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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Léon Blum, 1er parti
Nous reproduisons ici le texte de cette conférence (paru dans la partie document de Recherche socialiste n°1-1997) tel qu’il a été publié dans la Revue socialiste (revue mensuelle, nouvelle série n°20, avril 1948, pp. 321-336) ; une version remaniée de cette conférence a été publiée dans le dernier volume de l’Œuvre de Léon Blum (1947-1950), Albin Michel, 1963, pp. 419-430.

Monsieur le président de la République,
Mesdames, Messieurs *,
Les organisateurs de cette cérémonie m’ont confié la charge d’ouvrir ici, dans cette séance solennelle, la suite des conférences qui, de semaine en semaine, seront consacrées à l’histoire de la Révolution de 48.
Je suis profondément ému de cet honneur, en grande partie immérité.
Je ne suis rien de plus, hélas, qu’un homme politique.
Mais il est vrai que j’ai toujours eu le goût curieux et studieux de l’histoire.
Quand il m’arrive, comme c’est le cas des hommes qui atteignent l’extrémité de leur vie, de la reprendre en sens inverse et de la reconstruire par l’imagination, c’est souvent de la vie d’un historien que je rêve.
Le hasard fait d’ailleurs que le premier livre d’histoire que j’aie lu dans mon enfance, aussitôt après l’Histoire Romaine de Duruy, est l’Histoire de la Révolution de 1848 de Garnier-Pagès dont j’avais découvert, par hasard, les volumes dépareillés dans une armoire de ma mansarde, tout en haut de la villa suburbaine que mon père avait louée pour les vacances.
Cette lecture d’enfant a peut-être influé sur mes réflexions d’homme, mais j’ai toujours considéré la Révolution de 1848 comme une des grandes dates de l’Histoire, comme une des occasions “cruciales” de l’humanité.
Il y a eu, il y a aujourd’hui cent ans, quelque chose d’extraordinaire : il y a eu un instant de raison, un moment climatérique où la Liberté pouvait se fonder non seulement en France mais dans l’Europe entière, hors la Russie du Tzar et la Turquie du Sultan.
Il y a eu un moment, où la démocratie politique pouvait devenir l’instrument et la garante de l’indépendance des nations.
Il y a eu un moment où elle pouvait à la fois diriger chaque État vers la justice sociale et fournir un lien fraternel à l’ensemble des peuples affranchis, aux États libres d’une Europe unie.
Ces rêves d’aujourd’hui auraient pu devenir une réalité il y a cent ans. Une immense espérance les faisait apparaître comme possible, comme tangibles, comme prochains. J’ai pu connaître encore quelques survivants de ce moment héroïque. Quand on les interrogeait, ils se bornaient presque à répondre comme le faisait un vieux conventionnel à Michelet : “Ah, Monsieur, que c’était beau !”
Et quand on pense que, moins de quatre mois après le 24 Février 1848, les ouvriers de Paris se faisaient tuer sur les barricades de juin, attaquées et défendues au cri de “Vive la République”.
Que, moins de deux ans plus tard, dans l’Europe entière, tous les pouvoirs autocratiques étaient rétablis de plus belle sur les insurrections écrasées.
Que, moins de quatre ans plus tard, la France était livrée pieds et poings liés à la dictature.
Quand on pense au siècle terrible qui nous sépare de ce 24 février dont nous célébrons le centenaire.
Quand on considère qu’après ce siècle écoulé, nous nous retrouvons devant les mêmes problèmes, les mêmes difficultés, les mêmes angoisses, et parfois sans la même espérance.
Alors on se dit que jamais peut-être l’humanité n’avait manqué une telle chance, que jamais elle n’était retombée de si haut.
Ce que je voudrais examiner avec vous, ce soir, à grands traits et sans m’exagérer, je vous assure, le prix de mes réflexions, ce sont les raisons de cette chute.
***
On a coutume de traiter les hommes de 1848 avec une indulgence moqueuse et sceptique.
Seignobos lui-même, ce vieux démocrate, en parle sur un ton volontiers protecteur. Les hommes de 1848 font pourtant un groupe assez honorable. Ces “vieilles barbes” sont Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, Dupont de l’Eure, Marrast, suivies de barbes plus jeunes comme Grévy ou Jules Favre.
