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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Dupont Lefebvre Suez L'OURS 401
L’expédition de Suez 1956, aller et retours

par CLAUDE DUPONT

à propos de Denis Lefebvre , Les secrets de l’expédition de Suez 1956, Perrin, 2010, 297 p, 22,90 €

Article paru dans L’OURS n°401,
septembre-octobre 2010, p. 8

Nous sommes un certain nombre à avoir gardé un mauvais souvenir de cet automne 1956, mais j’ai pris un grand plaisir à découvrir l’ouvrage de Denis Lefebvre, édition revue et augmentée d'un précédent ouvrage paru en 1996, dont le récit est très bien conduit et d’une lecture fort agréable. D’autre part, l’auteur a eu accès à des sources de premier ordre. Nous voici conduits à revivre l’événement dans l’épaisseur de son contexte, à la lumière de données qui jusqu’à présent n’avaient été présentés que de façon très fragmentaire.


Pour la gauche française, 1956 fut vraiment l’année terrible. La brillante victoire en janvier du Front républicain à peine arrosée, éclataient au printemps les premières manifestations d’appelés, expédiés en Algérie faire la « sale guerre » dénoncée comme telle quelques mois plus tôt. Et l’automne voyait la concomitance de deux épisodes dramatiques : l’approbation par le PCF de l’écrasement de l’insurrection hongroise par les troupes soviétiques et la conduite par un gouvernement à majorité socialiste de l’équipée de Suez qui, pour beaucoup, s’inscrivait dans la droite ligne de cette politique de la canonnière qui scanda la période coloniale.

Les faits sont clairement établis. Depuis 1888, le canal de Suez, d’une importance vitale, constitue une zone neutre qui « ne sera jamais assujettie à l’exercice du droit de blocus ». Ainsi est proclamé le double principe de neutralité et d’exterritorialité. C’est ce statut international qui va être remis en cause après le renversement du Roi Farouk en juillet 1952. En 1954, le traité du Caire préludait au départ des troupes britanniques. Les rapports entre l’Égypte et la Grande-Bretagne ne cessaient de se tendre, et à l’alliance conclue entre la Grande-Bretagne, le Pakistan, l’Iran, l’Irak et la Turquie, répondait l’entente proclamée entre l’Égypte, la Syrie, l’Arabie saoudite et le Yémen, soutenue par l’Union soviétique, qui livre de l’armement à l’Égypte. Le drame se nouait à partir du refus des États-Unis de financer le barrage d’Assouan. Le 26 juillet 1956, affirmant que « le canal paiera pour le barrage », Nasser nationalisait le canal, qui ne serait plus « le monument de l’arbitraire, de la spoliation et de l’humiliation ». C’était, pour Benoist-Méchin, « le défi le plus insolent que l’Orient ait jamais lancé à l’Occident » et qui amenait Français et Britanniques, pour lesquels le canal était un enjeu crucial, tant d’un point de vue économique que stratégique, à envisager une réaction rapide.

Guy Mollet et Anthony Eden

Qu’un gouvernement à prédominance socialiste ait si spontanément fait bloc avec le très conservateur Anthony Eden est un paradoxe apparent que Denis Lefebvre analyse avec précision. En 1938, appartenant à la tendance pacifiste de la SFIO, Guy Mollet avait été munichois. Plus tard, il avait participé à la Résistance, mais il restait obsédé par l’erreur d’appréciation des pacifistes des années trente. Or, Nasser incarnait à ses yeux un nouvel Hitler. Guy Mollet ne partageait pas le point de vue de nombreux intellectuels de gauche, qui distinguaient le nationalisme des vieilles puissances, dénoncé comme dangereux, et le nationalisme des pays récemment décolonisés, estimé progressiste. Pour lui, La philosophie de la Révolution de Nasser, qui faisait de l’Égypte le cœur du panarabisme, qui prétendait unifier le monde arabe contre l’Occident, et appelait à « répandre notre civilisation jusqu’au centre de la forêt vierge » évoquait le souvenir de Mein Kampf. Et cette volonté d’en finir avec l’État d’Israël onze ans après la fin de la Shoah était insupportable à ce socialiste, profondément sioniste, qui se sentait très proche de Ben Gourion. N’oublions pas non plus les 80 000 porteurs d’actions du canal et la menace qui pèserait désormais sur les approvisionnements en pétrole. Et puis – et surtout, d’après certains –, la France est engluée dans la Guerre d’Algérie. Renverser Nasser, ce serait porter un coup dur au FLN, dont on surestime alors l’aide qu’il reçoit de l’Égypte.

Tout pousse donc le gouvernement à agir de concert avec les Britanniques qui ont besoin de garder de solides garanties sur le contrôle du canal s’ils veulent continuer à jouer un rôle au Moyen-Orient. La volonté d’action commune ira si loin qu’à la fin septembre 1956, Guy Mollet propose à un Eden stupéfait l’adhésion de la France… au Commonwealth.
Seulement, les Britanniques comptent d’emblée sur le soutien de l’indéfectible allié américain. Or les États-Unis sont en pleine élection présidentielle et, en outre, sous la houlette d’Eisenhower, ils entendent suivre une double ligne : maintenir l’amitié avec les alliés traditionnels mais, en même temps, laisser ouverte la voie d’une entente avec les pays non alignés, au nom d’un anticolonialisme de principe, en leur offrant une alternative à l’alliance soviétique. Une ligne bien contradictoire, qui s’avérera improductive et qui en fait conduisait plus au conflit qu’à la paix.

