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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Article de Guy Bordes paru dans La BS
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Article de Guy Bordes paru dans La Bataille socialiste n°5 (novembre 1972)

Notre camarade Guy Bordes s’est rendu au Chili une première fois pendant l’été 1971, une deuxième fois cet été. Pour ce second séjour, il reçut un accueil d’autant plus intéressant qu’il était porteur d’une lettre d’accréditation de « La Bataille Socialiste », dont les positions unitaires sont appréciées, sauf, semble-t-il, par les communistes chiliens qui refusèrent de s’entretenir avec notre ami sous prétexte que « La BS » serait, selon eux, « gauchiste », ce qui, on l’avouera, ne manque pas de saveur (voir l’article de Marcel Debarge dans notre précédent numéro).
Ce sont les réflexions de notre camarade, à la suite de ses deux expériences, qu’on trouvera ci-dessous. Elles ne prétendent pas épuiser le sujet. Mais elles apportent sur plusieurs points des informations nouvelles. Et elles permettent de se poser quelques questions graves, notamment sur les possibilités réelles de la voie démocratique dans le monde actuel.



Une politique extérieure socialiste doit se préoccuper en priorité des rapports avec le tiers monde, ce qui signifie que tout gouvernement avec participation des socialistes en France devra apporter sa réponse aux problèmes posés par le sous-développement et la dépendance ; c’est-à-dire, en clair, participer à la lutte planétaire contre l’impérialisme.

En effet, l’indépendance politique des pays ex-coloniaux même lorsqu’elle est acquise depuis longtemps (l’Amérique latine l’a obtenue depuis un siècle et demi dans sa presque totalité), n’est le plus souvent qu’une illusion : la réalité, c’est la dépendance économique, le contrat léonin qu’impose le capitalisme aux pays pauvres, et qui entraîne des formes nouvelles et plus subtiles de dépendance politique.

Réalité de l’impérialisme
La réalité, c’est l’explication des richesses du sol et du sous-sol (produits agricoles, pétroles, minerais…) pour le plus grand profit de la métropole économique qui transforme et commercialise les produits finis, tirant bénéficie de chaque phase de l’opération effectuée par ses sociétés capitalistes.

Lénine disait à ce sujet que l’exportation des capitaux vers les pays pauvres était particulièrement rentable, « Les profits (étant) habituellement élevés… les salaires bas, le prix de la terre relativement minime, les matières premières à bon marché… ». C’est encore plus vrai de nos jours, surtout en ce qui concerne le cours des matières premières, constamment à la baisse depuis plusieurs décennies.

La réalité c’est encore l’existence, dans chacun de ces pays dépendants, d’une bourgeoisie dont les intérêts sont liés à ceux de l’impérialisme, qui prélève une partie du produit de l’exploitation, servant en quelques sorte de « relais » à l’impérialisme, lequel lui fournit en retour les moyens (militaires, politiques, etc.) de perpétuer l’exploitation. Cette bourgeoisie n’est certes ni idéologiquement ni socialement homogène ; mais si certaines couches en apparaissent plus progressistes en ce qui concerne entre autres la question de l’indépendance nationale vis-à-vis du capitalisme étranger, il n’en reste pas moins que l’action des secteurs dominants de la haute bourgeoisie qui dispose de moyens décisifs : argent, presse, forces armées, finit toujours par imposer sa loi, qui n’est autre que celle des impérialistes. Témoin, dans la région du monde qui nous intéresse ici : l’Amérique latine, les cas typiques les plus récents de l’Argentine, du Brésil et de la Bolivie. Celui du Chili est à la fois similaire et différent.

