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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
L'Ours n°304 janvier 2001
Au sommaire ce mois-ci
CRITIQUES DE LIVRES

p. 2 Livres en Bref
Jacqueline Brisson a/s de Marcel Rozental,Homme qui marches, Ed. La Dispute, 2000.
Les coups de cœur, de Pierre Ysmal
Aragon, De Dada au surréalisme papiers inédits, Gallimard, 2000, 430 p ,149 F, 22,71 e)
Franck et Vautrin, Boro s’en va-t-en-guerre, Fayard, 2000 , 582 p , 148 F , 22,56 e)


p. 3 Libéralisme
Tocqueville de droite, Tocqueville de gauche, par Nicolas Roussellier (a/s de Laurence Guellec, Tocqueville. L'apprentissage de la liberté, Éditions Michalon 1996 121 p ; Gilles de Robien, Alexis de Tocqueville, Flammarion, 2000, 465 p ; Éric Keslassy, Le libéralisme de Tocqueville à l'épreuve du paupérisme, Préface de François Mélonio, L'Harmattan 2000 285 p)

p. 3 Défense
Les armées, la guerre, la paix, par Daniel Mitrani & Jean-Noël Sorret (a/s de Théodore Caplow et Pascal Vennesson, Sociologie militaire, Armand Colin 2000 280 p 140 F 21,34 e)

p. 4 Politique
Guigou, l’itinéraire d’une femme d’État, par Raymond Krakovitch (a/s de Elisabeth Guigou, Une femme au coeur de l’État (entretien avec P. Favier et M. Martin-Roland, Fayard, 405 p., 130 F, 19,82 e)

p.4 Société
Les voies de la culture des peuples, par Jean-Michel Reynaud (a/s de Michel Malherbe, Les cultures de l’humanité, le développement est une question de culture, Éditions du Rocher 2000 145 F 22,11 e)
Penser l’impensable, par JM Reynaud (a/s de Michel Pesnel, Les Vestiges du pire, Nil Éditions octobre 2000 120 F 18.29 e)

Histoire
p. 5 Stavisky : les dessous de sa « carrière » , par Denis Lefebvre (a/s de Paul Jankowski, Cette vilaine affaire Stavisky. Histoire d’un scandale politique, Fayard, 2000, 467 p, 140 F, 21,34 e)
p. 5 Un siècle à fredonner, par François Lavergne (a/s de Serge Berstein, 100 ans d’histoire de France en chansons, Éditions du Chêne, 2000, 140 p., 210 F, 32,01 e)
p. 8 Les socialistes à l’assaut des loges, par Gilles Candar (a/s de Denis Lefebvre, Socialisme et franc-maçonnerie, Le tournant du siècle (1880-1920), Bruno Leprince éditeur 2000 221 p, 120 F 18,30 e)

p. 5 Mémoires
Paris, les années soupapes… par Claude Dupont (a/s de Christian Millau
Paris m’a dit, Années 50, fin d’une époque, Éditions de Fallois, 2000, 444 p, 120 F, 18,29 e)

p. 6 Biographie
Waldeck Rochet, entre Thorez et Marchais, par Pierre Ysmal (a/s de Jean Vigreux, Waldeck Rochet, Une biographie politique, La Dispute, 2000, 378 p, 170 F, 25,92 e)

p.6 Communisme
Le très lourd passé d’une désillusion, par Julien Bobot (a/s de Roger Pannequin, Ami si tu tombes, Le Sagittaire, 1976 - Babel, 2000 ; Gérard Belloin, Mémoires d’un fils de paysan tourangeaux entré en communisme, Les éditions de l’atelier, 2000 ; François Salvaing,Parti, Stock, 2000)

p. 7 Cinéma
Le 7e art, fenêtres sur cours, par Guy Bordes ( a/s de Yann Darré, Histoire sociale du cinéma français, La Découverte, 2000, 121 p, 49 F, 7,47 e)

p. 7 Musique
Frank Zappa refuse toujours de mourir, par Frédéric Cépède (a/s deZappa par Zappa, avec Peter Occhiogrosso, Traduit par Jean-Marie Millet, L’Archipel, 2000, 388 p, 140 F, 21,34 e)
 
L'article du mois
LES SOCIALISTES A L'ASSAUT DES LOGES
Par Gilles Candar

à propos du livre de
DENIS LEFEBVRE
Socialisme et franc-maçonnerie
Le tournant du siècle (1880-1920)
Bruno Leprince éditeur 2000 221 p 120 F 18,30 e

