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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
M. Fulla / F. Conord / Gauches européennes
La pluralité des gauches européennes au XXe siècle
par MATHIEU FULLA

à propos de Fabien Conord, Les gauches européennes au XXe siècle, Armand Colin, coll. U, 2012, 271 p, 26,90 €)

Article paru dans L’OURS n°425 février 2013, page 8

Postulant et proclamant son essence internationaliste dans sa doctrine comme dans ses pratiques, le socialisme européen se prête admirablement au jeu de l’analyse comparée. De nombreuses études françaises et anglo-saxonnes se sont ainsi efforcées de traquer ses invariances et ses mutations dans l’espace et le temps1. Ce récent ouvrage de Fabien Conord offre une synthèse bien venue, qui renouvelle aussi les approches de la gauche européenne.


Instrument de travail visant principalement un public étudiant, ce manuel perpétue la tradition des grandes synthèses comparatistes sur l’histoire des gauches. Comme ses prédécesseurs, il se réclame d’une histoire politique attentive aux hommes, aux idées et aux partis tout en s’autorisant des incursions régulières dans les domaines culturel, social et sociétal. Il se distingue en revanche des travaux précédemment produits par un projet éditorial porteur d’une double ambition. La première réside dans la volonté d’accorder toute leur place à des gauches libérales généralement malmenées par l’historiographie. La seconde s’incarne dans le souci de sortir le lecteur du confort des cas familiers (France, Allemagne) pour restituer, le plus finement possible, la pluralité des expériences de gauche au XXe siècle.

La famille libérale : actrice à part entière

Les composantes libérales de la gauche politique font figure de parent pauvre de l’historiographie, éclipsées par le communisme à l’est et au sud, par la social-démocratie au nord et au centre de l’Europe. Or, l’influence de cette famille « libérale en matière économique, parfois timide sur la question sociale, mais clairement positionnée à gauche sur les clivages politiques et surtout religieux » est indéniable, notamment dans le premier XXe siècle. Fabien Conord rappelle ainsi que ces gauches sont les premières à se confronter à l’exercice du pouvoir. Sans revenir sur l’exemple connu de la « République radicale » française de la Belle-Époque, il faut souligner qu’à la veille de la Première Guerre mondiale, des gouvernements libéraux se situant – et se percevant – à gauche sur l’échiquier politique sont à la tête de plusieurs pays. Ils accomplissent alors une œuvre législative loin d’être négligeable en matière fiscale mais également sociale. Sorti vainqueur du scrutin de 1906, le gouvernement britannique au sein duquel siègent Asquith et Lloyd George accorde aux mineurs la journée de huit heures et vote plusieurs lois favorables aux ouvriers (accidents du travail, retraites, etc.). En Italie, Giovanni Giolitti fait passer – avec le soutien des parlementaires socialistes – un arsenal législatif améliorant significativement la situation socio-économique des masses. Au Portugal et dans les pays scandinaves, enfin, l’action des gouvernements libéraux favorise également la mise en œuvre d’un cadre juridique beaucoup plus favorable aux travailleurs.

La Grande Guerre ouvre une ère beaucoup moins heureuse pour ces gauches qui se voient progressivement supplantées par leurs rivales communiste et socialiste. Après 1945, leur basculement à droite devient la norme dans la plupart des pays européens, comme en témoignent les exemples italien et belge. Certaines d’entre elles continuent cependant de peser – politiquement et culturellement – sur les orientations du socialisme démocratique. Sans s’appesantir sur l’influence du mendésisme au sein des gauches dissidentes françaises des années 1960, on peut relever avec l’auteur l’apport décisif du Parti démocratique du peuple de Theodor Heuss à la « petite coalition » portant Willy Brandt à la tête de la RFA en 1969.

L’étude attentive des gauches libérales nuance donc heureusement la représentation mémorielle dominante considérant les gauches européennes comme exclusivement incarnées par les familles social-démocrates et marxistes. Ces dernières sont d’ailleurs loin de constituer des blocs homogènes tant au plan doctrinal que sociologique. Plurielles et plastiques, elles apparaissent bien au contraire comme des structures aux multiples ramifications.

Une mosaïque complexe d’expériences
Appliquant la méthode comparatiste à la lettre, Fabien Conord s’efforce de maintenir un équilibre narratif entre l’analyse des expériences les plus connues – socialisme et communisme français, social-démocraties allemande et scandinaves – et des cas moins familiers, piochés à l’ouest (socialismes suisse et belge) au sud (gauches portugaise, espagnole, albanaise, roumaine), et à l’est (Hongrie, Lettonie, Pologne) du continent. L’attention égale portée aux différents espaces européens favorise la mise en lumière de convergences intéressantes entre gauches occidentales et orientales avant la grande divergence induite par la guerre froide. Au sortir du premier conflit mondial, les sociaux-démocrates prennent le pouvoir en Suède et au Royaume-Uni mais également en Tchécoslovaquie où le gouvernement de Vlastimil Tusar préside – brièvement – aux destinées de la République naissante.

