jeudi 28 mars 2024
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Quand le théâtre témoigne du réel, par ANDRE ROBERT

L’OURS va au théâtre : À propos de Ceux qui restent, de David Lescot, concepteur et metteur en scène, avec Marie Desgranges et Antoine Mathieu, Vu au théâtre Dejazet, Paris 11e ; et Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Charles Berling, Co-production Scène nationale de Toulon, TNS Strasbourg, Théâtre du Gymnase Marseille, Théâtre d’Antibes. Tournée en cours.Lorsque le cinéma se fait document du temps présent, il mobilise le plus souvent, autant que faire se peut, les témoins filmés en et pour eux-mêmes, hors des exigences attendues de professionnels du spectacle.

Théâtre-document
C’est pour cette difficulté à produire des témoins sur une scène avec ce que cela suppose de professionnalité dans la profération et la monstration que plus délicat est le théâtre-document pris à la lettre. En créant Ceux qui restent, David Lescot, concepteur et metteur en scène, s’y est risqué, à partir de récits de deux enfants rescapés du ghetto de Varsovie, Paul Felenbok et Wloda Blit-Robertson. Usant d’un dispositif minimaliste constitué de deux chaises faisant face au public, Marie Desgranges et Antoine Mathieu sont tour à tour l’interviewer et le témoin interviewé. C’est à la fois très simple tout en étant joué, extrêmement poignant mais sans recherche de pathos. Le soir de la reprise de ce spectacle (doit-on l’appeler ainsi ? oui et non) qui a déjà rencontré le succès et est encore promis à un bel avenir, Paul Felenbok, présent, a juste dit que le fardeau qu’il porte depuis son enfance lui semble un peu moins lourd maintenant qu’Antoine Mathieu l’incarne à la scène. Toute la puissance historique et personnelle de cette représentation était ainsi sobrement résumée.

Autre type de théâtre du réel, pourtant loin du théâtre-document, cette pièce au titre étrangement poétique : Dans la solitude des champs de coton. Il y a 25 ans Patrice Chéreau, promoteur de l’œuvre théâtrale de Bernard-Marie Koltès, une des plus fortes et originales de la fin du XXe siècle, en avait proposé une version en très grande tension physique, précisément à la Manufacture des œillets d’Ivry, qui était encore une usine désaffectée. Depuis 2016, celle-ci est officiellement devenue, après transformations de ce splendide bâtiment, le lieu d’accueil du Théâtre des Quartiers d’Ivry (fondé par un autre très grand metteur en scène, Antoine Vitez).

L’objet du désir en tension
Dans cet environnement chargé d’histoire sociale, Charles Berling nous livre une lecture non moins en tension, quoique sur un mode différent, de la même pièce qui traite fondamentalement du désir, à travers la rencontre nocturne, dans une improbable zone périphérique, du Client et du Dealer (ainsi abstraitement dénommés, personnages théâtraux désormais emblématiques). Là où Chéreau utilisait une arène nue, Berling, qui incarne le client, aux côtés de la jeune et talentueuse Mata Gabin, le dealer, nous installe dans un décor impressionnant de banlieue oubliée, avec la complicité de Massimo Troncanetti, scénographe, d’Alain Fromager, collaborateur artistique, de Marco Giusti, créateur lumière, et de Sylvain Jacques, créateur sonore (les véritables coups de poing sonores participant grandement à notre émotion) : c’est esthétiquement très fort. Si le désir est originairement le regret d’un astre à jamais perdu, s’il est par là-même voué à s’inassouvir et à se recomposer sans cesse, la pièce de Koltès en est la représentation poussée à son paroxysme, dans la mesure même où l’objet du désir (en principe possédé par le dealer) s’avère indéfini, malgré (ou à cause de) la parole initiale : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas et cette chose, moi, je peux vous la fournir ».

Et lorsque la révélation devient évidente qu’aucun des deux protagonistes n’est ou n’entre en possession de la chose désirée (qui n’existe pas autrement qu’en un fantasme fondateur), restent les rapports de corps à corps : offrande de la veste, main posée sur le bras, crachat. Travaillant aussi avec le chorégraphe Frank Micheletti, Berling traite ces moments-clés de manière extrêmement fluide, ce qui, en la contenant au bord du basculement dans la violence brute, rend la tension encore plus aiguë. Sans doute nulle part mieux que là ne peut-on comprendre la phrase de Lacan : « le désir de l’homme trouve son sens dans le désir de l’autre », la grandeur du texte de Koltès étant de lui donner une dimension poétique puissante à travers un véritable enjeu dramaturgique, remarquablement révélé dans cette mise en scène
André Robert

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