Similitude d’abord. L’exploitation impérialiste au Chili est un exemple type. Jusqu’en 1970, les sociétés nord-américaines ont retiré, dans le seul secteur du cuivre, richesse nationale, 4,5 milliards. (Dans le même ordre d’idée, notons que, de 1952 à 1970, les États-Unis ont retiré 16 milliards de dollars pour 7 milliards 473 millions d’investissement dans l’ensemble de l’Amérique latine.) Pour des raisons qui tiennent aux conditions particulièrement « favorables », les compagnies américaines réalisaient au Chili 80 % de leurs bénéfices, alors qu’elles n’y investissaient que 16 % du capital placé dans l’ensemble du monde. La presque totalité des capitaux chiliens était en réalité contrôlée par les banques américaines, quand ils n’étaient pas tout simplement américains. Les grandes firmes d’Amérique du Nord possédaient toutes les filiales qui constituaient l’essentiel de la vie économique chilienne, telle l’ITT, dont l’actualité vient cette année de mettre en lumière, au travers d’un complot déjoué par le gouvernement et la presse de la gauche du Chili, et l’activité subversive, et les relations étroites qu’elle avait avec la CIA. Obligé de pallier le manque d’industries de transformation que lui impose le « pacte colonial » de l’impérialisme, le Chili est contraint de recourir massivement aux importations ; d’où déficit de la balance commerciale, et nécessité de recourir à l’emprunt étranger : en 1971, la dette extérieure atteint 3 milliards de dollars. Spoliation des richesses nationales, appauvrissement accéléré, endettement public : voilà le bilan de l’impérialisme capitaliste au Chili, ce que l’on a appelé « le développement du sous-développement ».

Le passé colonial
Cette situation économique entraîne une autre similitude avec les pays sous-développés, politique celle-là, qu’un rapide survol historique nous aidera à mieux comprendre. On constate en effet que dans les pays d’Amérique du Sud les relations avec la métropole sont directement liées à la structure de classe des anciennes colonies devenues politiquement indépendantes.

Si l’émancipation fut l’œuvre d’une bourgeoisie éclairée influencée par les idées du XVIIIe siècle, c’est qu’elle correspondait aux intérêts de cette bourgeoisie exportatrice de matière premières et libre-échangiste, intérêts qui se trouvaient en contradiction avec le statut colonial imposé par l’Espagne et le Portugal. Et au cours du XIXe et du XXe siècles, la métropole coloniale hispanique, étant successivement remplacée par les néo-métropoles économiques britannique d’abord, nord américaine ensuite, la bourgeoisie créole fit le jeu de l’impérialisme, non sans peine d’ailleurs, de véritable guerres civiles mettant aux prises, tout le long du XIXe siècle, tenants du libre-échange (agrariens, commerçants) et partisans du développement industriel, comme aux États-Unis au cours de la Guerre de Sécession, mais avec un résultat inverse. Pour le cuivre chilien, c’est en 1892 que l’oligarchie « nationale » céda au trust Guggenheim Brotlures l’exploitation du minerai, « marquant ainsi la pénétration du capitalisme nord-américain dans l’industrie minière nationale » (1). On voit qu’au Chili, malgré un taux d’industrialisation situé parmi les plus élevés du continent, la classe dominante a contribué comme partout, en livrant à l’impérialisme les ressources nationales, à l’exploitation et au sous-développement.

Similaire donc, mais aussi différent. Et cette différence avec ses voisins a éclaté au grand jour le 4 novembre 1970 lorsque le candidat de l’Union populaire, Salvador Allende, fut investi des foncions de président de la République. Cette élection triomphale était le résultat d’un long processus historique, économique et politique, qui peut se résumer schématiquement dans les constatations suivantes : le Chili possédant une structure économique relativement plus développée, avec une industrie occupant une place assez importante, sa structure sociale se trouve plus diversifiée. Les classes moyennes et le prolétariat, importants et bien organisés, y pèsent plus lourd, et la vie politique présente dans ce pays bien des similitudes avec celle des démocraties occidentales : existence des mêmes partis de gauche, PC, PS, radicaux, gauche chrétienne, qui affrontent la droite sur le terrain électoral pour la conquête du pouvoir politique ; existence de syndicats puissants réunis dans la Centrale unique des travailleurs, qui mènent la vie dure au pouvoir patronal et sont à la pointe de la lutte anti-impérialiste.

Un conflit majeur
Le 11 juillet 1971, « jour de la dignité nationale », était votée la nationalisation du cuivre. En promulguant la loi de nationalisation, le président Allende déclarait : « le peuple est le plus grand acteur de la nationalisation. » En septembre était prise la décision, qui pèsera lourd, de ne pas indemniser les compagnies américaines : en déclarant ainsi la guerre au capitalisme étranger, le Chili s’engageait sur la voie irréversible de la révolution socialiste.

