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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Entretien avec Georgette Elgey
Entretien avec Georgette Elgey
(entretien paru dans l'OURS n°312)
Georgette Elgey, qui a rencontré et interviewé tous les acteurs de cette douloureuse page de notre histoire, termine le cinquième volume de sa considérable «histoire de la IVe République » (Fayard).
Historienne et témoin privilégié, son double regard interroge aussi la façon dont s’écrit l’histoire du temps présent.


L’OURS : Comment voyez-vous le débat actuel sur la Guerre d’Algérie en général, et sur la torture en particulier ?
Georgette Elgey : Il s’agit pour moi d’une manifestation exemplaire de ce qu’est l’anachronisme historique, un des plus graves dangers qui menacent la connaissance de notre passé : il consiste à parler des événements passés, en fonction des seuls critères d’aujourd’hui, sans tenir le moindre compte de la réalité de l’époque, pourtant fort différente de ce qu’elle est actuellement.
Pour prendre un exemple récent, j’ai été très frappé, dans un colloque sur la Guerre d’Algérie, d’entendre une universitaire pourtant compétente et brillante épiloguer pendant un quart d’heure pour savoir pourquoi Pierre Mendès France, alors président du Conseil, n’avait pas parlé de « Guerre d’Algérie » lorsque celle-ci, en fait, a commencé, en novembre 1954. Cette jeune femme ne pouvait pas concevoir, un instant, qu’en 1954, lors de la « Toussaint sanglante », personne en France n’aurait eu l’idée de parler de guerre d’Algérie. Imaginer alors que les « événements » d’Algérie soient le début d’une guerre sur le territoire français était invraisemblable. C’est un peu comme si, lors des grèves très dures de 1947 ou 1948 dans le bassin minier du Nord et du Pas de Calais, on avait, à propos de leur répression, évoqué « la guerre du Nord et du Pas de Calais »…
D’ailleurs, qui dans l’opinion française s’intéressait jusqu’en 1956 à l’Algérie ? On a coutume d’affirmer que les élections de 1956 se sont faites sur le thème de la paix en Algérie. C’est complètement faux. L’étude rigoureuse des sondages d’opinion, des programmes électoraux le démontre. En fait, l’Algérie est devenue une préoccupation majeure des Français à partir du moment où, avec l’envoi massif du contingent et surtout les premiers morts parmi ses soldats, toutes les familles métropolitaines se sont senties concernées. On peut situer cette prise de conscience à partir de l’été 1956. On le constate à lire les rapports des préfets, qui font état de l’émotion dans tout leur département, lorsqu’un jeune du contingent est mort en Algérie.
A juste titre, aujourd’hui, nous savons que l’Algérie devait être indépendante, que cette indépendance correspondait à la réalité algérienne, était une nécessité historique. Or, à l’époque, elle n’était pas concevable pour l’immense majorité des Français. Depuis des générations, on leur apprenait que l’Algérie était composée de départements français. Remettre en cause cette « vérité » était inimaginable.
Il faut cependant aller plus loin. Au vu de cette inéluctabilité de l’indépendance de l’Algérie, on a tendance à identifier le combat de ses partisans à une guerre juste, celle d’un peuple qui lutte pour son indépendance à laquelle il a droit. Mais un des drames de cette guerre tient, sans doute, à ce que l’on ne sache pas toujours où est bien et où est le mal. Et c’est particulièrement vrai pour ceux qui sont sur le terrain. Quand des soldats français découvrent dans un village des Algériens, des musulmans, femmes et enfants, massacrés par le FLN, parce qu’ils ont refusé de rallier ce mouvement, est-ce que la cause du FLN est juste ? Pas forcément.
Les atrocités ont existé des deux côtés, comme, hélas, dans toute guerre. Elles ont un caractère spécialement effroyable parce qu’il s’agit d’une guerre civile. Le bien n’est pas forcément d’un côté, ou le mal de l’autre.

