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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Architecture et socialisme
L’ARCHITECTURE ET LA CITE
Il n’est peut-être pas d’art où l’individualisme se révèle plus monstrueux qu’en architecture. Une maison est, avant toutes choses, comme l’écrit Le Corbusier, « une machine à habiter ». (18) Or nos besoins ne sont pas tellement différents : il n’y a pas trente-six façons d’entrer par une porte ou de regarder par une fenêtre. Dès lors, quelle folie de s’ingénier à construire autant d’habitations différentes qu’il y aura de propriétaires ! On comprend d’autant moins cette dispersion d’efforts que le machiniste nous engage dans la voie de la standardisation. Pourquoi l’architecture demeurait-elle au stade arriéré de l’artisanat à notre époque de rationalisation industrielle ? Passe encore que l’empirisme continue à régner dans l’habitation rurale. Mais, à moins de courir après la vie chère, il est grand temps d’appliquer délibérément à l’édification des villes les méthodes qui ont fait leurs preuves dans la construction des routes, des tunnels, des aqueducs, de toutes les merveilles qu’un architecte ne manque pas d’appeler, avec une nuance de mépris, « des travaux d’art ».
Or un fait nouveau domine tout le problème de l’architecture : l’apparition de matériaux comme l’acier et le béton. Voilà précisément le moyen d’aborder la construction en série, d’industrialiser les chantiers, de s’élever de la hantise du détail à la conception de l’ensemble. Tous les accidents de surface auxquels se complaisait notre individualisme maladif deviennent dérisoires avec cette rénovation de la technique architecturale. Des poteaux de béton suffisant à porter l’édifice, celui-ci peut être désormais bâti sur pilotis afin de récupérer l’espace jadis occupé par le rez-de-chaussée. Les épais murs de pierre, autrefois nécessaires pour soutenir la construction, sont remplacés par de larges baies vitrées, présentant sur nos étroites fenêtres en hauteur l’avantage de répandre à l’intérieur une lumière plus intense et plus également répartie. Enfin une terrasse en ciment succède aux combles poussiéreux. A l’intérieur, des placards à pièces interchangeables, arrivés tout droit de l’usine, et directement étudiées en vue de l’usage, nous délivrent de l’anachronisme incommode de nos buffets à colonnes, tandis que des portes et des fenêtres en tôle indéformable, semblables à celles qu’on utilise dans la carrosserie des automobiles, suppriment les paillassons et les bourrelets qui flanquaient tant bien que mal l’à-peu près de nos menuiseries. La peinture projetée sur les cloisons, les planchers sans joints se lavent à grande eau. De toutes parts resplendissent la netteté, le confort, l’harmonie.
Ainsi, en utilisant à fond les ressources de la technique moderne, la maison rejoint le style de notre époque : celui que déterminent, en dehors des académies, l’auto, l’avion, le transatlantique. La joie des formes pures, rompues par l’anarchie de la société bourgeoise, chante à nouveau dans la plénitude des masses architecturales. Comme le Parthénon, comme les pyramides, il ne tient qu’à l’architecture moderne d’être, avec ses moyens propres, une géométrie vivante. Alors s’affirme l’unité spirituelle, non seulement entre l’art et la scène, mais encore entre le socialisme et l’art : quelle doctrine, en effet, si ce n’est un socialisme libre de tout préjugé, pourrait se reconnaître dans cette harmonieuse simplicité des nouvelles lignes architecturales, droites comme une intention pure ?
Qu’on ne dise pas que simplicité est synonyme d’indigence. Un ensemble, en architecture comme ailleurs, suppose la subordination de la partie au tout. L’uniformité des fenêtres ogivales souligne le mouvement des cathédrales gothiques : c’est par la régularité de l’élément que l’urbanisme peut s’élever aux réalisations grandioses. Débarrassée des exigences mesquines du petit-bourgeois dont l’unique idéal est « de ne pas faire comme tout le monde », l’architecture est en mesure d’accuser fortement le caractère de notre époque qui pose dans son ampleur le problème social. Or à quelles nécessités doit pourvoir un urbanisme digne de ce nom ?
