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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Philippe Marlière 2
6. Mémoire historique et mémoires vives du socialisme

Dans quelle mesure les militants socialistes interviewés « se souviennent-ils » de l'histoire du Parti socialiste ? Quels sont les événements historiques qu'ils évoquent spontanément ? De quel poids l'histoire socialiste, codifiée par le parti lui-même à travers ses publications, les discours exemplaires de ses dirigeants, pèse-t-elle sur les souvenirs personnels des militants? Le PS parvient-il à organiser une narration cohérente de son passé qui parvienne à s'imposer à l'esprit de ses militants? Existe-t-il une «culture» ou une « identité » socialiste particulière, identifiable dans le discours de chaque militant? Les militants «connaissent-ils» l'histoire centenaire du PS ? Si tel est le cas, quels événements historiques abordent-ils spontanément?

Il s'agit ici de comprendre les rapports entre Histoire, mémoire historique du parti et les souvenirs « vifs » des militants, tel qu'ils sont articulés dans le cadre de la situation d'entretien. Les socialistes interviewés racontent des histoires — parfois très personnelles — et ce faisant parlent d'histoire ou de l'histoire de leur parti. Il convient de dégager la logique des rapports entre l'histoire « choisie » par le groupe (= mémoire historique) et l'histoire incorporée et remémorée par les militants (= mémoire vive).

1/ Histoire apprise et histoire vécue :

La situation d'entretien permet de mettre à jour les rapports approximatifs et infidèles que les militants entretiennent vis-à-vis de l'histoire socialiste, entendue comme le compte-rendu chronologique, circonstanciée et argumentée des faits majeurs du parti depuis sa création en 1905. En d'autres termes, cette mémoire historique peine énormément à imprimer le discours des militants. Ceux-ci ne se réfèrent guère aux auteurs et théories majeures du socialisme. Pire, le rappel des moments historiques est très largement succint, abstrait, truffé d'erreurs chronologiques et événementielles. Les noms de certains leaders socialistes importants ne sont jamais mentionnés, des confusions quant à l'identité de certains autres peuvent être relevées. Deux exceptions peuvent néanmoins être mentionnées au sein de notre échantillon. Jacques G. et Jean-Pierre I.: le premier est un ancien instituteur à la retraite et au moment de l'entretien, maire de Carmaux. Lw second est le président du district intercommunal. Lorsqu'ils s'expriment sur la vie et la carrière politique de Jaurès, leurs propos sont riches sur le plan des détails historiques, et sont parfois soutenus par des références bibliographiques. Manifestement, les deux hommes ont lu et se sont documentés sur l'œuvre politique et intellectuelle de Jaurès :

« Quand je relis Jaurès à fond pendant les vacances, je ne peux pas croire... On ne peut pas dire que Jaurès aurait été communiste (...) Jaurès était relativement d'accord avec Marx sur beaucoup de points économiques, mais sur les questions théologiques et métaphysiques, non (...). La thèse de Jaurès, je l'ai relue pendant les vacances ». (Jean-Pierre I., président du district intercommunal, adhésion en 1973, section de Carmaux.)

A la question de savoir quels sont, selon eux, «les moments les plus importants de l'histoire du Parti socialiste», les réponses des deux hommes se distinguent de celles des autres interviewees. Ils mentionnent tous deux la même date historique de 1892: la «grève politique» des mineurs de Carmaux qui se battent alors pour faire reconnaître l'élection du mineur Jean-Baptiste Calvignac au poste de maire de Carmaux. Jean-Pierre I. est le seul interviewee qui semble avoir lu les textes philosophiques et économiques de Jaurès. Ses propos reprennent parfois une vulgate des thèses jaurésiennes :

« Jaurès parle du rejet du déterminisme. On refuse une évolution obligatoire, inévitable. Moi, je dis non: tout est tout au départ, mais on a les moyens d'agir. On peut tirer des conclusions du passé, mais, à tout moment, l'homme est prêt à se remettre en question. Tout cela est complètement opposé au mécanisme dialectique et tout. »

