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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Édouard Vaillant/1905
Édouard Vaillant, Député de Paris

Chers Citoyens de Pressensé et Renaudel,
Je reçois à l’instant votre lettre et le questionnaire de La Vie socialiste. Vous me mettez à l’aise en me laissant libre de vous répondre à ma guise. C’est ce que je fais immédiatement par les lignes suivantes.

À la condition de les définir et considérer au point de vue socialiste, je ne vois entre la Patrie et l’Internationale, donc entre le patriotisme et l’internationalisme, aucune contradiction. Il en serait tout autrement si je considérais les conceptions, non pas seulement des nationalistes ou d’un quelconque des partis de la bourgeoisie, mais aussi des libertaires ou des tolstoïens.

À mon point de vue, la nation, telle que sa formation et son histoire la déterminent, est un élément nécessaire du progrès humain, et son organisme ou sa personnalité physique aussi bien que sa personnalité intellectuelle et morale ne peuvent être frappés sans que tout le progrès humain ne soit atteint du même coup. Il est désirable qu’une nation, par son indépendance extérieure et sa liberté intérieure, développe au mieux toutes ses facultés et énergies non pour subjuguer ou diminuer les autres par des guerres militaires ou de tarifs, mais pour ordonner ses rapports politiques et économiques avec elles à l’avantage commun de leur production et de leur développement. Au moment même où le capitalisme atteint son apogée, multipliant les contacts et les conflits économiques, la croissance correspondante du prolétariat et du socialisme leur permet d’intervenir efficacement à cet effet, en attendant que la fin du régime capitaliste et l’émancipation ouvrière instituent l’internationale des nations. La nation et leur union organique ou internationale, sont deux moments nécessaires du même développement.

Il m’est impossible de comprendre comment un socialiste peut, sans illusion, les séparer ou rester indifférent à l’un et l’autre et par suite ne pas ressenti d’une même et ardente sympathie les espérances et souffrances de chacune de ces nations, des prolétariats qui y souffrent et luttent pour le même progrès et affranchissement humain. Il n’y a pas lieu de s’étonner que les liens multiples de l’hérédité, de la naissance et de la vie rattachent plus intimement l’homme à la nation dont il fait partie, à moins qu’il n’en soit détaché, qu’il ne lui soit opposé, par les misères de la lutte pour l’existence. Mais s’il est socialiste, si par là son horizon s’est élargi, c’est avec sa classe et son parti et pour leurs fins qu’il luttera, et il aura le sentiment et la conception du rôle de sa nation et des autres nations dans l’équilibre et le progrès du mouvement humain. Il voudra de tout cœur leur union ; il donnera à leur prolétariat, à leur parti socialiste, concours et sympathies égales. Il ne pourra admettre, et d’autant moins que le mobile dynastique ou de conquête sera plus étranger à son esprit, qu’une de ces nations puisse, sans crime, être menacée, attaquée, spoliée, mutilée, dominée par un État, par une autre nation entraînée à ce crime par ses gouvernants.

Le même sentiment qui, pour la Révolution, pendant le siège de 1870-1871, contre l’envahisseur monarchique à qui la réaction livrait Paris en haine de la Révolution, dressait « la ligue de résistance à outrance » des socialistes, le lendemain de la capitulation, faisait la Commune, aussi pour la Révolution. C’est ce sentiment qui m’inspirait, avec la fédération socialiste de la Seine, quand sous la menace des complications de la guerre d’Extrême-Orient je disais, et je l’ai redit à la Chambre, que plutôt que de laisser des gouvernants criminels armer la France républicaine pour le tsar et lui faire combattre l’Angleterre, le parti socialiste devait faire appel à la grève générale ouvrière et à l’insurrection.

