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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Dupont/Saint-Simon/Prochasson
Saint-Simon, l’héritage en débat
par CLAUDE DUPONT

a/s de Christophe Prochasson, Saint-Simon ou l’anti Marx, Perrin 2005 344 p 23 e


Comment aborder Saint-Simon (1760-1825), ce penseur déroutant dont l’œuvre offre " un aspect désarticulé constamment parasité d’extravagantes digressions et recousue en hâte et avec abus par ses disciples ", cet homme tout en contradictions et en paradoxes, et dont Madame de Stael disait joliment : " Il n’a rien découvert, il a tout enflammé " ? Christophe Prochasson dont nous avions bien apprécié le livre sur Les intellectuels, le socialisme et la guerre, traite le sujet avec compétence et habileté, en analysant certes la pensée du maître mais en suivant surtout la postérité politique d’une œuvre qui n’en finit pas de réémerger.

Ce grand aristocrate, cousin éloigné du mémorialiste, qui a participé aux guerres de l’indépendance américaine mais qui a traversé la Révolution française en se livrant à des spéculations financières, a vraiment connu une vie " d’expériences " dont il revendique l’originalité : " L’homme qui se livre à des recherches de haute philosophie doit, pendant le cours de ses expériences commettre beaucoup d’actions marquées au coin de la folie ". Le ton est donné : au long de son œuvre, Saint-Simon sera l’homme de la réconciliation. Réconciliation de la Raison et de la folie, de la passion et de la cognition, en fondant certes le lien social sur la Raison puisque la politique se trouve ramenée à "l’administration des choses ", mais en misant beaucoup sur l’émotion et en prônant le lien social dont le modèle était religieux. Sa dernière œuvre a un titre éloquent : Nouveau Christianisme (1825).

Saint-Simon et ses disciples
Dès lors, il faut prendre l’œuvre de Saint-Simon telle qu’elle est, avec ses fulgurances et ses extravagances, ses prémonitions et ses contradictions, en rappelant avec Antoine Picon, que le saint-simonisme est au moins autant une histoire qu’une doctrine.
Après sa mort, en 1825, ses disciples vont tenter de présenter de cet ensemble disparate un corps cohérent, sans hésiter à grossir certains traits et à en inventer d’autres, sur le féminisme, par exemple.
Accentuation dans la critique sociale. Saint-Simon avait lancé : "J’écris pour les industriels contre les courtisans, contre les nobles, c’est-à-dire, j’écris pour les abeilles contre les frelons. " Ses disciples insistent : "Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration morale, intellectuelle et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. " Accentuation du tournant religieux aussi. Les saints-simoniens constituent quasiment une secte, avec ses grands prêtres, ses cercles d’initiés, ses hiérarchies, où l’on peut voir un reflet de l’articulation des fonctions sociales, telles que les concevait Saint-Simon, puisque dans le monde des industriels – c’est-à-dire tous ceux qui d’une manière ou d’une autre, contribuent à développer l’industrie – la technique suit la science, les savants siégeant au premier rang, suivis par les mécaniciens et les ingénieurs, puis par les artisans et les cultivateurs qui précèdent les artistes. Quel dommage que la Révolution – partie de loin, ayant débuté "le jour où ont commencé l’affranchissement des communes et la culture des sciences d’observation en Europe occidentale " – se soit dévoyée en se laissant confisquer par les "écrivassiers " et les "avocassiers " ! Les industriels doivent reprendre le flambeau, créer leur parti et lutter pour la promotion du plus grand nombre pour que la hiérarchie sociale reflète enfin les vraies valeurs. "À chacun selon sa capacité. À chaque capacité selon ses œuvres. "
Le noyau des disciples s’est resserré, puis s’est évanoui mais l’école avait essaimé. La belle aventure des chemins de fer dut beaucoup à des disciples recyclés dans le siècle.
Les premières résurgences apparaissent dès la fin du dix-neuvième siècle. Pour plusieurs raisons, dont une de concurrence. En ces temps d’avant-guerre mondiale, il était difficile d’admettre que Marx était le grand ancêtre, et que la tradition du socialisme français pouvait être négligée sans appel. Saint-Simon permettait de contrer Marx. Il suffisait de mettre en parallèle l’aspect violent du marxisme, centré sur la lutte des classes, et l’esprit pacifique et généreux du saint-simonisme, puique le rôle assigné aux "industriels " permettait d’aller dans le sens de l’émancipation ouvrière, sans renoncer à la paix sociale.