Jacques G., ex-instituteur, brosse au début de notre entretien une grande fresque historique des débuts du socialisme à Carmaux. Les références historiques sont correctes, le tableau d'ensemble convaincant. Il parle sans interruption de longues minutes, maîtrisant parfaitement la progression de sa narration. A l'inverse des autres militants de la section de Carmaux, Jacques G. connaît bien le socialisme carmausin sous Jaurès, ses dates importantes, ses acteurs essentiels, et retrace les années Jaurès sur le ton et à la manière didactique du maître d'école qu'il fut, et également sur celui d'un maire habitué à parler en public. S'il est historiquement précis sur ce qui touche à Jaurès, ses propos deviennent très généraux et beaucoup moins structurés lorsqu'il aborde des périodes plus contemporaines de l'histoire socialiste (le Front populaire, la Deuxième guerre mondiale, l'après-guerre, etc.). A l'instar des autres interviewees, Jacques G. introduit alors dans son discours des anecdotes personnelles pour compenser l'insuffisante connaissance de certains événements qu'il a vécus davantage en spectateur passif qu'en acteur:

Pour revenir à 36, vous m'avez dit que vous aviez alors douze ans. Avez-vous des souvenirs de ce qui s'est passé dans le carmausin pendant cette période ?
« Euh, non... Je n'ai que des souvenirs imprécis... J'ai le souvenir de... Il devait y avoir des conflits sociaux auxquels je n'étais pas mêlé, parce que je n'avais que 12 ans, et bon... Je ne comprenais pas... Je vois encore l'image d'une voiture qu'on avait brûlée sur la place Jean-Jaurès... Un véhicule, je ne sais pas quoi exactement... appartenant à quelque dirigeant des houillères... Les mineurs l'avait incendié parce qu'il y avait eu une grève sauvage et que cette grève sauvage avait amené certains excès...» (Jacques G., instituteur retraité, ancien maire de Carmaux (1977-95), adhésion en 1959, section de Carmaux )

Qu'est-ce qui est de l'ordre de la mémoire, du souvenir dans le cas de Jacques G.?: est-ce la narration confiante et argumentée des années Jaurès, ou les propos plus hésitants à propos du Front populaire? Il faut répondre avec Halbwachs que le « récit historien » sur Jaurès n'a que très peu à voir — voire pas du tout — avec un acte de mémoire, tandis que l'épisode du Front populaire s'appuie authentiquement sur les souvenirs du jeune garçon de douze ans qu'il était alors. Dans le premier cas, Jacques G. retrace une épopée qu'il n'a pu connaître que par le biais de la lecture personnelle. Il s'agit donc ici d'une acquisition de l'histoire qui s'apparente à de l'érudition, du savoir. Dans le deuxième cas, Jacques G. était bien présent et se souvient donc du Front populaire. Mais il était alors trop jeune pour s'intéresser aux luttes politiques qui se déroulaient alors, car celles-ci relevaient du « monde compliqué » des adultes. Ses souvenirs de l'événement s'appuient néanmoins sur un cadre de la mémoire intelligible car il a pu frapper l'imagination d'un enfant: l'incendie d'une voiture par les mineurs en grève sur la Place Jean-Jaurès. Ce cadre de la mémoire imparfait permet de replacer l'incident dans son contexte historique, mais sans aller jusqu'à compenser le manque de connaissances historiques sur le sujet.

Jacques G. et Jean-Pierre I. m'avaient été présentés par les autres membres de la section comme les « deux meilleurs connaisseurs de Jaurès », les « érudits du jaurésisme ». Répondant à un étudiant « s'intéressant au socialisme à Carmaux », il n'est donc pas étonnant qu'ils aient cherché « à se montrer à la hauteur » d'une réputation bien établie au sein du groupe. Ce faisant, dans cette partie de l'entretien, ils ne m'ont guère livré leurs souvenirs de militants, mais davantage fait part de leurs lectures érudites relatives au député de Carmaux. Jacques G. et Jean-Pierre I. sont, à tout le moins, les dépositaires d'une part de la mémoire historique du jaurésisme, mais vraisemblement pas d'une mémoire vive tant leur discours apparaît peu en prise ou influencé (à une ou deux anecdotes près) par la communauté affective du socialisme local (l'observation directe, le témoignage de parents, d'amis ou d'anciens militants).
Rachel, une militante lilloise, relève spontanément la différence entre ce qui est de l'ordre du souvenir personnel ou transmis et ce qui est de l'ordre de l'érudition et de l'apprentissage, à travers ces deux extraits d'entretien :

