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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Jaurès L'OURS 1994 Fuzier Dupont Cerclier
L’OURS et le 80e anniversaire de la mort de Jaurès
3 articles parus dans L’OURS n°252, septembre-octobre 1994

La raison de Jaurès, Éditorial de Claude Fuzier
Jaurès et les intellos, par Claude Dupont
Jaurès et Alain, par Henri Cerclier

LA RAISON DE JAURES
Par Claude Fuzier

La commémoration des événements de 1944 est compréhensible et légitime. Comme l’est la place plus modeste réservée à ceux de 1914, à remettre à l’ordre du jour dans vingt ans, en l’absence à peu près garantie de témoins ayant des souvenirs. Et Jean Jaurès, le premier tué de la grande guerre de trente ans qui allait détruire la suprématie européenne, sera alors aussi loin des vivants que Vercingétorix ou Jeanne d’Arc.

Cette année, un louable effort aura été fait à l’initiative d’une équipe animée par Paul Quilès, élu dans le Tarn qui fut la base électorale de Jaurès. D’autre part une réédition de la thèse du normalien Jaurès sur « la réalité du monde sensible » a été annoncée avec une présentation un peu abusive : le chef d’oeuvre de Jaurès ! Soyons indulgent pour les exigences de la publicité, qui est faite de moins en moins dans la nuance, et laissons lui le soin de qualifier l’Armée nouvelle.

L’intérêt de cette réédition est cependant réel. L’étudiant Jaurès, loin encore du socialisme politique, s’inscrit délibérément dans la ligne de la pensée matérialiste, d’Epicure à Maine de Biran. Le choix du sujet révèle une tournure d’esprit rendant compréhensible le futur ralliement au marxisme et le rendant possible pour une réflexion critique respectueuse de l’essentiel.

On le sait : le jeune homme devenu l’adulte engagé dans le combat politique ne sera jamais un simple vulgarisateur de la pensée de Marx. Au contraire, il la prendra pour la triturer et la confronter à la réalité française, mariage compliqué des apports du dix-huitième siècle et du socialisme utopique ou idéaliste du dix-neuvième. Il existe réellement un marxisme-jaurésien, qui vaut bien le marxisme léniniste qui nous a soûlé pendant soixante-dix ans avant de nous conduire à M. Eltsine. Et il est évident que la mort prématurée de Jean Jaurès (il aurait eu 80 ans en 1939, de trois ans plus jeune que Pétain !) nous a privé de la poursuite de sa réflexion toujours audacieuse et d’autant plus intéressante que l’homme aurait été confronté au déroulement de la guerre de Trente ans.

Le jeu auquel beaucoup se livrèrent dans les années qui suivirent son assassinat, souvent pour des raisons de polémique politique, et qui consistait à essayer de savoir ce qu’aurait fait Jaurès devant la guerre devenue réalité quotidienne ou devant la révolution russe, n’a aucun intérêt. L’unique certitude est qu’il ne serait pas resté silencieux et que le résultat de ses réflexions nous manque assurément, non parce qu’il faudrait déifier Jaurès, qui devait être au moins d’accord avec Clemenceau pour dire que les cimetières étaient plein de gens irremplaçables, mais parce qu’une oeuvre inachevée laisse toujours des regrets et parfois une sensation de malaise.

Il est vrai que la guerre de Trente ans en laissera beaucoup d’autres. La mort de Jaurès est aussi de ce point de vue symbolique. Les millions de jeunes hommes qui allaient mourir, inconnus de tous sauf de leurs familles et de leurs amis, représentent un des gâchis les plus évidents de l’histoire. Combien de créateurs, de savants, de penseurs et de reproducteurs de futurs créateurs, savants, penseurs l’Humanité a-t-elle alors perdu ? Combien de Jaurès en puissance ?

Accoutumés aux mystères de la nature, que la vulgarisation par les médias met à notre portée, nous avons souvent perdu nos capacités d’étonnement, d’admiration ou d’indignation. Le généreux gaspillage de milliards d’oeufs des poissons ou des spermatozoïdes des mammifères (nous en sommes) nous laisse indifférents. Le grand massacre des innocents dans la vie animale – on y tue d’abord les plus jeunes parce que les plus faibles – la vision des bébés tortues courant vers la mer sous les attaques répétées et efficaces des oiseaux, nous laissent au mieux curieux.

