement, malgré la présence chez les sous-officiers et les soldats de nombreux sympathisants de l’Unité populaire, l’armée ayant préservé son « unité », a servi sans défaillance à la destruction du gouvernement légal. Or, pendant les trois années de pouvoir populaire, l’armée était restée telle qu’elle était en 1970, avec les mêmes cadres, les mêmes structures, les mêmes traditions. Sa « neutralité » reconnue et respectée pouvait-elle, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la conduire à rester neutre alors que cette neutralité était un des fondements quasiment théoriques du système de démocratie bourgeoise qu’avait instauré le Chili et que remettait en cause, non pas du point de vue institutionnel, mais du point de vue de l’économie, l’expérience de l’Unité populaire ?

<B >L’économie
À l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende, la situation économique du Chili était médiocre. Le programme de l’Unité populaire, copie à peine grossie de celui de la Démocratie chrétienne, prévoyait la reprise par la collectivité des industries dominées par l’étranger et la réforme agraire. À cela s’ajoutait la volonté d’augmenter les salaires, à la fois pour répondre à des besoins réels des travailleurs et pour assurer une relance de l’économie par une augmentation de la consommation. En 1971, les salaires augmentèrent de 35 à 65 % selon les professions et la hausse du coût de la vie fut de 20 %, à peu près la moitié de l’augmentation des années précédentes.

C’est à l’unanimité que le Parlement vota en juillet 1972 la nationalisation du cuivre. L’accélération de la réforme agraire ne souleva non plus aucune réserve au départ. Mais cette politique supposait une progression importante de la production pour répondre à une demande qui s’était accrue. Or, dès 1972, la situation se détériore et la machine chilienne se grippe.

La production agricole diminue alors que les besoins alimentaires augmentent : cette diminution provient pour l’essentiel de la résistance des dépossédés à qui on a laissé machines et bétails, qu’ils « exportent » vers l’Argentine alors que les nouveaux paysans propriétaires en sont privés. Les investissements industriels diminuent, le capital chilien comme le capital étranger coupant les vivres. Enfin, le cuivre qui représente 70 % du revenu total des exportations rapporte de moins en moins : les cours sont bas, les compagnies américaines poussent à l’embargo et organisent des grèves. Enfin, les nationalisations ont laissé de côté le sort de près de 35000 petites entreprises (plus de 7000 sociétés de camionnage, décisives pour les transports dans un pays immense ayant peu de chemin de fer), ne réglant que celui des 250 plus grandes affaires. La preuve est ainsi faite qu’on peut contrôler 90% de la production industrielle et être désarmé si la collectivité ne dispose pas des services » indispensables.

L’argument selon lequel l’Unité populaire a échoué dans le domaine de l’économie parce qu’elle aurait commis des erreurs, notamment en dressant contre elle les cadres et les techniciens, mérite réflexion. Car s’il est exact que, dans l’agriculture, les nouveaux paysans propriétaires ont manqué de moyens techniques, l’industrie a été privée plus de capitaux que d’hommes, plus de ses prolongements commerciaux que de ses fondements matériels. Par exemple, l’achat de dix mille camions et la création d’un service national du transport auraient résolu certains problèmes.

En fait, le gouvernement d’unité populaire s’est partout heurté à des structures et un appareil qui ne lui appartenaient pas. Élu par une minorité sur la base d’un programme minimum ne permettant pas le passage à une société socialiste, il a heurté dans la pratique la classe bourgeoise et ses compagnons de route par l’affirmation que l’expérience devrait conduire au socialisme, ce qui était inexact, et par la contradiction évidente entre son souci de légalisme et la réalité que constituait la pression de la partie des masses populaires qui s’était convaincue que la marche vers le socialisme était commencée. Demi-succès électoral, demi-programme, demi-mesures : on ne pouvait guère faire plus, faute d’un consensus largement majoritaire. Reste alors posée cette question que Léon Blum aborda franchement avant 1936, au prix d’une formule qu’on lui reprocha souvent : « Nous serons les gérants loyaux du régime capitaliste », mais qui avait pourtant l’avantage de la lucidité alors que le programme du Front populaire, sur lequel s’étaient faits le compromis entre les partis coalisés et le succès électoral, ne comprenait aucune remise en cause des structures institutionnelles, politiques et économiques de la société capitaliste française. Trente-cinq ans plus tard, la leçon parait conserver beaucoup de valeur.

Claude Fuzier
 

 
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