Au centre d’une ville, le rythme de la vie moderne exige à la fois des moyens de circulation rapides et une densité considérable de la population laborieuse. Exigences en apparence contradictoires puisque l’une revient à décongestionner le centre et l’autre à l’engorger. Mais le béton permet toutes les audaces : quelle contradiction y a-t-il, en effet, à réserver à la circulation d’immenses avenues, plus larges que nos plus vastes places, si l’on rassemble dans un gratte-ciel de soixante étages les quarante mille personnes qui composent la population d’un quartier ? Les buildings de New-York s’écrasent les uns sur les autres, mais on ne peut en accuser que sa situation de ville amphibie, sans oublier l’inévitable laisser-aller du capitalisme. La circulation devient aisée, au contraire, si les piétons peuvent flâner à loisir dans les vastes espaces plantés d’arbres qui leur sont réservé, si les autos peuvent se lancer sur les autostrades à cent kilomètres à l’heure sans craindre le sifflet des agents, si les camions peuvent circuler entre les pilotis des gratte-ciel, où les conduites d’eau sont à la portée de la main, sans qu’il soit besoin de défoncer la chaussée pour la moindre réparation. Tel est, dans ses grandes lignes, le projet exposé par Le Corbusier-Jeanneret en 1922 au Salon d’Automne. Les socialistes doivent être les premiers à approuver un plan qui substitue aux miasmes de nos taudis une splendide cité du travail.
La cité du repos n’y est pas oubliée. Elle dessine, autour des gratte-ciel du centre, une ceinture éloignée, où la hauteur des immeubles n’a pas besoin d’être aussi grande, mais où s’affirment également les bienfaits de l’organisation collective. Sans doute chaque appartement, parfaitement isolé des autres, peut avoir son jardin suspendu et jouir de toutes les commodités de l’industrie moderne, ainsi qu’en témoigne le riant pavillon de l’Esprit Nouveau de l’Exposition des Arts décoratifs. Mais à chaque groupe de cellules, correspond par surcroît un vaste terrain de sport à la porte même de l’habitation : ainsi la foire aux muscles, où s’exhibent à prix d’or quelques rares phénomènes, est reléguée au profit d’une universelle culture naturiste qu’exigerait à elle seule la vie trépidante de nos cités modernes Plus particulièrement, c’est la ménagère qui s’émancipe, l’entretien de l’immeuble gagnant à être confié à quelques travailleurs spécialistes pourvus d’appareils perfectionnés. Des restaurants coopératifs peuvent être également dotés d’un matériel qui n’aurait pas sa place dans un intérieur particulier. Des garderies communes rendent la liberté aux adultes et communiquent à l’enfant ce sens social dont sont dépourvus aujourd’hui les fils uniques des familles bourgeoises. Enfin une salle de réunions peut être le théâtre de manifestations artistiques : à tout le moins les journaux, les livres, le cinéma ne sont-ils pas nécessairement des articles de consommation individuelle.
On peut se demander si la réalisation d’un tel programme ne soulèverait pas des difficultés insurmontables. D’abord, où prendre l’argent ? Nous n’avons pas à revenir ici sur des problèmes qui ont fait l’objet d’études antérieures, mais on nous permettra bien de noter que l’audacieuse chirurgie d’Haussmann, prêtant à des critiques analogues, n’en rapporta pas moins d’importants bénéfices en multipliant les valeurs foncières et en accroissant la densité de la population. Ne craignons pas davantage d’aggraver la crise du logement, car, même en construction, un gratte-ciel ne recouvre que cinq pour cent de la surface du sol jusqu’à alors occupé. Enfin n’imaginons pas que la transformation prendrait des siècles : « en 1928, à Los Angeles, en Californie, n’a-t-on pas vu qu’un building de 10 étages, dont l’ossature métallique, pesant douze cents tonnes, a été montée en quinze jours ouvrables ? » (19)
Mais si l’opération est si facilement réalisable, pourquoi la bourgeoisie serait-elle incapable de donner corps à cet idéal : n’est-ce pas à elle que s’adresse un Le Corbusier ? Le malheur veut qu’il n’ait guère recueilli jusqu’à ce jour qu’injustices et sarcasmes. Faut-il s’en étonner ? Plus judicieusement, André Lurçat remarque que les grandes réalisations d’urbanisme n’ont pas été possibles aux époques où primait le droit individuel. C’est à coups de fouet que les Pharaons font transporter chaque pierre de leur tombeau, et c’est par décret que Louis XIV rase et reconstruit les villes. Ce qu’ont fait les dictatures dans le passé, le souci de l’intérêt collectif peut seul le réaliser aujourd’hui. Pas d’urbanisme sans expropriations, sans subordination avouée des fantaisies individuelles à l’économie du plan d’ensemble. Combien notre État bourgeois est désarmé devant la toute-puissance des intérêts privés, rien ne le montre mieux que le scandale des régions dévastées. Quelle occasion unique que cette reconstruction de toute une région bouleversée par la guerre ! Mais non, il a fallu que chaque propriétaire retrouve tout justement sa parcelle de terrain, et son pignon moyenâgeux. Qui dira combien de maisons en style baroque ont vu le jour autour de 1920 ? Mais si elle est incapable de tout effort réellement novateur, la bourgeoisie se retrouve dès qu’il s’agit de brimer l’architecture moderne. Elle ordonne de masquer d’un revêtement de pierre de taille une ossature de béton qui se suffit parfaitement à elle-même. Elle encourage une industrie qui ne craint pas de plagier en série les meubles de nos ancêtres. N’a-t-elle pas imposé aux premiers gratte-ciel américains jusqu’à la forme d’une église ? La « lampe de vérité » ne brillera pas d’un vif éclat aussi longtemps que des privilégiés se cramponneront à un désordre qui fait de plus en plus figure de survivance.

