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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Blum/Luna Park
Léon Blum et les événements d’Espagne
Luna Park, le 6 septembre 1936

Publié dans Recherche socialiste 36 septembre 2006 p. 75-83 (d’après la brochure Les événements d’Espagne, 1936.


Ce discours prononcé par Léon Blum le 6 septembre 1936 à la fête commémorative de la République organisée par la fédération de la Seine au stade de Luna Park a été publié dans Le Populaire le lendemain. Il a, quelques semaines plus tard, été diffusé sous forme de brochure sous le titre Les événements d’Espagne (Imprimerie du commerce et des postes, Paris, 1936, 19 p). Comme il le dit d’entrée, Léon Blum s’est invité à cette manifestation pour répondre aux interrogations de ses camarades sur sa politique. Son intervention garde encore une grande puissance d’émotion.

Je n’étais pas inscrit au programme de cette fête. C’est moi qui, hier soir, à la fin d’une journée assez dure et après m’être entretenu avec mes camarades délégués des usines métallurgiques de la région parisienne, ai pris le parti soudain de demander à la fédération socialiste de la Seine de m’accorder aujourd’hui son hospitalité. Je m’étais entretenu avec nos camarades des usines. J’éprouvais le besoin de m’entretenir ensuite avec mes camarades et mes amis de la fédération. Je n’ai pas besoin de vous dire longuement maintenant pourquoi. Je ne ferme pas les yeux, croyez-le bien, à la réalité. Je ne voulais pas laisser s’installer un malentendu cruel entre le gouvernement de Front populaire que je préside, et une partie tout au moins des masses ouvrières sans m’expliquer, parce que je ne veux à aucun prix le laisser subsister.
On se demandera peut-être si je parle en qualité de chef du gouvernement ou en qualité de militant socialiste. Qu’on se pose ailleurs la question, si l’on veut, mais pas ici. Du reste, je vous avoue que je n’arrive pas à distinguer très bien en ce qui me concerne entre les deux qualités. En tant que chef du gouvernement, je ne pourrai pas bien entendu vous dire ici plus que je pourrai dire ailleurs. Comme militant, il n’y a pas une seule de mes pensées que j’entende aujourd’hui dissimuler.
Tout d’abord, je vais vous poser une question que chacun de vous pourrait se poser à lui-même. Est-ce qu’il y a ici un seul homme, en accord ou en désaccord avec moi sur la question que je vais traiter, qui croie que j’ai changé depuis trois mois ? Trois mois d’exercice du pouvoir auraient-ils fait de moi un homme autre que celui que vous connaissez depuis tant d’années ? Car, il y a trois mois aujourd’hui même que nous nous sommes présentés devant les Chambres. Et je vous assure que ces trois mois me paraissent à moi, en ce moment, aussi longs que je ne sais combien d’années, non pas peut-être seulement par l’œuvre accomplie, mais parce que cette suite de jours sans répit et de nuits sans sommeil font trouver la course du temps étrangement lente.
Vous savez bien que je n’ai pas changé et que je suis toujours le même. Est-ce que vous croyez qu’ici il y a un seul de vos sentiments que je n’éprouve pas et que je ne comprenne pas ? Vous avez entendu l’autre soir, au Vélodrome d’hiver, les délégués du Front populaire espagnol ; je les avais vus le matin même. Croyez-vous que je les aie entendus avec moins d’émotion que vous ? (Applaudissements.) Quand je lisais comme vous dans les dépêches le récit de la prise d’Irun et de l’agonie des derniers miliciens, croyez-vous par hasard que mon cœur n’était pas avec eux ? Et est-ce que vous croyez, d’autre part, que j’aie été subitement destitué de toute intelligence, de toute faculté de réflexion et de prévision, de tout don de peser dans leurs rapports et dans leurs conséquences les événements auxquels j’assiste ? Vous ne croyez rien de tout cela, n’est-ce pas ? Alors ?
Si j’ai agi comme j’ai agi, si j’agis encore comme j’estime qu’il est nécessaire d’agir, alors il faut qu’il y ait des raisons à cela, il faut bien qu’il y ait tout de même à cette conduite des motifs peut-être valables. Je les crois en tout cas intelligibles.