« En 1920, j'avais cinq ans. Bien sûr, la scission de Tours, j'ai lu tout ça, mais mes souvenirs personnels... (...) Parce que, l'enterrement de Salengro, il y a des gens qui vous diront qu'ils y sont allés. Mais, moi, je n'étais pas à Lille à ce moment-là, j'étais à Croix (...). Alors, Salengro, c'était Lille, et puis comme je vous dis, j'étais pas au parti à ce moment-là... Je n'étais pas dans le bain! J'étais à gauche, mais je n'étais pas dans le bain ! » (Rachel, directrice d'école retraitée, adhésion en 1962, section de Lille)

Rachel en a conscience: dans les deux cas (trop jeune lors du congrès de Tours dans le premier cas, ou pas encore membre du parti à Lille, dans le second), elle se trouve en dehors de la communauté affective («Je n'étais pas dans le bain!»). En conséquence, les cadres de la mémoire ne peuvent être trouvés pour se souvenir de ces deux événements. Hors du groupe, ne s'étant pas particulièrement documentée sur le sujet, elle «sèche» : elle se trouve à la fois hors du champ de la mémoire historique, et sa mémoire vive est inexistante.

Dotés d'une mémoire historique très peu développée (peu de lectures politiques, absence de formation politique dans le parti), et d'une mémoire vive faible au sein du groupe (peu d'événements vécus au sein du parti au jour de l'entretien), les plus jeunes adhérents tournent souvent en silence les pages de l'«album de famille socialiste» que je montre à chaque interviewee à l'issue de l'entretien. Ce silence souligne un embarras ou un manque d'intérêt devant des photographies de scènes historiques qu'ils n'ont pas vécues, ou qu'ils ne connaissent pas ou très surperficiellement. Pour les plus jeunes militants, se remémorer les souvenirs de parti peut parfois devenir un test cruel, où l'interviewee se retrouve à devoir justifier une mémoire historique chancellante et une mémoire vive pauvre, et à s'enquérir fébrilement de sa «performance» à la fin de l'entretien:

« Ça te plaît? Ça va? Je ne t'ai pas trop barbé?... » (Marie-Christine, pharmacienne, adhésion en 1988, section de Lille)

2/ Lacunes et idiosyncrasies socialistes :

Que ce soit la faible pénétration des débats théoriques et historiques, l'impact médiocre des courants comme facteur structurant la vie idéologique du parti, « l'identité culturelle » des militants interviewés renvoie davantage à une série de représentations lacunaires et souvent grossièrement argumentées, qu'à une culture auto-consciente qui serait le fruit d'une éducation politique suivie. A ce titre, on peut relever quelques atavismes idéels qui parcourent la mémoire vive des militants les plus anciens: l'anti-cléricalisme laïc apparaît fortement dans le discours de certains militants. Il est, depuis les années 70, contrebalancé par une contre-mémoire chrétienne, toujours minoritaire, mais aujourd'hui tolérée et acceptée par les jeunes du PS.

De fait, une ligne de partage entre militants de la SFIO et militants du PS est perceptible. Les premiers se considèrent les dépositaires des «vrais valeurs socialistes» (unité, discipline, convivialité, ouvriérisme, anti-cléricalisme, lutte des classes) et regardent avec suspicion les « jeunes du PS » de l'après-Epinay. Ces derniers font valoir une culture de parti qui est le reflet de l'évolution sociologique du PS vers les nouvelles classes salariées (pluralisme par le biais des courants, valeurs post-matérielles, telles l'environnement, la liberté sexuelle, la libéralisation des rapports entre parents et enfants, etc.).

Il convient de distinguer deux grandes sous-catégories au sein du courant Epinay: les adhérents des années 70 et ceux arrivés après la première victoire de François Mitterrand en 1981. Les premiers ont souvent été formés politiquement par les luttes de l'Union de la gauche en compagnie du PCF, ont rejoint un parti officiellement marxiste; certains d'entre-eux venant même de l'extrême gauche. Ils ne sont donc pas totalement insensibles au discours «lutte des classes» des aînés de la SFIO, même s'ils ne goûtent que très modérément à la «mystique» du Front populaire. Les seconds sont les plus en butte à l'hostilité des vieux militants: leur qualité de socialiste est souvent mise en doute, et ils disent éprouver du mal à s'intégrer dans un parti trop tourné vers des luttes et une symbolique qui sont, à leurs yeux, en complet décalage par rapport aux enjeux politiques du temps présent.