C’est ici d’ailleurs, qu’apparaît la différence du point de vue cosmopolite, sentimental et tolstoïen et de la conception socialiste et internationaliste. Tandis que nos mystiques sentimentaux préconisent la bonne paix contre la mauvaise guerre, l’histoire, la force des choses, continue son cours sans les entendre et démentant leurs étiquettes. Le tsarisme colonial vole la Mandchourie et cerne le Japon. Le Japon, non moins colonial, pour les mêmes raisons de concurrence capitaliste, mais légitimé par la nécessité de sa défense, attaque et bat son adversaire. Et cette guerre inévitable, indépendamment des intentions et des visées des combattants, par ses résultats, devient un événement révolutionnaire d’importance sans égale qui ouvre au monde une ère nouvelle. Elle s’ouvre au son du canon japonais, assurant davantage à chaque victoire la délivrance asiatique de la piraterie européenne et américaine, et la chute successive du militarisme russe puis allemand, par la défaite de l’autocratie tsarienne. Ainsi est rendu possible le commencement et accéléré le cours de cette révolution russe qui, au vingtième siècle, jouera pour la révolution prolétaire internationale le rôle déterminant et accélérateur qu’avait joué au dix-huitième siècle, pour la révolution bourgeoise et l’avènement capitaliste dans le monde, la révolution nationale américaine et surtout la révolution sociale française.

Dans ce complexe d’événements, il n’y a pas de formule a priori qui dicte au socialisme, au prolétariat, leur attitude, leur conduite, leur action en toute occurence. C’est l’intelligence des événements, de l’intérêt prolétaire et socialiste qui doit les conduire. Et c’est dans l’organisation prolétaire et socialiste, non dans des cerveaux isolés, que se formera et formulera la conception et la volonté de l’action utile et nécessaire.

Bebel, interprète du sentiment raisonné des socialistes allemands, a pu dire sans contradiction, en leur nom, qu’ils combattraient jusqu’au dernier plutôt que de subir le joug et le régime tsarien.

La fin de ce régime est en effet pour les Russes la première condition de vie socialiste et d’action populaire. Elles ne pouvaient conjurer la guerre d’Extrême-Orient, seule solution possible et partant nécessaire du conflit russo-japonais et des multiples problèmes dont il était l’expression, mais évoquées, développées par les conséquences révolutionnaires de la guerre, elles pourront, avec le concours des socialistes japonais, en prévenir le retour qui ne serait plus qu’un malheur publie et sans effets utiles.

Désormais, d’une manière générale, en dehors même de toute considération des meurtres et des maux individuels si horribles qui en résultent, la guerre est devenue, dans notre milieu moderne, un mal, une cause d’arrêt, de rétrogradation, de militarisme et d’impérialisme, un instrument de spoliation et de domination capitaliste, un moyen de sujétion et d’écrasement du prolétariat. Pour le prolétariat et pour le socialisme, la paix internationale devient de plus en plus un souverain bien. En elle ils peuvent organiser leurs forces et leur lutte.

Conscient de cette vérité, le prolétariat doit donc de plus en plus – c’est une forme de sa lutte sociale – organiser nationalement et internationalement son effort contre le militarisme et la guerre et pour la paix. Il crée ainsi le milieu le plus favorable à son action émancipatrice, en même temps qu’en limitant l’essor capitaliste colonial, par la limitation du champ d’activité où le capitalisme déjà installé reste à l’étroit, a atteint tout son développement, il en précipite les crises et le culbute.

Si suivant le cas, pour prévenir une guerre, un effort national et international énergique peut s’imposer au prolétariat, il faut en tout cas et sans retard rechercher, car c’est une étape nécessaire, le désarmement du pouvoir militaire des États et de la bourgeoisie, par la suppression des armées permanentes et leur remplacement par des milices nationales démocratisées qui rendraient toute autre guerre qu’une guerre défensive, impossible, et rendraient impossible aussi toute action militaire contre les prolétaires. Ce serait la préface du désarmement et de l’arbitrage international. Ce seraient l’État et la Bourgeoisie de plus en plus désarmés ; ce seraient le peuple, le prolétariat, le socialisme de mieux en mieux armés pour le maintien de la paix internationale, pour la victoire de l’émancipation ouvrière et de la Révolution, qu’assurera invinciblement le développement du socialisme, dont en France comme partout d’ailleurs l’unité du Parti socialiste était la condition première.
Recevez, chers citoyens de Pressensé et Renaudel, mes sincères amitiés et cordiales salutations.
 

 
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