On s’est beaucoup gaussé, à l’époque où nous fabriquions nous-mêmes une Constitution, de celle qu’ils avaient donnée à la France et qui était, paraît-il, un chef-d’oeuvre d’insanité. Lisez-en l’histoire dans le livre excellent de P. Bastid. Vous verrez que ses auteurs se nomment Cormenin, Dufaure et Tocqueville... et vous pourrez vous en faire une idée exacte. On se plaît à railler leur inexpérience, leur ingénuité, leur foi candide dans la toute puissance des idées et des mots. Ils ont naïvement tenté l’impossible, et pourquoi leur tentative était-elle impossible ? Parce qu’elle était prématurée. Un des esprits les plus libres de sa génération, M. Charles Morazé, s’est rallié à cette thèse de l’anticipation révolutionnaire dans un récent article du Monde :
“Chaque civilisation - dit-il - a sa durée propre, une heure est marquée pour toute chose. En vain on la veut avancer ou retarder. On ne lutte pas contre l’histoire, contre le Temps. Destin est plus fort que Jupiter. Terrible, inéluctable contrainte du Temps contre quoi l’homme ne lutte qu’en s’y soumettant d’abord”.
Qu’en faut-il penser ?
Nous connaissons la loi des mutations révolutionnaires.
Nous savons aujourd’hui que la formule fameuse de Leibnitz le “Natura non facit saltus”, ne s’applique pas réellement à la nature et pas davantage à l’histoire.
Le passage d’une espèce vivante à une autre ne s’opère pas par une suite continue de dégradations insensibles comme celles qui séparent une couleur du spectre des couleurs voisines. Il s’opère, au contraire, par un saut, par une rupture de continuité. La mutation, c’est-à-dire l’apparition des caractères spécifiques nouveaux, survient brusquement. Mais cette Révolution ne survient que lorsqu’un degré suffisant d’évolution continue l’a préparée. Évolution et révolution se combinent, et c’est à cette loi d’évolution révolutionnaire qu’obéissent aussi les grandes mutations politiques et sociales.
Est-il vrai qu’en février 1848, la mutation révolutionnaire ne fût pas mûre, qu’elle fût insuffisamment préparée par l’évolution ?
C’est vrai en ce qui concerne, je crois, la révolution sociale.
Vous n’ignorez pas quel est le prodrome marxiste de la décadence des Sociétés :
La décadence d’un système social commence lorsqu’apparaissent une incompatibilité, un conflit, entre, d’une part, les forces de production et, d’autre part, le système juridique de propriété que ces mêmes forces de production ont déterminé.
Or, il est exact qu’en 1848 ce signe n’apparaît à aucun degré et il n’apparaît pas parce qu’il ne pouvait pas apparaître.
Certes, la légitimité du système capitaliste, du profit capitaliste, du salariat, leur légitimité au regard de la raison, de la justice, de la sensibilité humaine, avaient déjà été mises en cause depuis près de trente ans.
Sismondi avait discerné les conséquences économiques du salariat et démontré le caractère fatal des crises cycliques de surproduction. Les saint-simoniens dont l’influence a été si profonde et si féconde avant et après 1830, avaient montré que le régime industriel de production n’était aucunement lié à la propriété capitaliste, c’est-à-dire à la propriété indépendante du travail et indéfiniment transmissible par l’héritage, mais qu’au contraire le développement propre de la production industrielle exigeait une hiérarchie, une sélection de chefs dans laquelle l’acception de propriété n’interviendrait pas.
Proudhon avait recherché les origines de la propriété capitaliste et nié sa légitimité dès son principe.
Pourtant le capitalisme n’en était encore qu’au premier stade de son évolution économique, il avait pénétré les institutions politiques et pendant le règne entier de Louis-Philippe, il les avait mises à son service.
Mais il commençait seulement à élaborer son système juridique de propriété : sociétés anonymes, méthodes bancaires de commandites, de crédits, d’acceptation, contrôle de l’industrie par la finance, organisation du crédit public.
Nous n’en sommes donc encore, par conséquent, qu’au point de départ de l’évolution juridique comme de l’évolution économique et la contrariété, le conflit ne pouvaient pas encore apparaître.
D’ailleurs, seule l’élite ouvrière des grandes villes, en même temps qu’une élite pensante de la bourgeoisie, avaient été pénétrées par la propagande socialiste. Le mot même de “socialisme” n’existait pas, ne figurait pas dans le vocabulaire. Rien n’existait qui ressemblât à un parti socialiste.
Les grandes insurrections ouvrières de 31 à 34 n’avaient été qu’un soulèvement spontané de la misère. La petite brochure de cent pages qui devait exercer sur l’histoire humaine une influence comparable à celle du Contrat Social au siècle précédent, qui devait fournir dans le monde entier, à des millions d’ouvriers, une doctrine arrêtée, une tactique, une règle d’action, le Manifeste communiste de Marx et d’Engels, n’avait pas encore paru et devait rester longtemps encore à peu près ignoré.