Il est ainsi possible de conclure à l'existence de différentes sous-mémoires de parti correspondant à des sous-groupes de militants entrés à des moments différents au PS. En outre, on peut noter que ces mémoires sont, dans une certaine mesure, source de malaise, d'incompréhension voire de tension entre les militants d'une même section. C'est à ce titre que nous avons parlé de « conflits de générations » entre militants.

3/ Mémoires ataviques :

Les effets de sociabilité et de réseaux sont dans certains cas exacerbés. On parlera alors de «mémoires ataviques» pour désigner une exposition précoce et durable à un mode de socialisation orienté vers le monde, les valeurs, les références socialistes ou du Parti socialiste. Si ce cas de figure ne concerne pas tous les militants interviewés, il n'est toutefois pas rare. Quand on a un ou deux parents socialistes (ou des grands-parents socialistes), il n'est pas rare que la filiation politique s'effectue pour la génération suivante. Sur-exposé à un environnement socialiste, il semble — en forçant à peine le trait — que le militant est « né socialiste », et que cette identité est davantage le fruit d'un atavisme familial, que d'un processus de socialisation plus hétérogène, progressif et aléatoire. Les socialistes ataviques (et leur mémoire de parti) ont pour cadre de mémoire essentiel la figure exemplaire d'un parent socialiste, individu-modèle, à travers qui et par qui la socialisation politique précoce du militant s'est réalisée.

4/ Histoire locale et histoire nationale:

La rencontre entre Histoire, mémoire historique et mémoire vive est la plus fructueuse quand l'overlap entre les trois, met en scène des événements et des acteurs historiques que chaque interviewee a pu vivre ou cotoyer localement. Ainsi, si dans la mémoire carmausine, Jean Jaurès est omniprésent, la simple mention de son nom est très rare à Lille. Pourtant il fut l'une des plus grandes figures du socialisme français. Roger Salengro, à l'inverse, est inlassablement cité à Lille, mais est ignoré à Carmaux. Il fut également un acteur national lors du Front populaire, événement dont parlent pourtant abondamment les anciens de Carmaux. Le Front populaire suscite des commentaires plus nourris et des anecdotes plus diverses à Lille qu'à Carmaux. On peut estimer ici que Lille, métropole industrialisée dont le maire était Roger Salengro, a vécu plus intensément cette période de politisation que Carmaux, petite cité minière dans une région rurale sans représentant éminent au gouvernement du Front populaire. Ou encore, le souvenir de la guerre d'Espagne est très vif à Carmaux étant donné le nombre de réfugiés républicains qui est venu s'établir dans le Tarn à partir de 1938, alors qu'à Lille, elle est à peine mentionnée.

Dans tous les cas de figure, la rencontre des différentes composantes de la mémoire collective est la plus structurante quand chaque militant a la faculté de pouvoir combiner une contemporanéité à l'événement (Histoire), une socialisation intense dans/à travers le groupe (mémoire historique) et la présence active au coeur de l'événement (mémoire vive). L'enterrement de Roger Salengro à Lille en novembre 1936, fournit l'exemple le plus clair d'un overlap réussi de ces composantes. Pratiquement tous présents ce jour-là, chacun des militants les plus anciens donne un «point de vue» sur l'événement qui est complémentaire de celui donné par un autre camarade. Le procédé permet de retrouver la chronologie de la cérémonie funéraire, depuis l'attente des Jeunesses socialistes dans le froid, leur habillement, la description du centre ville congestionné par l'affluence, les becs à gaz recouverts de crêpe noir, la chanson composée et chantée par les Jeunesses socialistes devant le cercueil de Roger Salengro ou encore les larmes de Léon Blum entraperçues lors de son oraison funèbre. Ici, chaque point de vue est, selon la définition de Halbwachs, la mémoire collective. Il s'agit d'une mémoire collective forte, structurée et très argumentée étant donné que plusieurs acteurs sont là pour éclairer d'une intensité variable le même tableau historique. La variation en intensité dépend bien sûr de la position géographique de chacun (position géographique qui, en retour, leur permet de voir ou de ne pas voir certaines scènes de l'enterrement). Mais elle dépend aussi, selon les termes de Halbwachs, de la place de l'agent au sein de la communauté, c'est-à-dire de l'intensité de l'engagement militant, mais plus largement, de l'engagement affectif dans le groupe. On peut noter que Filomène apparaît la plus touchée par la mort de Salengro. N'avait-t-elle pas, quelque temps auparavant, fait maladroitement tomber un bouquet de fleurs sur les genoux du maire de Lille qui l'avait embrassée? Soixante ans après l'enterrement, Filomène relate cet après-midi de novembre, la voix brisée par l'émotion. Filomène est la seule à me parler des « larmes de Léon Blum ». Peut-être est-elle la seule à les avoir remarquées ? Ce jour-là, elle a perdu beaucoup plus qu'un maire. Sa douleur est vive et personnelle: elle semble relater l'enterrement de son propre père. L'intensité de son point de vue est supérieur aux autres points de vues. Les souvenirs de Filomène sont ici au coeur de la mémoire collective du groupe.