Comment interprétez-vous actuellement la multiplication d’articles, de tribunes dans la presse, de livres sur la guerre d’Algérie ?
C’est un phénomène un peu comparable à ce qui s’est passé dans les années l960 avec l’Occupation, lorsqu’une génération, qui n’avait pas vécu ces événements, a remis en cause – à juste titre, parfois - l’explication qui lui en avait été donnée et finalement a mis en accusation – souvent à tort - ses parents, passant d’un extrême à l’autre, d’une vision fausse d’une France totalement résistante à une vision au moins aussi fausse d’une France totalement lâche… C’est une manie française que de vouloir toujours trouver des coupables. Actuellement des historiens, jeunes ou moins jeunes, très estimables par ailleurs, se jettent sur la guerre d’Algérie. Ils estiment que le sujet est vierge, que rien de valable n’a été écrit sur la Guerre d’Algérie, qu’on a tout caché. C’est aberrant Les soi-disant révélations actuelles, on les connaissait depuis longtemps.
Il ne s’agit aujourd’hui que de tout relire à l’aune de la torture, à l’aune de certains aspects de cette guerre.

Seule la torture intéresse aujourd’hui.
C’est cela.

On ne trafique tout de même pas les documents ?
Je ne pense pas qu’on les trafique, mais on voit dans les textes uniquement ce qui va dans le sens de ce qu’on croit être vrai.
Prenons le cas de Guy Mollet. Sa politique algérienne, c’est un fait, n’a pas été un succès. Mais on oublie que le général de Gaulle, qui avait une autorité et des pouvoirs constitutionnels sans commune mesure avec les siens, a mis quatre ans pour terminer la Guerre d’Algérie, et qu’il ne l’a d’ailleurs pas terminée comme il aurait souhaité la finir lorsqu’il est arrivé au pouvoir.
On a décidé une fois pour toutes que Guy Mollet avait trahi, qu’il avait été élu pour faire la paix, mais qu’il a fait la guerre… Si l’histoire était aussi simple… Une remarque liminaire. Je me souviens de son intervention dans « Radioscopie », l’émission de Jacques Chancel, en 1973, au cours de laquelle il a déclaré être toujours convaincu que son triptyque de 1956 était la seule option valable, mais qu’elle n’était malheureusement pas réalisable alors. Qu’est-ce qu’un triptyque valable s’il n’est pas réalisable ? Cela constitue à mes yeux un aveu d’impuissance dramatique. Cela dit, il faut voir quelle était la situation de l’époque.

Quelles étaient pour lui alors les leçons à en tirer, s’il ne pouvait pas appliquer sa politique ? Démissionner, laisser la place à un autre ?
Guy Mollet ne pouvait pas faire grand chose, d’ailleurs, compte tenu des réalités de l’époque, de l’état de l’opinion, qui le pouvait ? On était dans une situation absolument inextricable, la France, traumatisée par la défaite de 1940, l’armée, encore sous le coup de sa défaite en Indochine, le million de Français d’Algérie, dont l’Algérie était la terre natale… Qui plus est, il n’y avait pas une armée française en Algérie, mais une multitude d’armées.. Le comportement des militaires dépend complètement d’une unité à l’autre : selon le commandant, ses origines. Or cette armée, si elle comprend des éléments fascistes, n’est pas, contrairement à la peinture fausse que certains ont tendance à en faire, une armée fasciste. Elle croyait défendre en Algérie les libertés, les principes de 1789, le Droit. Aussi aberrant que cela puisse paraître, des militaires français, d’anciens résistants qui avaient lutté contre le nazisme, ont torturé en se croyant les défenseurs de la Démocratie et du Droit, de la Liberté…
Si vous ajoutez à cela que, tout comme l’armée française, les combattants algériens ne représentent pas une force organisée… Contrairement à ce qui s’est passé en Tunisie ou au Maroc, le gouvernement français n’avait pas vraiment d’« interlocuteur valable » avec qui négocier. Qui, alors, pouvait prétendre parler au nom des Algériens ? Le FLN alors n’était pas structuré : c’est la folie de l’arraisonnement de Ben Bella qui lui a donné une légitimité qu’il n’avait pas jusqu’alors. De part et d’autres, il y a donc une multitude d’intérêts et de groupes de pression différents.
Pour schématiser, il y a trois guerres en Algérie : une guerre colonialiste classique, pour l’indépendance ; une guerre civile entre Français et Algériens ; une guerre civile à l’intérieur même du mouvement nationaliste. Il ne faut tout de même pas oublier les guerres entre le FLN et le MNA, l’élimination des partisans de Messali Hadj.