Le déplacement du regard vers les gauches orientales permet également à l’auteur de discuter l’idée, fréquemment admise pour la période 1949-1989, d’une vie politique entièrement confisquée par des partis communistes à la solde de Moscou. S’il ne conteste pas la justesse globale de l’analyse, Fabien Conord souligne néanmoins la persistance d’un « multipartisme inégalitaire et contrôlé » dans plusieurs pays du « socialisme réel ». Au-delà de l’intérêt stratégique des formations communistes à entretenir l’illusion d’un pluralisme politique, la présence de partis « démocrates » et paysans en Bulgarie, Pologne et RDA témoigne d’une libéralisation timide mais réelle du processus électoral dans les années 1960-1970. En Pologne, le Parti démocrate, fondé en 1939, se fait le chantre d’un socialisme non marxiste après 1964. Partisan convaincu de l’autogestion dans l’entreprise et d’un régime véritablement parlementaire, il entretient une certaine proximité idéologique et humaine avec Solidarnosc et peut être considéré comme un acteur à part entière du grand mouvement de résistance populaire au communisme étatique.

L’ouvrage fourmille donc de renseignements précieux sur la nature et les mutations des gauches et de leurs principaux acteurs. Une chronologie et des notices biographiques de 40 personnalités (où deux femmes seulement trouvent leur place…) complètent utilement le texte. L’étudiant n’est cependant pas le seul à pouvoir faire son miel de ce travail.
Privilégiant les travaux en langue française, la bibliographie établie par l’auteur révèle en creux l’existence de lacunes historiographiques parfois surprenantes.Sans insister sur la rareté des travaux portant sur l’histoire des gauches dans les démocraties populaires – à l’exception, remarquable, des travaux de François Fejtö –, le lecteur ne peut qu’être frappé par l’absence d’ouvrages récents sur le Parti travailliste britannique. Si l’on excepte la synthèse de Monica Charlot datant de 1992, force est de constater que l’histoire du Labour ou, pour être plus précis, de l’Old Labour ne fait l’objet d’aucune publication récente en langue française. Ce manque d’intérêt pour l’un des trois berceaux – avec l’Allemagne et la France – du socialisme occidental ne manque pas d’intriguer le chercheur. Gageons néanmoins que les futures synthèses comparatistes sur la gauche prendront acte du comblement de cette lacune, au moins pour la période du New Labour. Inspirée par les travaux d’Anthony Giddens sur la « troisième voie », l’entreprise de rénovation doctrinale initiée au milieu des années 1990 par Tony Blair suscite en effet un intérêt marqué chez les politologues qui, dans un avenir proche, verront probablement les historiens leur emboîter le pas. Cette remarque n’enlève rien aux qualités d’analyse et de synthèse du manuel de Fabien Conord, porte d’entrée incontournable pour tout étudiant aspirant à travailler sur cet objet mouvant et complexe que sont les gauches européennes.

Des gauches européennes actuelles plus diverses qu’unies
Dans son chapitre conclusif portant sur la décennie 1990, l’auteur dépasse cependant la visée pédagogique qui est la sienne tout au long de l’ouvrage et donne matière à réfléchir au citoyen. À l’aube du XXIe siècle, la gauche apparaît divisée entre des partis socialistes accédant régulièrement aux responsabilités gouvernementales et une nébuleuse composée des anciens partis communistes, de l’extrême gauche voire, selon les pays, de certains mouvements écologistes. Le fonds commun de ces deux composantes est mince ; il se réduit, selon Fabien Conord, à la défense d’un certain libéralisme culturel et d’une aspiration à l’égalité. Continuelles depuis les années 1900, les divergences sur la conduite de la politique économique et sociale ne cessent en revanche de croître entre des socialismes européens favorables à un « accompagnement social du capitalisme » et une extrême gauche beaucoup plus critique à son égard. On pourrait ajouter que la crise financière de 2008 a encore renforcé cette fracture, comme l’illustre à merveille le cas français. De la campagne électorale aux « vœux » récemment adressés par le PCF au président Hollande, la multiplication des querelles publiques entre le PS et l’extrême gauche sur la question économique renforce l’image d’une famille politique où, sauf cas de force majeure, la diversité prime sur l’union.

Mathieu Fulla
(1) Pour mémoire, rappelons les travaux dirigés par Jacques Droz, ceux d’Alain Bergounioux avec Bernard Manin et Gérard Grunberg, de Marc Lazar, et rappelons le récent Daniel Cohen et Alain Bergounioux (dir.), Le socialisme à l’épreuve du capitalisme, Fayard/Fondation Jean-Jaurès, 2012.
 

 
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