Je ne vous demande pas une confiance aveugle, une confiance personnelle. Mais cette confiance, du fait de ma constance avec moi-même, du fait de ma conscience de militant et de cette faculté, après tout, de jeter sur les événements un regard empreint de quelque clairvoyance raisonnable, cette double confiance, je crois que vous pouvez tout de même l’avoir pour moi. Alors, ces motifs ? Dans toute la mesure où cela est possible, je veux essayer de vous les faire comprendre maintenant, vous parlant face à face, moi chef du gouvernement, et vous militants du Front populaire. (Applaudissements.) Vous pensez bien qu’aucun des arguments qui vous sont familiers ne m’échappe. Je sais très bien, en cette affreuse aventure, quels souhaits doivent nous imposer l’intérêt national, l’intérêt de notre pays, en dehors de toute espèce d’affinité ou de passion politique. Je suis obligé ici de mesurer mes mots, et vous le comprendrez. Je sais que le maintien du gouvernement légal de la République espagnole garantirait à la France, en cas de complications européennes, la sûreté de sa frontière pyrénéenne, la sûreté de ses communications avec l’Afrique du Nord et, sans que je me permette aucune prévision sur un avenir que nul ne connaît exactement, je peux pour le moins dire que du côté du gouvernement militaire, il nous est impossible de prévoir avec certitude quelles seraient ou les obligations ou les ambitions de ses chefs.
Je dis que d’un côté, il y a pour nous une sécurité et, de l’autre, qu’il subsiste pour le moins un risque. Quiconque se place au point de vue de l’intérêt immédiat du pays doit sentir cela et je le sens comme chacun de vous. Et, si quelque chose aujourd’hui doit être aux yeux de tous un affreux scandale, c’est que cet intérêt évident de la France ait été à tel point méconnu par une presse partiale jusqu’au crime et jusqu’à la trahison (applaudissements), faisant passer par-dessus tout certain esprit personnel de représailles ou certain égoïsme collectif de classe. Je ne veux pas chercher les mobiles qui, d’ailleurs, diffèrent selon les individus. Je ne sais pas comment, dans d’autres pays, cette campagne aurait été accueillie, ni jusqu’à quel endroit précis elle aurait pu conduire leurs auteurs. Dès la rentrée des Chambres, nous tâcherons de trouver le moyen de mettre fin à cela. (Applaudissements.) Mais, sur le fond des choses, je le répète, je n’ai pas plus de doute que vous.
La question du droit public n’est pas plus douteuse que la question de l’intérêt direct et national de la France. Comme nous l’avons dit nous-mêmes dans un document public, le gouvernement constitué par le président de la République Azana, conformément aux directions tracées par le suffrage universel consulté, est le gouvernement régulier d’une nation amie. Quand il s’agit de ces mots : gouvernement légal, gouvernement régulier, j’aime mieux y ajouter, quant à moi, les mots ou la formule de « gouvernement issu du suffrage universel et correspondant à la volonté et à la souveraineté populaires ».
Car, camarades, je ne veux chercher que dans notre propre Histoire. Notre Histoire de France nous enseigne que certains gouvernements, en dépit de la légalité formelle, ont pu ne pas représenter exactement la volonté et la souveraineté populaires et que peut-être cette volonté et cette souveraineté résidaient plus exactement dans les mouvements qui les ont renversés. Je peux aussi vous signaler qu’en Espagne le gouvernement légal est en face d’une rébellion militaire. Mais je m’adresse ici à votre imagination, pas à autre chose qu’à votre imagination. Vous pourriez, à la rigueur, concevoir des cas où, contre tel gouvernement, qui n’existe pas, mais qui pourrait exister, comme tel gouvernement disposant de la légalité formelle, un mouvement militaire pourrait recueillir et attirer et justifier vos sympathies profondes. Par conséquent, employons de préférence les formules dont je me suis servi : gouvernement issu du suffrage universel, gouvernement répondant à la volonté et à la souveraineté populaires, selon la règle des majorités qui est la loi dernière des démocraties. Pas de doute là-dessus. Pas de doute que si nous nous plaçons sur le terrain strict du droit international, du droit public, seul le gouvernement légal aurait le droit de recevoir de l’étranger des livraisons d’armes, alors que ce droit devrait être refusé sévèrement aux chefs de la rébellion militaire. (Applaudissements.)