Ainsi, il est bien vrai que la mutation sociale, que la révolution sociale au sens marxiste était impossible parce qu’elle était prématurée. Par conséquent, il est bien vrai que la mutation sociale, que la révolution sociale ne pouvait se faire. Mais ce qu’il est essentiel de remarquer, c’est que la masse des ouvriers, même des ouvriers parisiens, ne la réclamait aucunement.
A quoi se bornent leurs revendications ?
Que demande, par exemple, la délégation ouvrière conduite par le fouriériste Maye, que le gouvernement provisoire reçoit dans la journée du 25 février et à laquelle Lamartine opposera une fin de non recevoir pathétique ?
Elle demande l’organisation du travail, le droit au travail garanti, le minimum assuré pour l’ouvrier et sa famille en cas de maladie, le travailleur sauvé de la misère lorsqu’il est incapable de travailler.
Ce sont là des réformes sociales et que nous jugeons même aujourd’hui assez anodines, ce n’est rien qui ressemble à la révolution sociale.
Le programme de la Commission du Luxembourg qui sera rédigé cependant par deux députés socialistes, par Vidal et par Pecqueur, deux hommes dont Ch. Andler a révélé l’importance dans son commentaire classique du Manifeste communiste et dont on devrait connaître mieux le nom et étudier mieux l’oeuvre, ce programme ne va pas au-delà des revendications de la délégation du 25 février.
La garantie en cas de maladie et d’incapacité de travail n’est qu’une mesure d’assistance ou d’assurance. L’organisation du travail, formule popularisée par Louis Blanc, ne signifie rien de plus que le secours prêté par l’État sous forme de commandite ou de crédit à des associations ouvrières de production et de consommation. Et cette formule rejoint d’ailleurs, comme vous le voyez, les conceptions proudhoniennes.
Et quant au droit au travail qui fût le grand cheval de bataille, c’est bien un socialiste, Victor Considérant, le disciple de Fourier, qui l’a fait inscrire dans le premier projet de constitution où il fût d’ailleurs biffé après les journées de Juin, mais ce n’est pas non plus une revendication socialiste. Je dirai même, sans nul paradoxe, et vous en conviendrez avec un instant de réflexion, que la notion du droit au travail contient une reconnaissance implicite du système capitaliste puisqu’elle n’est concevable que dans le cadre du capitalisme.
Car la revendication du droit au travail suppose nécessairement que l’ouvrier ne peut subsister que par la vente ou la location de sa force de travail, c’est-à-dire par un salaire.
Elle implique donc le salariat.
Elle implique donc la division de la société entre détenteurs des moyens de production et prolétaires.
Dans une constitution socialiste, on ne parlerait pas de droit au travail, on parlerait du devoir du travail.
Ainsi, ce que j’appellerai la théorie de la prématuration révolutionnaire me paraît à la fois valable et non valable en ce qui concerne la révolution sociale.
Elle est valable en ce sens que la révolution sociale était effectivement prématurée, et elle n’est pas valable en ce sens qu’en fait le peuple ne la réclamait aucunement.
Mais, en ce qui concerne la révolution politique et ce que j’appellerai la démocratisation internationale, c’est-à-dire la proclamation de la propagation hors de France du mouvement de libération et d’indépendance, alors, le cas me paraît tout autre.
Là, je ne concède pas qu’il y ait eu prématuration.
Chacun de ces points comporterait, bien entendu, d’amples développements. Je me bornerai, forcément, à résumer à grands traits.
Ce qui montre avec une évidence irrésistible à quel point la révolution politique était mûre, c’est la façon dont le régime Louis-Philippin, le régime de l’oligarchie censitaire a disparu ; on ne peut même pas dire qu’il ait été renversé, il s’est effondré, il s’est évanoui. On n’a rien vu de pareil jusqu’à un spectacle dont nous avons été témoins il y a une vingtaine d’années : l’évanouissement de la monarchie espagnole d’Alphonse XIII.
Un homme dont je me plais particulièrement à prononcer le nom sous cette voûte et qui ne fut pas seulement un grand administrateur mais un véritable historien, et même un grand historien, Sébastien Charléty, a montré dans son admirable Louis-Philippe de la collection Lavisse, comment tous les étais, tous les supports qui avaient soutenu l’établissement de Juillet s’en étaient progressivement retirés, même l’affection et la reconnaissance capitalistes, depuis la crise économique qui avait débuté en 45-46 et qui sévissait encore.