Cette remarque doit nous amener à relativiser, dans une très large mesure, la possibilité de l'existence d'une mémoire nationale du socialisme. Au contraire, nos entretiens montrent que les souvenirs d'événements de portée nationale (Front populaire, Deuxième guerre mondiale, guerre d'Algérie, mai 68, élection de François Mitterrand en 1981, etc.) ne sont remémorés et ne peuvent s'articuler en séquences chronologiquement et factuellement structurées, que parce qu'ils sont reliés au terrain de la pratique locale. Le national est absorbé et ne produit du sens que parce qu'il vient s'intégrer dans une série de cadres mémoriels locaux.

5/ Des cadres de la vie quotidienne :

Les cadres de nature strictement partisans sont rares et façonnent imparfaitement la mémoire politique des militants. Manifestement, la vie de parti dans le sens large du terme (les réunions de sections, les manifestations politiques, les commémorations et fêtes) n'est pas assez intense pour permettre de forger des cadres de la mémoire distincts et suffisamment solides. Une exception à cela: les générations les plus anciennes (Front populaire et immédiat après-guerre) se réfèrent abondamment à leur expérience militante au sein des Jeunesses socialistes (JS). Les entretiens montrent un univers très particulier de socialisation politique fortement structurant à travers des activités tournées vers l'apprentisage de valeurs et d'une « éthique de comportement » (vie en communauté, développement d'un esprit de camaraderie, de solidarité), activités tournées vers l'effort physique et les loisirs (sorties cyclotouristes, camps de nature, compagnies théâtrales, chorales). La formation politique et militante du jeune socialiste n'est pourtant pas décisive, en dépit de défilés et de quelques lectures d'opuscules socialistes dont le militant se souvient très vaguement. Les JS structurent la mémoire car elles offrent un réseau de sociabilité dense, soutenu dans le temps et l'espace (les jeunes militants qui se sont rencontrés aux JS sont pour la plupart restés en contact par la suite et considèrent leurs camarades comme des «amis» ou des « copains » authentiques; Albert et Christiane à Lille qui se sont rencontrés aux JS se sont mariés par la suite). Les réseaux de sociabilité que structurent les JS déterminent clairement la permanence des souvenirs dans le temps en offrant aux militants une série de cadres tangibles pour se remémorer (activités festives et politiques des JS, amitiés fortes qui se nouent à un âge crucial: 16-20 ans). Les contacts entre pairs (un âge, des goûts et des soucis similaires) favorisent l'homogénéisation socio-culturelle du groupe, nécessaire au développement des sociabilités, ce que la section — un assemblage d'individus aux intérêts et habitus très disparates — ne parvient pas à réaliser.

Si la vie de parti semble jouer un faible rôle dans la formation et le rappel des souvenirs, les cadres associés à la vie quotidienne des militants sont inversement déterminants dans la constitution des souvenirs politiques. En particulier, le travail et le rapport au travail fournissent les cadres à partir desquels une « vision du monde » se forme et partant, une socialisation politique est mise en oeuvre. Cas typé, le socialisme minier de Carmaux offre à l'observateur un terrain idéal pour isoler les dynamiques de sociabilité autour du dur et dangereux labeur de mineur. Parce que le travail de la mine divise (du fait des rivalités syndicales ou des luttes patrons-employés) et rassemble (solidarité au fond en cas de coup dur) tout à la fois, il constitue une école de citoyenneté quasiment exemplaire. On peut entrer à la mine «a-politique», mais il est dans ces conditions impensable de ne pas en sortir «politisé». L'adhésion au syndicat est une étape normale dans le processus de socialisation politique. L'activité syndicale et la socialisation politique par le travail sont ainsi des facteurs structurant le passage ultérieur au PS, signe d'une politisation achevée des agents. Dans nombre de cas, le PS ne politise pas les militants, mais il reçoit des individus déjà politisés par la pratique syndicale. Davantage, on peut même avancer que la politisation préalable à l'adhésion au PS est souvent nécessaire pour que l'individu rejoigne le parti.