Oui, vous avez raison de m’applaudir, mais je crois que vous aurez raison aussi d’écouter et de méditer les paroles que je vais ajouter. Dans la rigueur du droit international, si c’est une rigueur qu’on invoque comme on l’a fait dans un grand nombre d’ordres du jour dont le gouvernement a été saisi, laissez-moi vous dire que le droit international permettrait demain aux gouvernements qui jugeraient cette mesure commode, de reconnaître comme gouvernement de fait la junte rebelle de Burgos, et qu’à partir de cette renaissance de fait, sur le terrain du droit international (terrain moins solide que vous ne le pensez) des livraisons d’armes pourraient être faites à ce gouvernement rebelle aussi bien qu’au gouvernement régulier. Cette reconnaissance de fait, il y a eu des moments où elle a paru possible, dans certaines éventualités ; elle le deviendrait encore demain. En tout cas, dans la réalité des choses, tout s’est passé comme si certaines puissances avaient reconnu le gouvernement rebelle comme un gouvernement de fait et s’étaient jugées en droit de livrer des armes à ce soi-disant gouvernement de fait aussi bien que d’autres pouvaient le faire au gouvernement régulier.
Vous me dites : « Cela est contraire au droit international. » Peut-être. Pour assurer alors l’observation stricte du droit international, que d’ailleurs il devient si aisé de tourner, quel autre moyen auriez-vous que la force ? Quel autre moyen auriez-vous vu que la sommation, que l’ultimatum, avec toutes ses conséquences possibles ?
Camarades, je vous parle gravement, je le sais, je suis venu ici pour cela. Je sais bien ce que chacun de vous souhaite au fond de lui-même. Je le sais très bien. Je le comprends très bien. Vous voudriez qu’on arrivât à une situation telle que les livraisons d’armes puissent être faites au profit du gouvernement régulier et ne puissent pas l’être au profit des forces rebelles. Naturellement, vous désirez cela. Dans d’autres pays, on désire exactement l’inverse. Je vous le répète, c’est bien ce que vous pensez, j’ai traduit votre pensée ! Mais vous comprenez également qu’ailleurs on veuille agir de telle sorte que les rebelles soient munis sans que le gouvernement régulier reçoive quelque chose. Alors, à moins de faire triompher la rigueur du droit international par la force et à moins aussi que l’égalité même sur le plan du droit international ne soit rétablie par la reconnaissance de fait, alors ? Devant quelle situation se trouve-t-on ? N’espérez dans la possibilité d’aucune combinaison qui, sur le plan européen, permette d’assister les uns, sans qu’on assiste par contre les autres.
Demandez-vous aussi qui peut fournir dans le secret, par la concentration des pouvoirs dans la même main, par l’intensité des armements, par le potentiel industriel, comme on dit ; demandez-vous aussi qui peut s’assurer l’avantage dans une telle concurrence. Demandez-vous cela ! Une fois la concurrence des armements installée, car elle est fatale dans cette hypothèse, elle ne restera jamais unilatérale. Une fois la concurrence des armements installée, sur le sol espagnol, quelles peuvent être les conséquences pour l’Europe entière, cela dans la situation d’aujourd’hui ? Et alors, si ces pensées sont maintenant suffisamment claires et suffisamment présentes devant votre esprit, ne vous étonnez pas trop, mes amis, si le gouvernement a agi ainsi. Je dis le gouvernement, mais je pourrais aussi bien parler à la première personne, car j’assume toutes les responsabilités. (Vifs applaudissements.) Au nom du gouvernement que je préside, je n’accepte pas d’exception de personne ou d’exception de parti. Si nous avons mal agi aujourd’hui, je serais aussi coupable en ayant laissé faire qu’en le faisant moi-même ; je n’accepte pas ces distinctions...
Ne vous étonnez pas si nous sommes venus à cette idée. La solution, ce qui permettrait peut-être à la fois d’assurer le salut de l’Espagne et le salut de la paix, c’est la conclusion d’une convention internationale par laquelle toutes les puissances s’engageraient, non pas à la neutralité - il ne s’agit pas de ce mot qui n’a rien à faire en l’espèce - mais à l’abstention, en ce qui concerne les livraisons d’armes, et s’engageraient à interdire l’exportation en Espagne du matériel de guerre. Nous sommes donc arrivés à cette idée par le chemin que je vous trace, chemin sur lequel nous avons connu, je vous l’assure, nous aussi, quelques stations assez cruelles. Je ne dis pas que nous n’ayons pas commis d’erreurs, je ne veux pas nous laver de toute faute possible. Qui n’en commet pas ?