Oui, mais nous, nous savons. Qui nous oblige à faire de même à l’égard de nous, alors que nous savons. Depuis le début de ce siècle… la guerre de Trente ans, les camps nazis et soviétiques, le Vietnam, le Cambodge, le Rwanda et mille massacres de moindre importance un peu partout, au nom de n’importe quoi, la race, la nation, la foi religieuse, la construction idéologique, le pouvoir…

Nous savons ce que ne savent pas les petits oiseaux et les petites tortues et cependant nous faisons comme eux, avec en plus des discours justificatifs ? Pauvre et cher Jaurès, en quête de la paix et des raisons pour lesquelles celle-ci semble anormale pour l’espèce humaine. Actualité de Jaurès : célébrons les victoires, commémorons les fastes militaires, sonnons aux morts devant les tombes et imaginons un monde privé de ces célébrations, de ces commémorations et de ces sonneries parce que la raison de Jaurès serait devenue celle de tous.

Claude Fuzier

JAURES ET LES INTELLOS
Article de Claude Dupont, à propos du livre
Jaurès et les intellectuels, sous la direction de Madeleine Rebérioux et Gilles Candar. Avec le concours du CNL, Les Editions de l’Atelier, 1994.

A la fin du 19e siècle, il n’est pas facile d’être considéré à la fois comme socialiste et comme intellectuel. Et en France, peut-être moins qu’ailleurs. La méfiance est réciproque. Les intellectuels ont été identifiés en tant que tel en s’engageant publiquement lors de l’Affaire Dreyfus et ils ont été choqués par la froide neutralité que gardèrent, en cette occasion la plupart des socialistes et notamment ceux du Parti ouvrier français. D’autre part, les premières décennies du vingtième siècle vit la victoire de l’idéologie républicaine, ce qui ne favorisa pas le développement d’une culture marxiste en France : organiser des luttes sociales, conduire des grèves dures, n’était-ce pas courir le risque de diviser le grand parti Républicain ?

Socialistes et intellectuels
Quant aux socialistes français leurs rapports avec les intellectuels sont pour le moins, ambigus. Par delà leurs divergences, les socialistes Russes s’accordent à trouver satisfaisante la définition que donne Lavrov de l’intellectuel : «Un homme qui, armé de l’esprit critique d’une part et, d’autre part, soulevé par un esprit de justice, tend en se développant toujours… à réaliser un certain idéal. Les socialistes français, eux, n’ont pu aboutir à une définition cohérente et s’en tiennent à des a priori quelque peu négatif : «L’intellectuel est, en général, le valet des maîtres de la société.» A la rigueur, il peut avoir un rôle auxiliaire, aider, comme le souhaite Lagardelle, le prolétariat à formuler des lois et des principes, mais il importe de se défier de tout «socialisme de la chaire» et le ralliement des intellectuels au parti des travailleurs ne peut s’opérer que sur une base strictement individuelle.

D’ailleurs, où trouve-t-on ces fameux intellectuels ? Les journalistes se regroupent dans de prétendus syndicats qui ne sont que des amicales à but étroitement corporatiste, les ingénieurs sont du côté des patrons, les médecins n’apportent qu’un très faible intérêt à la médecine du travail, les avocats sont soupçonnés de se tourner vers les ouvriers surtout au moment des campagnes électorales, et les Normaliens Supérieurs eux-mêmes ne fournissent que de faible effectifs aux partis se réclamant du socialisme.

C’est à ce niveau qu’il convient d’apprécier l’originalité de Jean Jaurès. Intellectuel, Jaurès l’est par goût, par éducation et par conviction. Le socialisme ne saurait être, pour lui, le simple accomplissement d’une nécessité économique, où il constitue surtout la formule plus accomplie de l’humanisme moderne qui doit permettre à l’individu de laisser s’épanouir l’ensemble de ses facultés intellectuelles et critiques.

Aussi n’a-t-il jamais renoncé à l’exercice de la critique littéraire, avec d’évidents bonheurs d’écriture quand, par exemple, il évoque chez Verlaine « cette mélancolie fluide de poésie montant sous la lune ». Et, il reste jusqu’au bout fidèle à un rationalisme qui puise ses sources au siècle des lumières et à la permanence du message grec, il n’est rien moins qu’un précurseur du «réalisme socialiste», tout en se défiant du décadentisme, il sait saluer la quête moderne des symbolistes et des avant-gardistes.