On a parlé de la révolution du mépris. Le terme est juste, bien que les hommes de la monarchie de Juillet ne fussent pas individuellement méprisables. Le régime se jugeait solide et même indestructible, on n’a qu’à feuilleter, pour s’en rendre compte, la correspondance familière de Guizot avec Mme de Gasparin que Georges Mandel m’a fait lire à Buchenwald.
Cependant, le vide s’était fait autour de ce régime et sous lui. Il ne correspondait plus à rien, et ne reposait plus sur rien. Au jour de sa chute, il n’avait plus un seul défenseur, un seul partisan.
Et, par quoi pouvait-il être remplacé sinon par une République démocratique ? Rien d’autre n’était possible. Il ne pouvait pas encore être question de fusion entre les deux branches des Bourbons. L’idée de la restauration monarchique par la fusion est venue très vite. Elle apparaissait déjà dès 1850 mais, pour l’instant, elle n’était pas même concevable. L’Empire ? Malgré la grande propagande romantique, malgré le grand spectacle patriotique du retour des cendres contre lequel Lamartine s’était élevé dans son plus beau et plus prophétique discours, la préparation bonapartiste était à peine commencée. Rien de possible que la République : tout le monde l’acceptait, tout le monde s’y ralliait avec le même enthousiasme. Les légitimistes lui savaient gré d’avoir d’abord débarrassé la France de l’usurpateur de Juillet, du fils régicide. L’Église était favorable : depuis deux ans, elle avait pour souverain pontife un Pape libéral et patriote. En France, l’enseignement d’évangélisation démocratique de l’admirable Lamennais s’était propagé à travers Lacordaire, Frédéric Ozanam et beaucoup d’autres. La grande campagne de l’Église contre le monopole universitaire avait été placée, non seulement par Montalembert mais par Veuillot, sur le plan de la liberté de l’enseignement conçu comme un droit naturel solidaire de tous les autres droits de l’homme.
L’adhésion des propriétaires fonciers légitimistes et de l’Église suffisait alors à garantir celle des campagnes.
Tout cela était mûr, était bien mûr, tout cela permettait une mutation durable, une mutation acquise. Ce qui le prouve d’ailleurs surabondamment, c’est qu’en France l’oligarchie censitaire ne reparaîtra plus.
La grande conquête symbolique et pratique de la révolution démocratique, c’est-à-dire le suffrage universel, demeurera incontestable. A part le court accident de la Loi du 31 mai, personne n’y touchera plus et personne n’osera plus y toucher.
Le conflit de la démocratie politique avec le peuple ouvrier est apparu dès les premières semaines, dès les premiers jours. J’affirme cependant qu’il était évitable, aisément évitable et j’ai déjà indiqué pourquoi.
Les ouvriers ne demandaient certes pas l’impossible, ils n’étaient pas exigeants. Ils demandaient leur droit de cité. Ils voulaient exister, être reconnus dans l’État, ils voulaient que l’État tint compte d’eux, se penchât sur eux que le soulagement de leurs misères et de leurs souffrances fût inscrit dans le cercle des préoccupations nationales et des devoirs gouvernementaux. Rien ne s’y opposait. Malgré le peu de pénétration des idées socialistes dans la bourgeoisie dirigeante, le spectacle des misères ouvrières avait ému les coeurs, avait troublé les consciences ; les enquêtes de Villermé, de Bure, de Villeneuve-Bargemont avaient étalé les ravages vraiment barbares de l’industrialisation naissante que J. Godart vous rappelait tout à l’heure. L’atroce répression des insurrections ouvrières de 31 à 34, des insurrections de la faim, avait laissé une émotion mêlée de remords. La littérature - le Romantisme seconde manière - avait agi dans le même sens. Hugo, G. Sand, Eugène Sue, bien d’autres encore avaient préparé la sensibilité de l’opinion publique. On pouvait s’acheminer sans heurt, sans lutte, dans un acquiescement quasi général, faire une démocratie politique du même type que celle qui a régné couramment depuis soixante ans dans la France gambettiste ou radicale, c’est-à-dire faire une République inclinée dans le sens de la réforme sociale, admettant l’amélioration progressive du sort du plus grand nombre, pour reprendre la formule de Saint-Simon, “comme une fin essentielle, dans toute la mesure compatible avec la permanence du système capitaliste”.
Cela était possible, cela était solide et cela pouvait et devait durer.
 

 
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