Le 8 août, nous avions, en conseil des ministres, décidé de suspendre les autorisations d’exportations au profit du gouvernement régulier d’une nation amie. C’étaient les termes mêmes de notre communiqué officiel. Nous l’avons fait, nous avons dit pourquoi, en espérant par cet exemple piquer d’honneur les autres puissances et préparer ainsi la conclusion très rapide de cette convention générale qui nous paraissait le seul moyen de salut. Seul moyen de salut ? Excusez-moi, je ne voudrais pas que les paroles que je vais prononcer puissent sembler cruelles ou amères à mes amis d’Espagne qui, je le sais, et je ne m’en étonne pas, jugent quelquefois notre conduite avec dureté ; cela est naturel. Je ne voudrais pas avoir l’air d’apprécier ici mieux qu’eux leurs intérêts propres et les intérêts de leur pays. Mais nous avions pensé, c’était notre conviction, que même pour l’Espagne, au lieu d’ouvrir une lutte et une concurrence nécessairement inégale, la conduite finalement la meilleure, celle qui contenait le secours le plus réel était d’obtenir cette sorte d’abstention internationale qui, alors, malgré l’inégalité criante et blessante du départ, aurait permis malgré tout à la volonté nationale, à la souveraineté nationale de reprendre et d’assurer peu à peu sa prévalence. Nous l’avions fait pour cela, et nous l’avions fait pour éviter des complications internationales dont la gravité et l’imminence ne pouvaient pas nous échapper.
Il en est résulté que, pendant un trop long temps, beaucoup plus long que nous l’avions prévu, beaucoup plus long que nous ne l’aurions voulu, en raison de cette offre peut-être trop confiante, nous nous sommes trouvés, nous, les mains liées, tandis que les autres puissances gardaient juridiquement, gardaient politiquement, jusqu’à ce que leurs engagements fussent souscrits, jusqu’à ce que les mesures d’exécution fussent promulguées, l’aisance que nous nous étions interdite à nous mêmes. C’est cette injustice, cette inégalité qui vous a fait souffrir comme nous pouvions en souffrir nous-mêmes. Mais, malgré tout, sans vouloir défendre chacun de nos actes – car, encore une fois, j’en prends la responsabilité entière, j’admets que sur tel ou tel point on me blâme –, voulez-vous mesurer la contrepartie ?
Voulez-vous vous demander : si nous n’avions pas fait l’offre du 8 août, si nous n’avions pas aussitôt après recueilli – alors que notre suspension des autorisations était conditionnelle – des adhésions sans réserve d’un certain nombre de puissances, si nous n’avions pas recueilli de leur part et de la part des plus importantes, un assentiment de principe, voulez-vous vous demander ce que serait devenu alors un incident comme celui du Kamerun ?
Avez-vous oublié la redoutable interview publiée, il y a déjà un mois, où l’un des chefs des rebelles déclarait aux représentants de la presse internationale que, plutôt que d’accepter la défaite, il n’hésiterait pas à jeter l’Europe dans les pires difficultés internationales ? Demandez-vous cela en toute conscience ; demandez-vous-le en toute bonne foi et dites-vous que cette conduite qu’on nous reproche, qui a comporté de votre part des critiques que je comprends, qui a blessé en vous des sentiments que je fais mieux que comprendre, a peut-être, en une ou des heures particulièrement critiques, écarté de l’Europe, le danger d’une conflagration générale.
Et si on me dit : « Non, vous exagérez le danger », eh bien, écoutez-moi. Je vous demanderai de m’en croire sur parole, de vous en référer à la parole d’un homme qui ne vous a jamais trompés. (Applaudissements.) Et maintenant, aujourd’hui, devant quelle situation nous trouvons-nous ? J’ai reçu hier, je vous l’ai dit, les délégués de puissantes sections syndicales qui venaient demander au gouvernement de revenir sur sa position, d’entreprendre une autre politique, une politique déclarée de secours à l’Espagne. Je vous répondrai aussi franchement et aussi clairement que je leur ai répondu hier à eux-mêmes. Aujourd’hui, toutes les puissances ont non seulement donné leur assentiment, mais promulgué des mesures d’exécution. Il n’existe pas, à ma connaissance, une seule preuve ni même une seule présomption solide que, depuis la promulgation des mesures d’exécution par les différents gouvernements, aucun d’eux ait violé les engagements qu’il a souscrits. Je répète, s’il le faut, et en pesant chacun de mes mots, ce que je viens de dire.
