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Chapuis/mai 68 : L'OURS 378
MAI 68 ET SES LECONS

Mai 68 : un coup de tonnerre dans un ciel serein : cette image a longtemps perduré. Puis on s’est aperçu que le feu couvait déjà depuis un certain nombre d’années. Mai 68 est apparu alors davantage comme un symptôme que comme une révolution. Quarante ans après, le débat subsiste sur l’interprétation.

Mai-Juin 68
Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Bernard Pudal (dir.), Éditions de l’Atelier, 2008, 445 p, 27 €

Les interrogations ne portent guère sur les événements, leur caractère brutal et national, dans un contexte qui concerne plus largement les sociétés industrielles. Elles portent plutôt sur les acteurs : entre la révolte étudiante et la grève ouvrière, quelle différence, mais aussi quel lien, quelle conjonction ? Elles portent aussi sur la nature même du mouvement : est-il politique, posant principalement la question du pouvoir ? Est-il culturel, exprimant une évolution radicale des mentalités et des mœurs ? Comment se distinguent ou s’interpénètrent ces deux caractères ?

La rupture
Cet ouvrage ne répond pas totalement à ces questions, mais fournit des documents utiles à la réflexion. Voyant dans le mouvement avant tout « une crise du consentement, une rupture d’allégeance », les diverses contributions mettent bien en évidence le rejet de tout ce qui faisait autorité ! Le mouvement est engagé au cours des années 1960, comme on le voit dans le rapport « domestique » (c’est la fin des « bonne » !), dans l’Eglise catholique (Vatican II), dans le système scolaire, notamment à travers la discipline dans les lycées et l’évolution du rapport secondaire/supérieur. À l’analyse de Bourdieu et Passeron dans Les Héritiers, s’ajoute le roman de Georges Perec (1965) qui signe une rupture dans le mode de consommation et le mode d’identification sociale. Bernard Pudal montre bien comment se constitue, à l’intérieur d’une jeunesse qui se désigne elle-même comme « société » (« Salut les copains »), un groupe social étudiant qui aspire à être considéré comme tel. Le nombre d’étudiants s’est accru, ils se sont déjà identifiés à travers la lutte contre la guerre d’Algérie (avec l’UNEF) et cette spécificité se poursuit dans la lutte contre la guerre du Viet-Nam, aussi bien dans les lycées que dans les universités, ce qui prolonge la durée de l’action militante. Dominique Damamme analyse « la question étudiante » telle qu’elle se pose au mi-temps des années soixante, quand vient à la commande de l’UNEF une « gauche syndicale » partagée entre les analyses psycho-sociologiques et le débat idéologique autour du marxisme. Accéder au pouvoir dans une institution, quand on critique le pouvoir institutionnel, n’est pas chose facile ! D’où des crises et des démissions qui ont affaibli l’UNEF, tandis que l’Union des étudiants communistes devient le laboratoire de toutes les tendances qui traversent le monde communiste. On retrouve ces débats dans les controverses qui opposent ou rapprochent Freud et Marx, quand on s’efforce de mieux comprendre où sont « les frontières entre le normal et le pathologique ».

En conclusion de cette première partie sur les fondements de mai 68, Frédérique Matonti développe une analyse intéressante sur l’évolution du structuralisme, tels que Lévi-Strauss ou Jakobson l’ont fait connaître par leurs travaux, en un prophétisme qui conduira à idéologiser totalement la réalité, comme en témoigne le cheminement d’un Althusser. Une idéologie qui permet de rendre la réalité intelligible, mais qui en même temps rend impossible d’engager sa transformation concrète, qui est affaire de compromis, de programmes et de rapports de force. D’où une tendance à crier Vive la Révolution (VLR) et à vouloir « Tout » (titre de son journal…) d’un coup, ce qui conduit au gauchisme et à ses impasses.

La dissidence
La seconde partie du livre est consacrée aux événements proprement dits : les manifestations de rue, mais aussi les conflits qui touchent au cinéma, à la peinture, à l’architecture, au théâtre, à la pédagogie. Celle-ci est d’ailleurs un lieu essentiel de confrontation entre les diverses conceptions de « l’institutionnel » : est-il préexistant aux rapports entre les individus, avec un risque d’oppression, ou se constitue-t-il par ces rapports eux-mêmes, au risque de l’anarchie. Entre la pédagogie « institutionnelle » selon Oury et Lapassade, les « libres enfants de Summerhill » et la descolarisation prônée par Ivan Illich, il y a toutes les nuances d’une remise en cause du modèle scolaire traditionnel. Cette aspiration libertaire contribuera à fragiliser les mouvements proprement pédagogiques qui se développaient dans le monde enseignant et entraînaient la modification des pratiques, sans pour autant mettre en cause les structures d’un système scolaire qui se croira démocratique en emmagasinant la quasi-totalité des classes d’âge de 6 à 18 ans. Boris Gobille achève cette partie en évoquant l’esprit de dissidence qui marque cette période. C’est « le rire de Mai ». « En donnant aux vocations d’hétérodoxie le droit d’intervenir dans la cité, il contribue à politiser, c’est-à-dire à soustraire à la fatalité ce qui, auparavant, tenu pour acquis, échappait à l’espace de la délibération publique ».

