jeudi 1 juin 2023
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Napoléon, la gauche et nous.

Bonaparte : Manuscrit de Jaurès
Bonaparte : Manuscrit de Jaurès

À gauche, au XXe siècle du moins, on ne s’intéresse guère à Napoléon… La parution, un an après l’essai de Lionel Jospin (Le mal napoléonien, Seuil, 2014), du livre de Gérard Grunberg (Napoléon Bonaparte Le noir génie, CNRS éditions, 2015, politiste bien connu, spécialiste du socialisme, ne manque pas d’intriguer… À lire ici, les deux critiques de ces essais parues dans L’OURS, quand Gérard Grunberg « critiquait » Jospin, et Gilles Vergnon critique Grunberg.

Napoléon, la charge de Jospin, par GERARD GRUNBERG

A propos du livre de Lionel Jospin, Le mal napoléonien, Seuil, 2014, 233 p, 19 €)

Article paru dans L’OURS n°438 mai 2014
LE-MAL-NAPOLEONIEN_ouvrage
L’essai politique que Lionel Jospin vient de consacrer à Napoléon Bonaparte est le bienvenu. Pour plusieurs raisons. D’abord, curieusement, malgré le nombre impressionnant d’ouvrages consacrés à ce personnage qui a fasciné tant d’auteurs depuis deux siècles, peu ont tenté d’établir un véritable bilan de son action politique ; ensuite, l’auteur prend clairement parti alors que tant d’études sont pour le moins balancées quand elles ne sont pas apologétiques.

L’essai est à charge. Pour l’auteur, l’homme comme son legs ont été un mal pour la France et pour l’Europe. « Je regrette, écrit-il, que ce conquérant ait laissé son pays vaincu et amoindri et souvent détesté. Je crains aussi qu’il ait privé à l’époque la France et l’Europe d’un autre destin, plus fécond ». Il nous livre ainsi son propre bilan, argumenté, concis, clair… et négatif. Du coup, il incite à rouvrir le débat sur la période napoléonienne.

La nature de l’ordre napoléonien
Une grosse première partie du livre est consacrée à l’action politique de Napoléon. Lionel Jospin s’interroge d’abord sur la nature de l’ordre napoléonien. Il le met en cause par de courts développements précédés de sous-titres très éclairants par leur concision et leur justesse : un État hyper-centralisé, un système électoral non démocratique, des assemblées sans parlementarisme, un régime despotique et policier, un césarisme surplombant les notables, des opposants jugulés, les prébendiers, l’absence de révolution industrielle, un compromis religieux gâché, la république effacée, l’esclavage rétabli et la résurgence monarchique. Il termine son chapitre «de la Révolution au despotisme» en concluant sur l’impossible fondement de la légitimité napoléonienne. Ce dernier point nous paraît fondamental. Cette question non résolue de la légitimité est à la fois le produit des contradictions très profondes qui marquent le rapport au politique de Napoléon et la cause essentielle de sa chute.
Dans les deux chapitres qui concernent la politique extérieure et la guerre, les sous-titres sont ici encore très parlants : un régime tourné vers la conquête, un Empire prédateur, un chef peu soucieux de ses hommes, un échec final inéluctable Comme l’auteur le note justement, ses buts de guerre furent incertains : «L’Empereur aura suivi ses propres fins, souvent contradictoires, parfois indéchiffrables jusqu’au bout, écrit-il ». Cette remarque très juste aurait pu inciter Lionel Jospin à entrer davantage dans la psychologie de Napoléon et à analyser la manière dont il se représentait son propre destin. Sa recherche de la gloire et son souci de la postérité l’empêchèrent d’avoir une politique suivie et cohérente en matière de politique étrangère.
Le bilan de la politique napoléonienne que dresse Lionel Jospin est donc très largement négatif. Si l’argumentation est convaincante et la synthèse réussie, si l’essentiel est dit, et justement dit, il manque cependant un peu de chair et de sang dans cet essai. La complexité du personnage n’apparaît pas toujours. En outre, Napoléon n’est pas suffisamment mis en situation, notamment dans la période du directoire au cours de laquelle il remit le pays sur pied, rétablit l’ordre et la sécurité, entreprit une importante œuvre législative, redressa l’État, s’attacha à rassembler les Français au sein de la Nation et apparut effectivement à une grande partie des Français comme l’homme providentiel. Pourtant, ces remarques ne remettent pas en cause le jugement d’ensemble de l’auteur que nous partageons pour l’essentiel. Il y a bien un mal napoléonien.