Saint-Simon socialiste ?
Et puis, il y eut Durkheim, sympathisant socialiste certes, mais qui déplorait que le socialisme ne devînt pas une doctrine entièrement soumise aux lois mises à jour par la sociologie. Or Saint-Simon estimait que, l’homme n’étant qu’une partie de la nature, les sciences humaines devaient être construites à l’imitation des autres sciences de la nature. De là à voir en Saint-Simon le véritable père de la sociologie, c’est un pas que franchit allègrement, plus près de nous, Georges Gurvitch. Et le grand Jaurès va adouber Saint-Simon au titre d’ancêtre du socialisme, pour avoir "suggéré la pensée de vastes organisations industrielles et la production centralisée sous le contrôle et le crédit des banques " et aussi pour avoir "été le premier homme qui ait prononcé le mot de parlement d’Europe. "
Mais c’est sans doute dans l’entre-deux-guerres que Saint-Simon retrouve le plus d’actualité ; une actualité non dépourvue d’ambiguïté. Notre penseur intéresse vivement les "néos ", ces socialistes très sensibles aux paradigmes d’organisation et de rationalisation et qui préféreront le concept rassembleur de "producteur " à celui, diviseur, de "classe ". Et, en même temps, sur l’autre côté de l’échiquier politique, il commence à attirer le patronat qui relève que Saint-Simon préconisait le "système industriel " en souhaitant la création d’une chambre de l’industrie, Robert Pinot, le secrétaire général du Comité des Forges, faisant même un éloge vibrant d’un précurseur qui avait su "discerner le rôle irremplaçable du chef d’entreprise " et qui avait compris "la double et primordiale nécessité d’une organisation rationnelle du crédit et de l’assurance ".
En fait, ne nous étonnons pas de constater que Saint-Simon resurgit toujours dans les moments où l’incertitude politique se fait plus forte, où les repères traditionnels s’estompent, notamment au niveau du clivage droite-gauche. C’est en ces temps là que la politique semble devoir s’appuyer sur des bases que la démarche scientifique semble mieux assurer que les débats partisans, et qu’un élan religieux rend plus crédibles que les mystiques idéologiques. Ainsi, c’est dans les années quatre-vingts du vingtième siècle qu’une fondation, qui eut son heure de gloire, revendique directement le parrainage de Saint-Simon, à un moment où, après les grandes heures du programme commun, la politique française connaissait une crise avec la remise en cause de l’État providence et la forte dépolitisation qui s’ensuivit.
Mais ne nous y trompons pas : le "cas Saint-Simon " fait tout de même problème, et certains, comme Léon Blum, ne se font pas faute de le retirer de la liste des socialistes et de leurs précurseurs. Et ceux-là soulignent que des paramètres identitaires de la pensée socialiste sont totalement absents de son œuvre. Et d’abord la notion d’égalité. Saint-Simon n’est pas "un penseur de l’égalité ". Ce qui importe à ses yeux, c’est l’utilité commune. Si les savants font bien leur travail, les pauvres mangeront. Ainsi le peuple n’est pas un acteur central de la scène historique même s’il peut être le premier bénéficiaire de l’œuvre de rénovation sociale envisagée. On est loin de l’adage marxiste : "L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. "
D’autre part, on ne trouve pas trace de contestation de la propriété qui semble être le fondement réel de toute pensée socialiste. Certes, les disciples mettront en cause l’héritage mais c’est pour suggérer une redistribution plus qu’une suppression. Il serait en effet plus utile à la société que l’héritage bénéficie aux "capacités " plutôt qu’aux parasites.
Christophe Prochasson a donc raison de conclure que les idées de Saint-Simon "traversent généreusement l’ensemble des familles politiques françaises ". Mais pour toutes les familles politiques, il est utile de retrouver une pensée qui nous invite à ne pas nous isoler dans une conception abstraite de la politique et à ne pas avoir peur d’offrir des contradictions si l’on explore les voies de l’avenir.
Claude Dupont
 

 
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