Reste alors à porter le regard au-delà des mois de mai-juin. L’héritage impossible, disait Jean-Pierre Le Goff1. « Un héritage dont il faut savoir hériter », répond Boris Gobille en introduction à cet ouvrage collectif. Les chapitres qui concernent la période 1969-75 fournissent des informations utiles, mais ne règlent pas la querelle de l’héritage. Une contribution intéressante et originale d’Erik Neveu sur le devenir des « soixante-huitards ordinaires » dans la région de Rennes permet de faire le partage entre un devenir politique qui se perd dans les avatars de l’extrême gauche (structurée plus facilement par le trotskysme que par un maoïsme vite hors saison) et une évolution personnelle dans des engagements sociaux ou professionnels qui se fondent sur un nouveau rapport à l’autre et donnent du sens à la conscience individuelle. On entre alors dans une lecture plus fine de la postérité de mai 68 qui aide à en trouver les clés.

Après les chapitres qui concernent les suites du mouvement dans le journalisme, le féminisme, l’école, le théâtre, l’édition, vient une dernière contribution sur un cas littéraire : Tony Duvert et la liberté sexuelle. Il n’y a plus rien à dire après en effet. Mai 68 a été une promotion de l’individu qui desserre l’étau de la vie collective soit pour s’en libérer, soit pour le contrôler.

Un changement de paradigme
Tel est le grand intérêt de cet ouvrage qui a aussi ses limites. Dans les trois parties, les chapitres concernant le monde ouvrier sont nettement moins informés et moins percutants que ceux qui concernent le monde étudiant ou le monde enseignant. Il y a des informations utiles sur des conflits tels que celui de la Rhodiaceta en 1967, ou des engagements tels que celui du groupe Medvedkine à Sochaux (1968-1974), mais on manque d’un regard à la fois plus large et plus profond. Enseignant la science politique ou l’histoire plutôt que la sociologie, les auteurs ne voient dans les grèves ouvrières que des fac simile des pulsions étudiantes (parfois transmises par le biais des « établis »), sous l’œil inquiet (CGT) ou bienveillant (CFDT) des centrales syndicales. On peut douter du bien-fondé de la distinction entre la « mémoire » qui ne rendrait pas suffisamment compte du passé, et « l’histoire » qui le reconstituerait à travers les documents. C’est l’interaction qui est intéressante…

Dire que le mouvement de mai 68, dans sa version ouvrière, n’a rien produit de comparable au Front populaire de 1936, c’est à la fois une évidence et un contre-sens. Si l’on resitue le printemps 68 dans l’évolution sociale, on s’aperçoit qu’il s’agit bien des prodromes d’une mutation profonde de nos sociétés industrielles. Ce qui est à l’œuvre dans le monde ouvrier et paysan (comme le suggère un chapitre consacré au monde agricole), c’est une sorte de révolution souterraine qui modifie les conditions de la production, donc les rapports de classe qui s’y réfèrent. Ce que n’a pas compris le PCF en mai 68 (à la différence du PCI), c’est que les antagonismes sociaux se déplaçaient sur de nouveaux champs (la ville, les inégalités entre les origines ou les sexes, mais aussi le rapport au savoir ou à la culture) et surtout que désormais l’individu prenait souci des autres à travers lui et non plus par le biais de médiations collectives (qu’on parle de classes ou de couches sociales).

La « nouvelle classe ouvrière » (titre d’un livre de Serge Mallet) n’était pas un remake des marins du Potemkine, elle exprimait des préoccupations et des revendications nouvelles. Des positionnements nouveaux se faisaient jour, vaille que vaille, au-delà des questions liées au travail, dans la vie locale, la vie quotidienne, la consommation et ce qu’on allait appeler d’un terme général, l’environnement. La conscience de classe fait place à la conscience de soi. C’est ce qu’exprimait – non sans confusion ! – la volonté d’autogestion qui ne visait pas seulement à promouvoir de nouvelles formes de gestion mais aussi à développer l’autonomie de la personne. Cette démarche a trouvé peu d’appui dans le champ syndical, si ce n’est à la CFDT, et fort peu sur le champ politique, si ce n’est dans le discours, vite effacé par la proclamation de l’union de la gauche qui gommait les différences et recréait l’image du Front populaire pour un peuple qui n’était plus le même. Comment s’étonner après de la faiblesse de l’adhésion syndicale et du peu de crédit des partis de gauche dont les débats n’ont guère changé depuis un siècle…

En considérant le mai 68 des ouvriers et des paysans comme celui des étudiants, avec un large regard avant et après le mouvement proprement dit, on devrait mieux comprendre à quelle société nous appartenons et quelle politique il convient de lui appliquer. C’est une bonne méthode, il faut l’encourager, d’autant que la droite continue d’avoir peur du réveil des contestations. À cet égard, l’ouvrage collectif dont nous rendons compte ici, mérite d’être lu, mais aussi d’être prolongé.

Robert Chapuis

(1) Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, 1998 (L’OURS n° 278, mai 1998)
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