N’y avait-il pas aussi une guerre entre Français ?
Il y avait une incompréhension totale. Les clivages sociaux traditionnels n’ont rien à voir. On a beaucoup dit, et je crois que c’était vrai, que Guy Mollet a été frappé, pendant les événements du 6 février 1956, de mesurer que le petit peuple d’Alger, votant plutôt à gauche, était contre un président du Conseil socialiste.
Au-delà des événements tragiques du 6 février 1956, on voit cependant le même Guy Mollet s’adresser aux musulmans. Au même moment, en effet, il prononce à Alger un discours très net en leur direction. Il leur parle de leurs souffrances, du manque de respect qu’on leur a témoigné, des injustices dont ils ont été les victimes. Il leur donne sa parole d’honneur que son gouvernement mettra fin à cela. Jamais un homme politique français n’avait parlé en ces termes aux musulmans algériens. Ce discours diffusé à l’époque par l’AFP a été complètement occulté depuis. Guy Mollet est vraiment désireux d’apporter plus de justice en Algérie. Il n’y est pas arrivé, c’est une autre question.

Quel jugement portez-vous sur ces commissions qu’il a mises en place, sur les conditions de détention des nationalistes, et sur la question de la torture ? Est-ce pour se donner une bonne conscience ?
Je pense que le président du Conseil était au courant de la situation en Algérie, il savait que des exactions épouvantables étaient commises sous le couvert de l’autorité de la France. Il voulait dans la mesure du possible y mettre fin, et il a eu recours au système habituel des commissions d’enquête. Ce n’était pas pour gagner du temps : il le faisait pour se donner les moyens d’agir.
Cela étant, son erreur, ou sa faute, c’est de n’avoir jamais pris de sanctions spectaculaires contre les auteurs de ces « bavures » intolérables, que sont tortures, viols, pillages, incendies de douars, massacres de civils. Je sais bien qu’il est facile de le dire après coup et je m’en voudrais de sombrer moi aussi dans l’anachronisme –, mais je suis convaincue qu’en ne dénonçant pas publiquement ce qu’il déplorait Guy Mollet s’en est – et c’est très injuste, mais c’est ainsi – rendu complice. Son silence tient, je crois, au fait qu’il ne veut pas risquer de porter atteinte au moral de l’armée, dont il sait le courage et le dévouement dont elle fait preuve. Il ne se rend pas compte qu’une condamnation publique de ce qui était inadmissible, loin de porter atteinte au moral de l’armée, aurait réconforté tous ceux – et ils étaient nombreux – qui, dans ses rangs, luttaient contre des actes indignes de la France. En dépouillant les documents d’archives, celles du gouvernement général ou celles du service historique de l’armée de terre, on est frappé du nombre d’illustres inconnus, petits fonctionnaires civils ou militaires, qui, avec courage, sans se soucier de la hiérarchie ou du langage officiel, dénoncent des tortures, des « exactions » variées et réclament des sanctions publiques contre leurs auteurs. L’erreur, la faute, de Guy Mollet est de ne s’y être jamais décidé.

Dans le débat actuel, la parole doit-elle être donnée aux politiques ou aux historiens ?
L’Assemblée nationale n’est pas faite pour écrire l’histoire. Pas plus que ce n’est le métier de la justice.
La parole doit donc être aux historiens.
Mais cette histoire doit être écrite avec infiniment d’humilité. Toute histoire demande de l’humilité, mais peut-être encore plus celle-là, car elle est infiniment complexe, car il est des multitudes de documents qui, tous, ne donnent qu’une vision partielle et dont l’addition n’aboutit pas forcément à une vision globale.
Plus vous étudiez les documents sur la Guerre d’Algérie, plus vous vous rendez compte que le métier d’historien est peut-être plus de poser des questions que d’apporter des réponses.
Pour l’Algérie, on ne peut que faire de l’impressionnisme. Si des équipes travaillaient pendant des années, en ne faisant que cela, on arriverait peut-être à des certitudes, mais je n’en suis pas sûre.
Donc, poser des questions, en étant le plus honnête possible, et en essayant de se mettre dans le climat de l’époque.

Propos recueillis par Denis Lefebvre

 

 
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