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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Dupont/Godin/Lallement L'OURS 393
Jean-Baptiste Godin et son utopie réaliste

par CLAUDE DUPONT

a/s de Michel Lallement, Le travail de l’utopie. Godin et le Familistère de Guise, Les Belles lettres, 2009, 511 p, 29 €

article paru dans L’OURS n°393, décembre 2009, p. 8

Après 1848, plusieurs industriels, de Mulhouse au Creusot ou à Anzin, ont lancé des expériences de logements ouvriers, offrant les avantages de la proximité du lieu de travail, de la modicité des loyers, ou de l’aménagement d’équipements collectifs. Pourtant, nul n’est allé aussi loin que Godin avec son Familistère de Guise, en Thiérache.

C’est que Godin a un profil atypique dans le patronat français. Ce fils d’artisan, né en 1817, qui fut apprenti et ouvrier devint manufacturier en déposant en 1840 un brevet pour la production d’un poêle à charbon en fonte de fer, qui devait connaître un succès prodigieux et durable. Or, ce chef de grande entreprise était, et resta jusqu’au bout, un socialiste, un fouriériste convaincu. Maire, conseiller général, député, il écrivit un certain nombre d’ouvrages, dont le volumineux Solutions sociales, fonda le journal Le Devoir, dont la devise était : mutualité, solidarité, fraternité. Au niveau politique, on ne peut dire que ses idées eurent une grande influence dans le mouvement socialiste. On retiendra surtout qu’il était partisan d’une réforme institutionnelle, avec un nombre plus restreint de députés dont chacun ferait partie d’une commission spécialisée, de la suppression de l’héritage, et de la création de commissions mixtes d’ouvriers et de patrons pour statuer sur les conditions de travail. Pour le reste, en bon disciple de Fourier, son système de pensée aura trois volets affirmés : le féminisme, le républicanisme, le pacifisme.

Mais c’est au niveau de sa fonction de chef d’entreprise que Godin va rentrer dans l’histoire. C’est cette aventure que Michel Lallement nous décrit, avec une précision et une rigueur qui ne nuisent pas du tout, bien au contraire, à l’intérêt de l’ouvrage.

Le Palais social
Il fallut plus de vingt ans pour que le familistère prît définitivement forme. L’idée de départ était que la question sociale ne se résumait pas aux enjeux de la production et de la répartition des richesses, mais comprenait aussi la possibilité de fournir aux travailleurs des équivalents à la richesse, dont le premier était le logement. Au lieu d’ensembles pavillonnaires, c’est un véritable Palais social que Godin édifie pour ses ouvriers et ses employés, avec, comme à Versailles, un corps central, flanqué d’ailes posées vers l’avant, un triple fronton, un étage de baies, un belvédère, une cour intérieure revêtue d’une vaste verrière, et des équipements sportifs, culturels, commerciaux.

On remarquera que l’anticlérical Godin n’avait pas prévu d’église. Une large part était faite aux préoccupations hygiéniques, concernant l’aération, la ventilation, et la distribution d’eau. Soulignons une belle réussite : la création de l’école. Les méthodes modernes sont introduites, avec une pédagogie fondée sur l’implication active et la pratique ludique conduisant à l’apprentissage des disciplines. Dans l’enseignement, on tient compte de la liaison avec les débouchés professionnels offerts dans la région. Les élèves sortis du Familistère ont un excellent niveau, en dessin industriel notamment. Le pré-scolaire n’est pas oublié, puisqu’il est ouvert pour les tout petits une « nourricerie », alors qu’il n’existe en 1881 que 85 communes en France à connaître cet aménagement.