L’isolement franco-britannique

Dès lors, la Grande-Bretagne et la France se retrouvaient bien isolées. Les Américains excluant d’emblée toute intervention militaire, on assista à un enlisement onusien. Pendant deux mois, on vota des motions sur la nécessité de distinguer le droit à la propriété, revenant à l’Egypte, et l’exercice de la gestion, qui devait relever d’un organisme international, solution évacuée par Nasser. Voyant que le temps travaillait pour le Raïs, la France et la Grande-Bretagne décidèrent de passer à l’action.

On reste rêveur devant le montage de l’opération. Fin octobre 1956, se tinrent à Sèvres une série de réunions tripartites franco-israélo-britanniques où fut imaginé, Ben Gourion s’étant difficilement laissé fléchir, une combinaison d’une grande naïveté : Israël, s’estimant menacé, passerait à l’attaque et les Franco-Britanniques interviendraient dans la foulée pour séparer benoitement les belligérants. Le secret devait être éternellement gardé sur cet étonnant protocole dont les signataires s’acharneront à nier l’existence.

Menée sur de telles bases et dans un tel contexte, on se doute que l’odyssée, malgré le succès incontestable du débarquement, ne devait pas aller très loin, d’autant plus qu’elle fut handicapée par les tergiversations des Britanniques, qui avaient la direction des opérations et qui ne voulaient à aucun prix d’une occupation même provisoire du canal par l’État hébreu. D’où un délai trop important entre l’assaut israélien, qui, dès le 31 octobre avait coupé en deux le Sinaï, et l’intervention Franco-britannique lancée le 5 novembre ; d’où des pertes de temps importantes au cœur même de l’expédition. L’ultimatum soviétique, assorti de menaces que les États-Unis feignirent de prendre au sérieux pour contraindre les Britanniques à tout arrêter, marqua la fin de l’expédition. D’autres éléments sont évoqués, comme les pressantes interventions auprès du gouvernement des pays du Commonwealth, de l’Inde notamment, ainsi que l’état de santé défaillant d’Anthony Eden. Mais un élément a dû peser lourd dans la balance. Le 6 novembre, la Banque d’Angleterre perdait 300 millions de dollars, et devant le spectre d’une sévère dévaluation, Washington faisait savoir que l’arrêt immédiat des hostilités était la condition du soutien financier des États-Unis et du FMI.

Cela dit, il serait injuste d’imputer tous les torts à Guy Mollet. En dehors des communistes et des poujadistes, la classe politique française soutenait l’opération militaire. De Gaulle regrettait seulement qu’elle fût dirigée par les Britanniques, et François Mitterrand, qui chercha plus tard à se défausser, fut le très brillant et très passionné porte-parole du gouvernement au Sénat lors du débat sur la question. Seuls à la SFIO, Oreste Rosenfeld et Marceau Pivert firent connaître d’emblée leur opposition. Quant à Gaston Defferre, il se signala en proposant le détournement des sources du Nil…

Pour les Occidentaux, le bilan de l’expédition fut franchement négatif. L’émergence des pays dits non alignés, amorcée à Bandoeng en 1955, s’accentua, avec Nasser en figure de proue. Les États-Unis eurent certes la satisfaction de voir la Grande-Bretagne évincée du Proche-Orient, à leur profit pensaient-ils, mais ils allaient être rejetés au même titre que les Européens par de jeunes puissances qui se tourneront plus volontiers vers une Union soviétique ravie de poser en championne de la liberté au moment où elle écrasait le peuple hongrois. En Algérie, le FLN comprenait que l’adversaire était bien affaibli et, victorieuse sur le terrain, l’armée française devait se retirer d’Égypte, au grand dam de chefs militaires de plus en plus convaincus qu’on ne pouvait rien attendre de bon d’un pouvoir civil si velléitaire. Cependant, Guy Mollet s’est toujours dit persuadé que c’était cette opération qui avait assuré la survie d’Israël.

Et maintenant, faire l’Europe !

Il convient de signaler un effet positif, fût-il indirect. Quand Guy Mollet apprit téléphoniquement la décision de l’arrêt des Britanniques, il parait que le Chancelier Adenauer était dans son bureau. À son interlocuteur atterré, Adenauer aurait lancé : « Et maintenant, il faut faire l’Europe ! » Convaincus qu’ils ne pouvaient plus compter sur le soutien inconditionnel des États-Unis, les Européens hâtèrent leur marche. En mars 1957, était signé le traité instituant le Marché commun et l’Euratom.

C’est vrai que cette courte guerre fut le fruit d’une des grandes bévues de la politique française. Mais suivons Denis Lefebvre qui refuse toute vision manichéenne de l’Histoire. En refusant de céder au coup de force, en voulant qu’une infrastructure issue d’une coopération internationale, si utile à la majorité des pays, reste sous contrôle international et ne tombe pas sous la coupe d’un seul État, voire d’un seul homme, les socialistes français n’avaient pas le sentiment d’être infidèles à leur tradition et à leurs convictions.

Claude Dupont
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