La sociabilité de parti se fait plus dense et en retour les souvenirs collectifs sont plus forts, autour des temps festifs de la section: les chants et les banquets sont les événements les plus fréquemment repérables d'une telle sociabilité festive. Encore une fois, il faut voir dans ces rapports — et les souvenirs ultérieurs qui en découlent — une dynamique proprement politique dans le sens où elle organise une économie de la vie de section qui implique des rapports extrêmement codifiés et régulés entre militants et dirigeants: le prestige et le pouvoir symbolique que retirent de leur positionnement dans le champ militant les chanteurs ou les « préposés à la mémoire » des sections de Carmaux et de Lille sont réels et ressentis comme tels par leurs camarades. De même, le « socialisme gastronomique » de Louinou à Carmaux peut être considéré comme politique et véhiculant une part de la mémoire collective de la section, dans la mesure où ses activités de cuisinier le placent au coeur des réseaux de sociabilité festifs de la section et du syndicat. Il est lui-même idéalement placé pour se remémorer les temps forts des fêtes socialistes. Davantage, ses repas constituent un cadre de la mémoire de la section fondamental.

6/ Lieux et mémoire collective :

Il est possible de reprendre l'expression de «lieux de mémoire» de Pierre Nora, à condition de lui donner un sens et un contenu beaucoup plus restreints qu'il ne le fait. Des lieux géographiques peuvent en effet jouer le rôle de cadre de la mémoire collective, dans la mesure où le travail de terrain (commémoration, situation d'entretien) montre qu'ils stimulent des souvenirs d'un passé vécu par les acteurs. Les exemples de la statue de Jean Jaurès à Carmaux et de la Coopérative de l'Union de Lille sont, en ce sens, probants. Un «lieu» ne peut être considéré comme produisant des effets de mémoire que s'ils s'inscrit dans le cadre d'une pratique partisane ou politique collective. A défaut de cela, ces lieux ne sont que des lieux morts, simplement investis des souvenirs de l'historien ou du chercheur.

Relever les «effets de lieu» sur la mémoire collective implique de dénouer les fils de la pratique de ces lieux. En d'autres termes, pour saisir dans quelle mesure la statue de Jean Jaurès et l'Union de Lille sont des cadres des mémoires locales, il faut rechercher comment ces lieux ont été pratiqués ou sont encore pratiqués par les militants. Ceci nous amène de nouveau à considérer la mémoire collective comme une succession de «points de vue» sur la mémoire du groupe pris dans une dyamique de réseaux et de sociabilités extra et intra-partisans que seul un travail de terrain et d'observation participante peut espérer révéler.

7/ Permanence et évolution des cadres de la mémoire :

L'observation de deux cadres particulièrement structurants de la mémoire socialiste — à Lille, le Parti communiste, et à Carmaux, Jean Jaurès — m'a permis de dégager les conclusions suivantes:

Dans les deux cas, les tensions qui existent entre la permanence de schèmes anciens de perception et les forces qui poussent à leur renouvellement, ont été montrées. La représentation «a-communiste» du PCF par les militants lillois ne peut s'expliquer que par le souci présent de prendre en compte le déclin politique du PCF, pour replacer le rival communiste à son niveau actuel: celui d'une formation politique relativement mineure qui ne compte plus parmi les concurrents majeurs du PS. A partir de là, la version du passé que donne à lire le cadre PCF s'en trouve sensiblement réaménagée, la narration qu'il propose, modifiée. Cela ne signifie pas que les vieux schèmes disparaissent subitement. Ils subsistent encore sous la forme des représentations classiques «anti» et «pro». Ils sont particulièrement tenaces chez les générations les plus anciennes de militants, marquant ici un effet de génération indiscutable. Chez les générations les plus récentes, la représentation «a-communiste» est plus courante, consistante et argumentée, preuve d'un autre effet de génération: les jeunes militants qui ont rejoint le PS dans les années 80 n'ont connu qu'un PCF devenu le deuxième parti de la gauche, loin derrière leur parti, et non pas la force idéologiquement et électoralement dominante que le PCF fut de l'après-guerre jusqu'au début des années 70.
Au fur et à mesure que le déclin ou la stagnation du PCF se précisent, il est possible d'émettre l'hypothèse suivante: le PCF comme cadre de la mémoire des socialistes lillois va continuer à perdre de son intensité à l'avenir, et progressivement cesser d'être l'un des repères les plus structurants de la mémoire socialiste locale.