La franc-maçonnerie est devenue aujourd’hui un objet d’études historique « comme les autres », et elle a cessé d’être l’apanage des chercheurs de sensationnel ou des amateurs de petits et grands secrets. Cela faisait longtemps que l’histoire du socialisme n’était plus réservée aux apologies militantes ou aux règlements de comptes, mais, curieusement, la rencontre des deux domaines n’avait pas encore suscité de véritables enquêtes historiques. Aujourd’hui, Denis Lefebvre ouvre la voie et entreprend un passionnant travail de défrichement et de repérage. Il s’est sagement limité dans ce premier livre - d’autres suivront, assurément... -, à une période assez courte (une quarantaine d’années), mais décisive pour les relations entre le socialisme et la franc-maçonnerie en France : le tournant du siècle (1880-1920).

Cette enquête se lit avec plaisir : l’auteur écrit avec simplicité, clarté et rigueur, pose les problèmes, progresse par petites touches successives et s’efforce de rendre compte loyalement des pensées et des comportements propres aux différents protagonistes qu’il rencontre, de plus l’ouvrage est agréablement illustré. Denis Lefebvre ne cherche pas l’effet, mais veut clarifier, expliquer, comprendre et faire comprendre.
Face à un tel sujet, l’auteur a l’avantage de bien connaître les milieux en présence, aussi bien d’un côté que de l’autre. Il sait que, en gros, l’image diffuse qu’évoque auprès du public la rencontre des termes « socialistes », « francs-maçons » et « Troisième République », est celle, au mieux de manoeuvres d’arrière-salles de congrès, au pis de tripatouillages financiers où s’entremêlent le souvenir de Topaze, de Stavisky ou de Marthe Hanau, associés aux scandales de l’entre-deux-guerres.

LA CHEVALERIE DU TRAVAIL
Il choisit donc, avec méthode, de surprendre et de commencer par le rappel d’un épisode peu connu de l’histoire socialiste : la Chevalerie du travail française, fondée fin 1893 et animée par des militants aux parcours contrastés (Chauvière, Rouanet, Veber, A. Hamon, Briand, Pelloutier, Colly, Jobert, etc.). La Chevalerie du travail fonctionna comme un ordre maçonnique, mais davantage tourné vers l’action politique et exclusivement « socialiste ». À quoi servit-elle ? Pas à grand chose, semble conclure Jacques Julliard dans son Pelloutier, à « sociabiliser » les socialistes, à leur donner l’habitude de discuter et de se rencontrer dans un cadre commun, suggère Denis Lefebvre. Peut-être aussi à éviter certains pièges du contrôle étatique et policier ou de la répression patronale, dans des années où la République se raidissait et se tournait vers la droite ? Comme il arrive souvent, l’organisation se survécut par force d’inertie quelques années de plus avant de s’auto-dissoudre en 1911. Active dans les années 1890, il est probable qu’elle a compté dans les longs et complexes cheminements d’où devait sortir le parti socialiste unifié SFIO (1905). Mais dans quelle mesure ? Comment, et avec quelle force ? Le mystère demeure, mais on peut estimer que c’est un moment de la gestation des partis politiques du XXe siècle à ne pas négliger et on sait gré à Denis Lefebvre de l’avoir si fortement marqué.
En tout cas, avec la franc-maçonnerie « traditionnelle », les loges affiliées au Grand Orient ou à la Grande Loge se posèrent deux problèmes nouveaux et distincts, mais récurrents. Par ses cotisations, mais pas seulement, par son habitus a t-on envie de dire, par sa culture propre, la franc-maçonnerie apparaissait comme une organisation socialement bourgeoise. Il en ira de même pour la Ligue des droits de l’homme. Même si, dans un cas comme dans l’autre, ce n’était ni tout à fait vrai, ni si différent de la situation du Parti socialiste lui-même... Les socialistes maçons allaient encourir un soupçon d’embourgeoisement, d’autant plus marqué qu’ils n’agissaient pas à découvert. Peut-on être socialiste et aimer le foie gras ? se demandera Louise Weiss à propos de Léon Blum. Vieille méfiance, qu’on peut combattre, en expliquant que le socialisme n’a rien à voir avec un populisme ou un paupérisme, franciscain ou non, mais vivace et terriblement « efficace ». Or la loge maçonnique, à tort ou à raison, se distinguait bien des « chambrées » populaires et semblait relever du « luxe » et de « l’inutile », plus ou moins grotesques, plus ou moins coupables... Ensuite, circonstance aggravante, les loges étaient fréquentées par des notables aux appartenances politiques variées. Sans doute, dans la France de la fin du XIXe siècle, on n’y rencontrait pas n’importe quel courant politique. Denis Lefebvre rappelle fort bien qu’après l’écrasement de la Commune les loges étaient devenues des citadelles du camp républicain, et particulièrement de son aile avancée, celle des radicaux et des radicaux-socialistes. Denis Lefebvre insiste sur les débats qui opposèrent socialistes et radicaux au sein des loges, sur la croissance de l’influence socialiste au sein de la franc-maçonnerie, concomitante d’ailleurs avec des changements analogues au sein de la société française. Mais comment ne pas penser aussi que les loges allaient devenir le lieu de discussion et d’arbitrage politique, l’instance de coordination d’une « gauche républicaine » constituée autour de ces deux grandes forces ? C’était le fond du problème. Denis Lefebvre expose les deux offensives que menèrent les socialistes hostiles à l’investissement maçonnique, pour l’essentiel les guesdistes, lors des congrès de 1906 (pas de temps perdu après l’unité pour mener ce genre de bataille !) et de 1912. Il le fait très bien, mais, face au biographe de Sembat, à l’évidence le « grand homme » du socialisme maçonnique, ou de la maçonnerie socialiste, et de Lebey, j’ai envie de marquer davantage les « bonnes raisons » de Bracke ou de Bonnier. Certes, ceux-ci en avaient de « mauvaises ». Les règlements de comptes existaient, les préjugés aussi, et Denis Lefebvre n’a pas tort de noter la parenté entre certaines préventions antimaçonniques et l’antisémitisme. Il est vrai aussi que le débat était envenimé du fait que bien des ardents défenseurs de la maçonnerie étaient d’anciens guesdistes... qui avaient précisément quitté le Parti ouvrier français au moment de l’Affaire Dreyfus...