Et vous pensez que, dans ces conditions, nous pouvons, nous, alors, déchirer le papier que nous avons, nous-mêmes, demandé aux autres de signer alors qu’il est tout frais de leurs signatures, alors que nous sommes hors d’état de prouver que par l’un quelconque des contractants, la signature en ait été violée! Camarades, c’est une question trop grave pour qu’on la raisonne par des interruptions ou par des mouvements de séance. Je vous apporte ici matière à réflexion pour vous-mêmes, et ce n’est pas votre assentiment du moment que je vous demande ; ce que je vous demande, c’est tout à l’heure, ce soir, demain, la réflexion grave et sincère sur ce que je vous aurai dit.
Si on me demande de revenir sur les positions du gouvernement et de déchirer le papier que nous avons signé, aujourd’hui comme hier, je réponds : « Non ! » Cela ne nous serait possible que si nous étions devant la certitude prouvée que la signature d’autres puissances a été violée. Nous ne pouvons pas retirer la nôtre, et nous pouvons encore moins faire quelque chose qui, à mes yeux, serait pire encore : la trahir en fait, sans avoir le courage de la retirer. Je vous répète : impossible à mes yeux, et je parle ici, cette fois, à la première personne, impossible à mes yeux en l’heure présente d’agir autrement. Impossible d’agir autrement sans ouvrir en Europe une crise dont il serait difficile ou dont il serait malheureusement trop facile de prévoir les conséquences. (Applaudissements. Cris : « Vive la paix ! ») Camarades, je répète que dans une occasion semblable, je ne demande d’applaudissements de personne, mais que je réclame, que je revendique comme un droit l’attention de tous.
Maintenant, je veux conclure. J’ai, je peux le dire, évité le pouvoir de mon mieux pendant une assez longue suite d’années. Je l’exerce aujourd’hui dans des conditions qui ne peuvent guère faire envie à personne, et vous savez, moi, quand je dis cela, c’est vrai ! J’ai deux devoirs à remplir : un devoir à remplir envers le Parti dont je suis le délégué au gouvernement, et j’ai, comme chef de gouvernement, à remplir des devoirs vis-à-vis de la collectivité nationale auprès de laquelle, nous, Parti, nous avons contracté des obligations. Le jour où je ne pourrai plus concilier ces deux devoirs, le jour où je ne pourrai plus, sans manquer à ma solidarité disciplinée à l’égard de mon parti, pourvoir aux grands intérêts nationaux dont j’ai la charge, ce jour-là, le pouvoir pour moi deviendra impossible.
J’ajoute encore quelque chose. Je suis au gouvernement non pas à la tête d’un gouvernement socialiste, non pas à la tête d’un cabinet prolétarien, mais à la tête d’un gouvernement de coalition dont le contrat a été formé par le programme commun du Rassemblement populaire. Le programme de notre gouvernement et le programme du Front populaire doivent compter pour une large part dans la direction de la politique quotidienne intérieure ou extérieure. Cependant, nous n’avons pu tout régler par le contrat. La politique que nous venons de suivre n’a pas trouvé d’objection, de la part d’autres puissances. La convention à laquelle je déclare aujourd’hui impossible de refuser ou de soustraire la signature de la France, porte par exemple la signature de l’Union des républiques soviétiques. (Applaudissements.) Je ne puis donc pas croire que la conduite que nous avons suivie soit contraire aux principes du Rassemblement populaire et aux lignes générales du programme qu’il avait rédigé.
Mais si l’un des partis ou l’un des groupements qui ont adhéré dès sa fondation au Rassemblement populaire, qui ont apposé leur signature au bas du programmé, qui, dans le Parlement ou en dehors du Parlement, sont un des éléments nécessaires de notre majorité, juge notre conduite en contradiction avec les déclarations communes, le programme commun, les engagements communs, eh bien, qu’il le dise ! (Applaudissements.) Qu’il le dise franchement, qu’il le dise tout haut, et je vous l’assure : nous examinerons aussitôt ensemble quelles conséquences nous devons tirer de cette dénonciation du contrat.