Jospin contre Rémond
La seconde partie de l’ouvrage prête à nos yeux davantage à discussion, notamment sur les relations qu’il établit entre pétainisme, gaullisme et bonapartisme. Pour résumer celle-ci, le bonapartisme depuis 1940 se serait incarné davantage dans le maréchal Pétain que dans le général de Gaulle. Certes, Lionel Jospin nuance cette affirmation mais, néanmoins, elle est assez claire et argumentée pour appeler et permettre le débat. Il se déclare en désaccord avec l’analyse classique de René Rémond qui discernait une filiation bonapartiste dans le gaullisme et une filiation de droite contre-révolutionnaire dans le régime de Vichy et dans Pétain lui-même.
Lionel Jospin voit dans Pétain « un bonapartisme de la défaite ». Comme Napoléon, Pétain est un militaire glorieux et populaire. Il se présente comme le sauveur de la patrie. La nation s’en remet à un chef charismatique auquel tout le pouvoir est donné. Ce chef, qui incarne la France, se veut au-dessus des factions. Il supprime le parlementarisme, exerce tout le pouvoir, contrôle l’information et la propagande, organise son culte, détruit la République, attente aux libertés publiques, centralise l’État. Certes, il ne s’agit pas d’un bonapartisme véritable nous dit l’auteur, car « un pouvoir dominé ne saurait être lui-même dominant ». Il est un « bonapartisme de la sénescence ». Au contraire, Lionel Jospin refuse au gaullisme une filiation bonapartiste. La principale raison donnée pour refuser la filiation bonapartiste du gaullisme est la suivante : de Gaulle n’a pas détruit la République, il l’a rétabli. Il n’a jamais cédé au césarisme. «S’il a fait chuter une République, écrit-il, ce fut pour en fonder une autre. Ce qu’il y avait de bonapartisme en lui fut tempéré et transmué par la puissance intégratrice de la République ». Autre argument fort : il a quitté volontairement le pouvoir quand il a été désavoué à l’occasion du référendum de 1969. Il a toujours cherché la confirmation de sa légitimité dans le suffrage populaire. Bref, républicain et démocrate, de Gaulle ne peut être placé dans la filiation bonapartiste. Nous ne suivons pas Lionel Jospin sur ce point.

Napoléon et de Gaulle
Napoléon et de Gaulle incarnent l’indépendance nationale et se battent pour une France puissante et souveraine. Pétain lui, accepte la défaite. Il est celui qui appelle à cesser le combat et qui, le 30 octobre 1940, annonce : « J’entre aujourd’hui dans la voie de la collaboration », une collaboration qu’il veut sincère, acceptant ainsi la vassalisation de la France par l’Allemagne.
Sur le plan intérieur, Napoléon et de Gaulle entendent rassembler les Français, mettre fin à la guerre civile et aux divisions, unir autour d’eux les différentes tendances politiques et reconstruire la nation. Pétain incarne au contraire la vengeance d’une partie de la France sur l’autre. Il s’agit d’une contre-révolution qui entend non seulement en finir avec « la gueuse » mais aussi avec les principaux partis et hommes qui l’ont soutenue. Napoléon et de Gaulle reconnaissent et défendent la citoyenneté française et l’égalité des droits conquises en 1789 ainsi que la liberté de conscience. Pétain et son régime excluent dès le départ les juifs de la communauté nationale, participant à leur déportation et donc à leur destruction. Certes, Napoléon comme de Gaulle feront un usage étendu de la raison d’État, surtout le premier. Mais leurs régimes ne commettront pas de crimes de masse comme le régime de Vichy. Tandis que leur conception de l’autorité de l’État et de l’unité de la Nation les conduiront à condamner factions et partis politiques et à refuser la division gauche/droite, Vichy marquera au contraire la revanche des droites fascistes, traditionalistes et monarchistes.
Quant au rapport à la République, malgré la différence réelle, soulignée par Lionel Jospin, entre le républicanisme de De Gaulle et le monarchisme de Napoléon, les deux hommes nous paraissent cependant plus près l’un de l’autre qu’ils ne le sont de Pétain. Certes, Napoléon a voulu en finir avec la République tandis que de Gaulle a remplacé une République par une autre. Mais, tandis que la haine de la République de Vichy était pour nombre de ses partisans une haine de 1789, une attitude contre-révolutionnaire, Napoléon était à sa manière un enfant de la Révolution et de la République qu’elle avait engendrée. Les deux Républiques que Napoléon et de Gaulle ont renversées avaient en commun des traits que l’un et l’autre détestaient mais tous deux furent les chefs d’un État républicain. Ils entendaient instaurer un régime qui leur donnerait le pouvoir le plus large possible et qui mettrait fin à la souveraineté parlementaire, aux factions et aux partis. L’un et l’autre, fins politiques, entendaient jouer avec le temps et avec les valeurs de leur époque. Ces deux machiavéliens savaient jusqu’où ne pas aller trop loin ni trop vite. Ils surent attendre que la « poire soit mure ». Tous deux s’emparèrent du pouvoir en plusieurs temps et, comme le rappelle l’auteur lui-même, de manière semblable, par des « coups d’État légaux » appuyés par l’armée et sans effusion de sang. Napoléon fut pendant cinq ans le Premier consul de la République avant d’instaurer l’Empire et de Gaulle attendit quatre années avant de lancer son offensive pour l’instauration de l’élection présidentielle au suffrage universel. Ni l’un ni l’autre n’entendaient prendre la République de front. De Gaulle était, il est vrai, plus raisonnable que Napoléon et la République qui avait remporté la guerre en 1918 lui paraissait légitime, d’autant qu’à la différence de son illustre devancier, il n’avait pas l’intention de « se faire dictateur ». Mais l’un et l’autre auraient pu dire : « l’Etat c’était moi » et ils ont tous deux exercé pleinement le pouvoir. Pétain n’a gouverné réellement qu’une France réduite et seulement pendant deux années. Même pendant cette courte période son pouvoir fut loin d’être total. Ce vieillard était écartelé entre les exigences allemandes et les influences des différentes factions qui se disputaient le pouvoir à Vichy. En outre, Napoléon et de Gaulle aspiraient à être des grands hommes et l’ont été. Ce ne fut pas le cas de Pétain, condamné et oublié. L’un et l’autre ont donné naissance à un courant politique important et durable. Il existe un héritage napoléonien. Il existe un héritage gaulliste. Il n’existe pas d’héritage pétainiste.