C’est à la lumière de ces faits qu’il faut juger les difficultés que rencontre actuellement le gouvernement populaire. La politique des nationalisations, instrument de la restitution au peuple chilien des richesses du pays, n’a pas été du goût de tout le monde. L’opposition - soutenue par le capital étranger et la CIA - à « la voie chilienne vers le socialisme », est de plus en plus vive. Constituée par les groupes fascisants de Patrie et liberté, et l’alliance du Parti national et de la Démocratie chrétienne, cette opposition dispose de puissants moyens financiers, de partis et organisations efficaces, et d’une presse à grand tirage. Elle organise le sabotage économique à tous les niveaux, et dispose, en plus, de la majorité parlementaire, les élections législatives ne correspondant pas au Chili avec celles du président de la République. Dans cette coalition, le cas le plus intéressant est celui de la Démocratie chrétienne, dont les idéaux avaient animé en partie la politique de Eduardo Frei, prédécesseur d’Allende, politique réformiste, tentative de troisième voie populiste dont l’échec n’avait pas peu contribué au succès de l’UP. Mais arrive l’alternative réelle, et on voit la masse démocrate-chrétienne rejoindre son camp naturel, celui du capital, après les scissions d’usage de sa gauche radicalisée (gauche chrétienne) et plus ou moins marxisée (MAPU).

La situation actuelle est plus que préoccupante : crise économique en partie organisée, en tout cas favorisée et amplifiée par la réaction, accompagnée de restrictions sévères ; manifestations hostiles au gouvernement dans les grandes villes ; massacres de paysans sur les lieux de la réforme agraire. Face à cette situation, l’Unité populaire, qui a renoncé à toute forme de dictature du prolétariat (concession des « garanties démocratiques » pour obtenir les voix du centre démocrate chrétien au deuxième tour de l’élection présidentielle devant le Congrès) (2), ne dispose que des armes que lui accorde la légalité bourgeoise. Reste la mobilisation populaire. Au cours la conférence de presse aux correspondants étrangers, à laquelle assistait la Bataille socialiste, Allende a affirmé la nécessité de changer de constitution, que cette nécessité allait bien au-delà des élections législative de 1973 et que cela se ferait grâce à la mobilisation des masses. Mobilisation que le secrétaire général de la CUT, notre camarade Rolando Calderon, annonçait quelques jours plus tard à l’envoyé de notre journal, et qui s’est concrétisée par une manifestation monstre (3) le 4 septembre.

Avant la tempête
Que se passera-t-il au-delà des élections prochaines ? En cas de victoire de l’UP, pas de problèmes. Dans le cas contraire, il faudrait s’attendre à ce que la crise institutionnelle s’accompagne d’une aggravation de la crise sociale. Il n’est pas question pour le peuple chilien de renoncer aux acquis obtenus de haute lutte. Il n’est pas question pour l’Unité populaire de renoncer au pouvoir. Elle pourrait tout au plus négocier un compromis avec la Démocratie chrétienne (certains de ses secteurs y sont d’ores et déjà favorables)… ou laisser la place à l’armée qui, contrairement à tout ce que l’on affirme, a des vues politiques, du moins en ce qui concerne ses cadres les plus dynamiques : officiers modernistes partisans du développement national et nourrissant une idéologie anti-impérialiste. Un tel régime, analogue toutes proportions gardées à celui que connaît actuellement le Pérou, ferait peser un grave danger sur des éléments les plus avancés de la gauche chilienne. Et il ne faut pas non plus perdre de vue la conjoncture internationale : les mesures de rétorsion annoncées par les Américains ne viennent pas par hasard en cet automne 72.

Période de calme relatif avant la tempête ? Nous savons qu’en ce moment l’Unité populaire se renforce et mobilise ses partisans. Une chose est sûre en tout cas : pour lutter contre l’impérialisme et le sous-développement, la seule solution est révolutionnaire, la seule voie est socialiste.

Guy Bordes

(1) Document de l’Office d’information de la présidence du Chili.

(2) Au Chili, la règle constitutionnelle en matière d’élection présidentielle est que si aucun candidat n’a obtenu la majorité absolue devant le suffrage universel, c’est le Congrès (Chambre des Députés et Sénat) qui assure son élection aux tours suivants. C’est ce qui s’est produit pour Allende, élu au deuxième tour après retrait négocié du candidat démocrate-chrétien.
(3) 700 000 personnes pour la seule ville de Santiago.
 

 
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