Et maintenant, un mot encore, peut-être celui auquel je tiens le plus, celui que je vous dirai du plus profond de moi-même : tant que je resterai au pouvoir, je veux vous dire à côté de ce que je ferai ou de ce que j’ai fait, ce que je ne ferai pas, ce que je me refuse à faire. Nous avons des amis qui traitent la conduite du gouvernement de débile et de périlleuse par sa débilité même. Ils parlent de notre faiblesse, de nos capitulations. C’est, disent-ils, par cette habitude, cette molle habitude de concessions aux puissances belliqueuses qu’on crée, en Europe, de véritables dangers de guerre. Ils nous disent qu’il faut, au contraire, résister, raidir et exalter la volonté nationale, que c’est par la fierté, l’exaltation du sentiment patriotique qu’on peut aujourd’hui assurer la paix.
Mes amis, mes amis !... je connais ce langage, je l’ai déjà entendu. Je l’ai entendu il y a vingt-quatre ans. Je suis un Français – car je suis Français – fier de son pays, fier de son histoire, nourri autant que quiconque, malgré ma race, de sa tradition. (Applaudissements.) Je ne consentirai à rien qui altère la dignité de la France républicaine, de la France du Front populaire. Je ne négligerai rien pour assurer la sécurité de sa défense. Mais quand nous parlons de dignité nationale, de fierté nationale, d’honneur national, oublierons-nous, les uns et les autres, que, par une propagande incessante depuis quinze ans, nous avons appris à ce peuple qu’un des éléments constitutifs nécessaires de l’honneur national était la volonté pacifique ? (Ovation prolongée.)
Est-ce que nous lui laisserons oublier que la garantie peut-être la plus solide de la sécurité matérielle, il la trouvera dans ces engagements internationaux, dans l’organisation internationale de l’assistance et du désarmement ? Est-ce que nous avons oublié cela ? Je crois que vous ne l’avez pas oublié. En tout cas, moi je vous le répète, j’ai vécu trop près d’un homme et j’ai reçu trop profondément de lui un enseignement, et j’ai gardé trop présent et trop vivant devant mes yeux le souvenir et le spectacle de certaines heures, j’ai tout cela en moi trop profondément pour l’oublier jamais, et y manquer jamais. Tout ce qui resserre entre Français le sentiment de la solidarité vis-à-vis d’un danger possible, je le conçois ; mais l’excitation du sentiment patriotique, mais l’espèce de rassemblement préventif en vue d’un conflit qu’au fond de soi on considère comme fatal et inévitable, cela non ! Pour cela, il n’y aura jamais, je le dis tout haut, à tout risque, ni mon concours ni mon aveu. Je ne crois pas, je n’admettrai jamais que la guerre soit inévitable et fatale. Jusqu’à la dernière limite de mon pouvoir et jusqu’au dernier souffle de ma vie, s’il le faut, je ferai tout pour la détourner de ce pays. Vous m’entendez bien : tout pour écarter le risque prochain, présent de la guerre. Je refuse de considérer comme possible la guerre aujourd’hui parce qu’elle serait nécessaire ou fatale demain. La guerre est possible quand on l’admet comme possible ; fatale, quand on la proclame fatale. Et moi, jusqu’au bout, je me refuse à désespérer de la paix et de l’action de la nation française pour la pacification.
Eh bien mes amis, c’était pour moi un besoin, non seulement de conscience, mais un besoin presque physique de vous parler aujourd’hui comme je l’ai fait. Je me suis demandé gravement, amèrement, dans notre Conseil national, si je trouverais en moi la volonté, la substance d’un chef. Je n’en sais rien. Quand je reprends avec quelque sévérité critique l’histoire de ces trois mois, il peut y avoir bien des circonstances où je ne suis pas pleinement satisfait de moi-même, où un autre aurait pu faire mieux que je n’ai fait. (Cris : « Non ! ») Oui, je sais ce que je dis, je le sais mieux que vous ! (Rires.) Seulement, il y a deux choses qu’on ne pourra jamais me reprocher : le manque de courage et le manque de fidélité.
Je crois qu’en étant ici à cette heure, et en vous parlant comme je viens de le faire, je vous ai donné un témoignage du premier. (Applaudissements.) Ma fidélité, elle, ne faillira pas davantage : fidélité aux engagements pris envers mon Parti, fidélité aux engagements pris envers la majorité électorale, fidélité aux engagements souscrits par les autres éléments du Rassemblement populaire, fidélité aussi, laissez-moi vous le dire, à moi-même, aux pensées, aux convictions, a la foi qui ont été celles de toute ma vie et dans lesquelles j’ai grandi et vécu comme vous - comme vous et avec vous. (Ovation prolongée. La salle, debout, applaudit et crie : « Vive Blum ! » et chante l’Internationale.)
 

 
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