A Carmaux, les «cadres de la sanctification jaurésienne», s'ils continuent de structurer fortement les souvenirs des anciens militants, ne stimulent plus que très médiocrement les plus jeunes générations de militants. Chez les premiers, le cadre Jaurès continue de remplir un rôle structurant car il renvoie à de l'histoire vécue et pratiquée (récits directs de parents ou de grands-parents qui ont vu, entendu ou «suivi» Jaurès). Chez les militants les plus jeunes, le rapport pratique à ce cadre s'efface. Pour les aider à re-créer le souvenir de Jaurès, il ne leur reste que des «traces» de mémoire historique (les cérémonies de commémoration sur la Place Jean-Jaurès, les 31 juillet). Comme le rapport au cadre devient moins personnel, moins passionnel, les plus jeunes militants percevoivent Jean Jaurès avec davantage de recul que les anciens, ces derniers semblant presque englués dans un rapport pratique et hyper-émotif au personnage.

Le spectacle « son et lumière » organisé à Camaux autour de la vie de Jean Jaurès (en août 1994), a également permis de souligner un des aspects importants du travail des cadres de la mémoire. Le «volontarisme de la mémoire», c'est-à-dire la tentative de réactiver, par le biais d'un événement exceptionnel, un cadre qui stimule de moins en moins bien la mémoire vive des militants. Cette démarche ne peut produire que des effets limités et non durables. Le volontarisme de la mémoire, dans le cas du spectacle «Ils ont tué Jaurès!», propose une narration historique relativement didactique, mais trop sommaire pour permettre aux militants d'approfondir leur connaissance du sujet.

Par ailleurs, l'effet de cet événement est faible dans la mémoire vive des militants dans la mesure où le spectacle agit sur eux comme la lecture d'un livre historique, c'est-à-dire sur le mode de la leçon donnée que le récepteur est censé comprendre et retenir: les militants ne sont exposés à la mémoire historique que le temps du spectacle, ce qui est trop bref. Davantage, « l'illusion d'authenticité » que le spectacle met en scène n'échappe pas aux militants-mineurs qui viennent visionner l'événement davantage en récepteur-consommateur qu'en acteur-militant. Le spectacle est perçu comme tel car il tente de re-créer un monde (la mine carmausine du début du XXe siècle) et des luttes politiques (la construction de la verrerie d'Albi, l'affaire Dreyfus, la Première guerre mondiale, etc.) qui ne trouvent pas de référent pratique direct. Dans ces conditions, s'investir dans ce spectacle reviendrait à accepter consciemment de «jouer au mineur à l'ancienne», ce que la plupart refusent par peur de se couvrir de ridicule devant leurs pairs, «de passer pour une femmelette» en faisant l'acteur, d'entrer dans le «monde artistique», un univers assimilé par nombre d'entre-eux au «monde des snobs et des bourgeois».

Le cas de ce spectacle illustre les effets très limités des commémorations festives sur la mémoire vive d'un groupe. Plaquées articiellement dans le temps et sur un lieu donné, elles ne parviennent que médiocrement à frapper les esprits ou à structurer les mémoires, car il leur manque cet élément fondateur dans l'acte de mémoire et du souvenir: la pratique de l'histoire, devenue histoire sociale incorporée par les militants.

7. Conclusion

Les vertus heuristiques de la «mémoire collective» sont donc réelles à condition d'utiliser cette notion, non sous un angle normatif ou a-prioriste, mais selon une approche proprement sociologique, c'est-à-dire une approche qui conçoit la mémoire collective comme l'évocation d'un passé pratiqué et incorporé.

La mémoire socialiste que j'ai appréhendée, se démarque ainsi nettement de portraits historiques idéalisés du socialisme que brossent parfois certains dirigeants du PS. Elle ne correspond pas non plus à la narration linéaire et savante de certains historiens. La mémoire socialiste reflète les expériences vécues par les militants; elle met en scène un passé dont les hommes et les femmes que j'ai rencontrés dans le cadre de ma recherche se souvenaient, car ce passé renvoie à des épisodes concrets de leur existence.
 

 
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