Notes<
(18) Voir notamment, « Vers une architecture », « Urbanisme », « Almanach d’architecture moderne », « Une maison un palais », et dans la Nouvelle revue socialiste, Maurice Deixonne, « Socialisme et architecture », n° 28, 30, 34, 35.
(19) Article d’André Fage dans Le Monde illustré du 8 février 1930.

SOCIALISME ET URBANISME
Quant au prolétariat, il hésite encore. Il croit par habitude au bon goût de ses maîtres. Et puis, il a tant souffert du machinisme, qu’il se méfie encore de l’outil libérateur. Pourtant un courant se dessine, et rien ne saurait l’arrêter. En réclamant avec le socialisme « la socialisation des moyens de production et d’échange », les travailleurs manifestent que l’industrie moderne n’est pas par nature hostile au bonheur des hommes : du même coup l’art de l’habitation cesse d’être rebelle à l’esthétique de l’usine. Ne soyons donc pas surpris si de toutes parts le mouvement ouvrier accorde une place croissante au souci de l’urbanisme. C’est la Fédération nationale des coopératives de consommation qui, sous les auspices de son Comité national des loisirs, ouvre à Paris une exposition, modeste encore, relative à l’organisation du foyer. De son côté la CGT demande « pour parer au surmenage, que soit obtenue par la réalisation d’un large programme de construction, une nouvelle installation des logements ouvriers comprenant : le chauffage central, buanderie, ainsi que tout le confort moderne, facilitant la tâche de la mère de famille dans sa vie domestique ». (20) Enfin, dans les villes où le socialisme a été au pouvoir, le Parti n’a pas manqué, si l’on fait abstraction de certaines erreurs regrettables, de donner les gages les plus sérieux de son attachement à l’architecture nouvelle. Qu’il nous suffise de citer les splendides réalisations qui, à Vienne, ont enchanté l’écrivain Ernst Toller (21) : Vienne-la-Rouge est aussi la capitale de l’urbanisme moderne .
De leur côté, les architectes rejoignent spontanément les organisations socialistes. Le Hollandais Berlage, père de l’architecture moderne, est un théoricien marxiste. En Allemagne, tous les membres du groupe d’architecture moderne adhèrent à la social-démocratie. En France même vient de se constituer un « groupe des architectes socialistes » qui, en dehors des buts corporatifs, porte à son programme ces deux points significatifs : « 4§. Recherche d’une architecture animée par un esprit nouveau assurant la vie, la santé et le bonheur de tous. Étude de matériaux de formes nouvelles permettant la rationalisation de la construction... 8§. Liaison organique avec le Parti, les syndicats et municipalités socialistes en France et à l’étranger ». (22) Citons enfin la remarquable résolution du Congrès international préparatoire d’architecture moderne de Sarraz : les architectes ont « le devoir de se placer constamment au niveau des grandes questions sociales, de participer aux événements de leur époque et d’y accorder leur travail. En conséquence, ils renoncent à appliquer dans leurs oeuvres les formes de périodes révolues et de systèmes sociaux périmés, et ils tendent à une conception vraiment nouvelle de la construction, et à la réalisation de toutes les nécessités matérielles et intellectuelles. Ils sont convaincus que les modifications qui s’opèrent dans la structure de la société doivent s’opérer aussi dans l’architecture, et que la modification des concepts de notre vie spirituelle tout entière implique une modification des concepts de construction ». (23)
Ainsi se scelle, chaque jour plus étroitement, l’alliance avouée du socialisme et de l’urbanisme.