Enfin, Napoléon et de Gaulle ont voulu tous deux que leur pouvoir bénéficie de l’onction du suffrage universel. Il s’agissait pour eux d’objectiver le lien reliant directement le chef au peuple. Pétain, lui, ne consulta jamais les Français.
Voici donc quelques arguments avancés pour alimenter le débat sur un ouvrage qui mérite indéniablement la discussion. Un ouvrage qui apporte un autre regard sur Napoléon, un regard salutaire sur le « mal napoléonien ».

Gérard Grunberg

 

Napoléon, gouverner c’est commander, par GILLES VERGNON

A propos du livre de Gérard Grunberg, Napoléon Bonaparte. Le noir génie, CNRS Editions, 2015, 230p, 22€
(Article paru dans L’OURS 450, juillet-août 2015)
Grunberg_napoleon_450À gauche, au XXe siècle du moins, on ne s’intéresse guère à Napoléon… La parution, un an après l’essai de Lionel Jospin sur Le mal napoléonien (Seuil, 2014, L’OURS 438 ), du livre de Gérard Grunberg, politiste bien connu, spécialiste du socialisme, ne manque pas d’intriguer… On peut évidemment invoquer un « effet bicentenaire » qui permet, deux siècles après la chute de l’Aigle, la multiplication des publications sur l’Empereur, ses actes, ses campagnes et son bilan. Mais, chez Gérard Grunberg comme auparavant chez Lionel Jospin, il s’agit sans doute d’autre chose.
La forme des deux livres est d’ailleurs semblable. Lionel Jospin avertissait d’emblée : son ouvrage était un essai, « un essai d’un homme politique » même, qui entendait « examiner si les quinze années fulgurantes du trajet du premier Consul et de l’Empereur ont servi la France… et ont été fructueuses pour l’Europe ». « La réponse est non », tranchait-il d’emblée, donnant le ton d’un ouvrage qui procédait, en six chapitres, à une relecture zénithale de l’ensemble de la période révolutionnaire, consulaire et impériale et de ses suites jusqu’en… 2014. Gérard Grunberg prévient de même : son livre est également un essai, non un ouvrage d’histoire, qui cherche « la clé » d’un phénomène politique dont le cœur est l’antilibéralisme, et dont la portée principale est le retard pris par la modernité politique en France (« le prix d’une modernité retardée par un antilibéralisme absolu »). Si l’inspiration générale du livre, comme ses conclusions, sont communes avec celles de Lionel Jospin, la méthode est différente. Gérard Grunberg entend mettre au centre de sa recherche la personnalité de Napoléon lui-même et son « noyau de convictions » sur l’État, l’histoire, la révolution… et l’humanité. Il procède donc à une relecture systématique des témoignages laissés par ses contemporains, des plus connus (Le Mémorial de Sainte-Hélène, Chateaubriand, Madame de Staël…) aux moins connus (Bourrienne, madame de Rémusat…). Le résultat, même attendu, est saisissant. On redécouvre un homme porté par l’hubris, persuadé de s’inscrire dans les pas d’Alexandre et de César, refusant le régime représentatif, assénant que « pour gouverner, il faut être militaire : on ne gouverne qu’avec des éperons et des bottes ». Surtout, le « noir génie » entend délibérément dresser un barrage contre la modernité libérale, dont il perçoit bien la dynamique, en portant à son terme la centralisation administrative initiée sous l’Ancien Régime et en s’appuyant sur les aspirations populaires à l’égalité plus qu’à la liberté (c’est le « despotisme démocratique » analysé déjà par Tocqueville). Après sa chute, la force de la légende et l’éclat de l’épopée militaire impériale, de même que la perfection de la machine administrative dont ils ont héritée, n’ont pas permis aux libéraux de prendre leurs distances face à cet héritage empoisonné…
La thèse a bien sûr sa cohérence… Mais n’est-elle pas un peu unilatérale, fondée sur une instruction uniquement à charge du corpus documentaire mobilisé? C’est sans doute ce que discuteront les spécialistes de la période. Quoi qu’il en soit, les deux livres successifs de Lionel Jospin et Gérard Grunberg nous rappellent toute l’importance de l’hybridation républicaine du socialisme français.
Gilles Vergnon

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