Plus inattendue est l’évocation d’un Jaurès fréquentant les salons, et qui fut, notamment, un « jeudiste » assidu du salon de la Marquise Arconati-Visconti, où notre tribun côtoyait des hommes fort peu progressistes, qui ne lui ménageaient ni les critiques ni les sarcasmes, quand ils lui reprochaient par exemple d’être « un Cicéron engagé dans une bande de Catilina, en s’imaginant la conduire ». Au niveau idéologique, on ne le voit guère partager avec eux qu’un anti-féminisme assez viscéral.

En tout cas, le militant a su atteindre au milieu qui est à l’intersection du monde intellectuel et des couches populaires : les instituteurs. Il est significatif que le journal auquel il collabora le plus régulièrement fut La revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur. En touchant des milieu d’enseignants, Jaurès avait conscience de contribuer à rapprocher la démocratie rurale du prolétariat ouvrier.

La statue de Jaures
Paradoxalement, on peut se demander si Jaurès est, de nos jours, perçu comme un « intellectuel ». Dans son analyse très fine, J.-P. Rioux souligne que l’hagiographie a sans doute nui à l’homme politique : en France, chaque courant de gauche a cherché prioritairement à se réclamer de Jaurès et cette sorte de béatification laïque « l’a condamné à être un auteur de réponses plutôt que de questions. Ce qui le condamne à l’obsolescence inévitable de la réponse et à une méconnaissance de la modernité qu’on pourrait retirer de l’examen de son questionnement. Et Léon Blum empoisonnait involontairement l’hommage qu’il lui rendait en 1935 : “J’ai toujours cherché dans la vie et dans l’œuvre de Jaurès, non pas des arguments mais une leçon”. »

L’œuvre de Jaurès n’aura guère été mise, c’est vrai, à l’épreuve de la critique. Mais pour supporter et surmonter ses déchirements, ses divisions et parfois ses reniements, la gauche française avait aussi besoin d’un apôtre. Sans doute Jaurès était le plus apte à être celui-là.

Claude Dupont

JAURES ET ALAIN
par Henri Cerclier

à propos de Association des Amis d’Alain, Bulletin n°77.

On sait l’admiration réciproque de ces deux hommes l’un pour l’autre. Un témoignage nous en est offert par la publication, dans le bulletin de juin 1994 de l’Association des amis d’Alain, des propos écrits par celui-ci en octobre et novembre 1949 sur l’Histoire socialiste de la Révolution Française de Jaurès. (Bulletin d’ailleurs d’une particulière valeur où l’on peut lire une remarquable conférence de André Comte Sponville sur l’existence et l’esprit selon Alain, et 30 propos d’Alain sur le désir, l’amour et la jalousie).

Pour s’en tenir aux réflexions d’Alain ici rapportées sur l’Histoire socialiste de la Révolution Française, ce qui en fait la portée c’est qu’elles soulignent l’originalité des éclairages projetés hors des vues généralement développées, annoncées, reprises. Alain note « la richesse incroyable des documents recueillis par Jaurès au point de se demander où il a pris le temps de trouver et de lire tous ces documents ». D’où s’appuie et se justifie le neuf des examens et des conclusions.

Telles les analyses réelles du travail dans ses divers aspects d’activité « d’emmêlement d’intérêts et de travaux » de la bourgeoisie du négoce, du salariat industriel, de la production paysanne, de l’artisanat de ville. Jaurès, selon Alain, s’avère « bon marxiste en ce sens qu’il ne cesse de suivre l’événement économique, et qu’il retrouve ainsi le temps ». Par ailleurs, Alain montre Jaurès exceptionnellement préparé à une compréhension des structures, des événements, des ambitions et des passions par l’expérience du politique et de l’homme de jugement qu’il est – et qui contrairement à ce qu’on pourrait supposer ou craindre – « le détourne d’un pessimisme qui aveuglerait l’historien ». « Avant d’avoir lu Jaurès, je mettais, écrit Alain, tout ensemble. Mais tout ne fut pas ensemble. Il fallait faire la Révolution et la faire sans cesse ». Et vient s’ajouter cet aveu qui est bel hommage : « Il y a des influences impénétrables, par exemple celle de Lagneau sur Herr, celle aussi de Herr sur Elie Halévy, Jaurès agit sur eux tous et sur moi. Comment, je ne sais ».
Henri Cerclier


PS: Comment ne pas saluer l’extraordinaire performance qu’est l’édition intégrale des 3083 propos d’un normand, d’Alain, de 1906 à 1914, par Robert Bourgne et ses associés de l’Institut Alain. Une œuvre considérable éclairée par des introductions pénétrantes et un appareil critique d’exceptionnelle qualité (4 volumes parus).
 

 
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