Mais, s’il n’est point besoin d’anticipations arbitraires pour distinguer dans l’art d’aujourd’hui les tendances vivantes, déjà grosses d’avenir, n’y aura-t-il pas quelque risque à dessiner, dans un tableau d’ensemble, la place qu’assignerait à chacune de ces tendances la vie artistique de la Cité nouvelle ? Peut-être un tel effort de synthèse dépasse-t-il en effet nos possibilités actuelles : tant d’éléments nous font encore défaut ! Aussi nous bornerons-nous, non sans indiquer au préalable le caractère hypothétique de cet aperçu d’ensemble, à quelques indications générales et volontairement succinctes.

L’INDIVIDU ET LA SOCIETE

C’est autour de l’édifice collectif que la vie esthétique nous paraît devoir se concentrer dans l’avenir. Peinture et sculpture, au lieu de vivre d’une vie autonome et parasitaire comme c’est le cas dans nos actuelles galeries d’art, n’existent plus qu’en fonction du monument public. Ce n’est plus la salle qu’on construit pour abriter la toile, mais c’est au contraire la peinture qui s’intègre dans le cadre de l’architecture. N’oublions pas, en effet, que la peinture, comme art d’imitation et objet de consommation individuelle, rétrograde de plus en plus devant la photographie d’art : c’est ainsi que dans toutes les gares d’Allemagne se vendent pour quelques sous d’admirables clichés de fleurs, d’animaux, de paysages qui, ne prétendant pas à une existence définitive, semblent une résurrection de l’estampe japonaise dans ses meilleurs époques.
L’édifice lui-même est le centre de la manifestation, forme nouvelle du drame. Littérature, musique, cinéma, danse ont leur place dans la geste sociale, où collaborent public et techniciens. L’art, sous toutes ses formes, reste un moyen de perfectionnement individuel : il occupe même une place privilégiée dans la culture de l’individu puisque l’organisation économique, libérant le travailleur des longues corvées industrielles, lui laisse le loisir de conquérir une personnalité. Mais l’individu, précisément parce qu’il cesse de se heurter à une société hostile, renonce spontanément à s’enfermer en lui-même et à cultiver l’hermétisme. L’étoile dont le corps de ballet souligne l’inspiration, est-elle diminuée pour intégrer sa danse dans celle de l’ensemble ? Des artistes comme Sudermann ou Reinhardt se trouvent-ils amoindris de mettre tout leur talent à régler les festivals de Salzbourg ? L’art collectif n’est pas ennemi de l’art personnel : il le porte au contraire à son extrême puissance.
C’est parce que le socialisme constitue le remède spécifique à l’individualisme dans la mesure où celui-ci est simplement destructeur, qu’il nous paraît pouvoir coordonner tout ce qui, dans l’art moderne, est déjà la condamnation de l’individualisme. En langage bourgeois, un « ensemblier » est un artiste doué du talent d’assortir avec bonheur un vase, un tapis et une table : le peuple, lui, retrouve le sens des ensembles, et l’art de demain ne peut plus être que collectif. Alors l’enthousiasme social libérera l’artiste de la hantise du sujet. Simple prétexte, mais prétexte nécessaire, il s’imposera tout naturellement à l’inspiration de l’homme étroitement mêlé à la vie de la cité. Posé le socialisme, l’art cesse de tourner à vide, et du même coup, l’unité sociale retrouvée, disparaît cette tare de l’art moderne : le professionnalisme. Plus de spectateurs passifs, de public servile, en face d’une mince troupe d’histrions. Plus de Foire sur la Place. L’art étant descendu dans la masse, étant incorporé à la vie quotidienne, n’est plus une marchandise de luxe, un misérable jeu d’oisifs, un programme facultatif et souvent négligé. Dans une société harmonieuse, l’art occupe la seule place qui soit digne de lui : la première.
Maurice Deixonne
Notes
(20) Motion votée au Congrès de la CGT et publiée dans le Populaire du 21.septembre 1929.
(21) Voir la traduction de son article dans La Nouvelle Revue Socialiste .
(22) Manifeste publié dans le Populaire du 4 mars 1931.
(23) Cité par Lévi-Strauss, dans un article de l’Etudiant Socialiste , « Art et Socialisme ? Voilà ». Des Congrès internationaux à Francfort (1929) et Bruxelles (1930) ont poursuivi l’oeuvre ébauchée à La Sarraz en 1928,
 

 
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