Au Familistère, on met en avant les notions d’entraide, de solidarité et d’épanouissement. Ce sont elles qui doivent aussi se développer dans l’entreprise. Les principes du fouriérisme présideront à l’orientation de la démarche gestionnaire, avec deux différences notables : pour Godin, Fourier a ignoré le rôle et le développement de la mécanique. D’autre part, Godin mettra moins l’accent sur la religion du plaisir que sur l’exaltation du travail. Il le dira, le répétera : « Ma religion, c’est le travail ». « L’activité, c’est le travail ; le travail, c’est la production, la consommation, la répartition. C’est l’aliment de la vie. » Mais pour l’essentiel, il s’inspirera des préceptes de Charles Fourier. Ce qu’il apprécie, c’est que « la théorie phalanstérienne donne le moyen d’extirper la misère et la souffrance, sans rien ôter à ceux qui jouissent, parce qu’elle ajoute au bonheur, parce qu’elle reconnait et sauvegarde tous les intérêts et tous les droits existants ». Ajouter aux uns sans retirer aux autres : ainsi se dessinait la voie, non de la lutte des classes, mais de la collaboration entre le capital et le travail par la mise en commun des intérêts de tous. On connait la répartition idéale des revenus pour Fourier : 3/6 pour le travail, 2/6 pour le capital, 1/6 pour le talent. Seulement, ce dernier sixième pose vite problème. En bon républicain, Godin souhaitait que les primes au mérite fissent l’objet d’un vote de l’ensemble des travailleurs. L’expérience ne fut pas concluante. Les ouvriers étaient spontanément réticents devant cette notion de mérite et bientôt Godin reculait en affirmant que le « talent n’était qu’un des modes de l’activité humaine comprise dans la division du travail » et modifiera le contenu des trois facteurs constitutifs : le travail, le capital et la nature – dont les ressources justifient que soit assuré un minimum social à tout être humain.

Dans l’organisation de l’entreprise, Godin reprit l’idée de structurer des groupes et unions de groupes dont émanait un Conseil élu, à qui incombait la responsabilité de la gestion. Cette participation fut modeste. Les employés se mobilisèrent plus que les ouvriers, et les femmes furent presque totalement absentes. La désignation des membres du Conseil se fit dans le plus grand respect de la hiérarchie de l’usine. L’auteur y voit les effets d’une « injonction contradictoire », les ouvriers se faisant dicter par le patron le mode d’organisation et le vote.


Godin, chef d’entreprise
Mais démocratie ne signifiait pas pour Godin égalitarisme. Dans son entreprise, gérée en société en commandite simple, règne une hiérarchie nettement délimitée : au sommet les associés, ceux qui peuvent apporter une souscription d’au moins cinq cents francs, puis les sociétaires, présents dans l’usine depuis au moins trois ans, puis les participants ; enfin un certain nombre d’auxiliaires. Cette association de la démocratie et de la méritocratie se retrouvera jusqu’au bout. Dans les périodes de crise ou de mévente, on licenciera les auxiliaires plutôt que de toucher au salaire des associés et sociétaires. Ainsi, la direction peut elle compter sur la loyauté d’un noyau dur d’ouvriers qualifiés, qui connaissent une situation privilégiée.

Si l’on pense aux expériences du socialisme dit « utopique », on est frappé par la durée de vie du Familistère. Godin, mort en 1888, a fondé une œuvre qui lui survivra largement – jusqu’en 1970 –, et les acquis sociaux furent très vite tangibles : intéressement sous forme d’épargne, caisse d’assurance maladie, caisse de protection sociale, service médical et pharmaceutique. C’est que Godin fut aussi un grand capitaine d’industrie, qui sut toujours garder de l’avance, dans son secteur, au niveau de la qualité des produits, et eut assez de pragmatisme pour adapter les principes du fouriérisme, selon les obstacles rencontrés. Au fil des ans, un certain nombre d’inflexions intervinrent dans le mode de gestion. On a déjà évoqué la relégation du « talent » au stade de facteur de production secondaire. On peut ajouter le fondement juridique donné à la hiérarchie statutaire dans le personnel, le contrôle codifié au sein de l’usine, avec l’introduction d’amendes-sanctions, d’élaboration d’un règlement écrit, y compris au Palais social. Michel Lallement souligne qu’il y a eu glissement progressif « d’une légitimité de type charismatique à une autre de nature rationnelle et légale ». Mais ces inflexions ne furent pas des trahisons. Si l’on peut découvrir sans peine des traces de paternalisme dans la démarche de Godin, on doit aussi noter la permanence des idéaux du fondateur du Familistère.

Bien sûr, la transmission automatique des avantages acquis, une sclérose certaine n’ont pas facilité les évolutions nécessaires lors des trente glorieuses, mais globalement, le bilan de l’expérience du familistère prouve que certains essais du « socialisme utopique » ne méritent pas les sourires condescendants dont on accompagne leur évocation.

Claude Dupont
 

 
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