GUESDISME CONTRE FRANC-MAÇONNERIE
Mais tout n’était pas que « sectarisme ». Les guesdistes voulaient constituer un « parti ouvrier », donc, à l’instar de ce qu’avaient réalisé de nombreux socialistes dans d’autres pays, insister sur les valeurs de séparation sociale, de « sécession » politique, afin de mettre sur pied ce parti de classe. Que celui-ci soit l’œuvre de non-ouvriers, d’universitaires ou d’hommes de plume, comme Guesde, Bracke, Bonnier, Lafargue, etc., est un autre problème... Ce qui comptait pour l’heure, c’est ce qu’expliquait Jean Lebas, le futur maire de Roubaix : « Tout ce qui rapproche les ouvriers des bourgeois est à combattre, est à dénoncer. Tout ce qui, au contraire, les sépare, est à préconiser. » (p. 163). C’était une voie possible pour le mouvement socialiste, sans doute majoritaire en son sein au cours des années 1890, y compris dans les premières années d’implantation nationale (1893-1898). Mais ce n’était pas la seule : avec l’affaire Dreyfus, la voie préconisée, sur des modes divers, par Jaurès, Vaillant et Sembat, allait l’emporter : le socialisme devait s’organiser en parti, représentatif de la classe ouvrière, mais pas exclusivement ouvrier, et avoir une politique d’alliances, sociales, politiques et culturelles, aller vers la socialisation des moyens de production tout en reconnaissant le caractère pleinement républicain de son insertion politique. Ce n’était pas l’alignement sur les positions radicales, cela pouvait aller jusqu’à la confrontation, même un peu vive, comme celle qu’exprima Jaurès à Béziers en avril 1905, mais c’était sensiblement différent de ce que préconisait Jean Lebas, et la « séparation » était loin d’être l’objectif privilégié. Cette voie impliquait de reconnaître la vocation des « gauches » républicaines à s’entendre pour combattre l’adversaire conservateur et mener une politique réformatrice. C’était parfois possible (le bloc des gauches), parfois non (lorsque Clemenceau se faisait « premier flic de France » ou que Briand cherchait l’apaisement à droite), parfois incertain (les années 1910 et les interrogations sur un nouveau « bloc »). On pouvait diverger, selon les moments. Les guesdistes maçons s’étaient ralliés massivement à Jaurès en 1898-1899 (les autres avaient quitté la franc-maçonnerie, comme Cachin ou Lucien Roland !). En revanche, Sembat et ses amis s’étaient opposés à « l’expérience Millerand »... tout en participant dans les faits à une politique de défense républicaine à la Chambre. Peu importe, il y avait matière à débattre, et la politique ne se résumait pas plus hier qu’aujourd’hui aux clivages apparents ou aux compétitions conjoncturelles. Dans ces conditions, la franc-maçonnerie avait un rôle à jouer, puisque s’y rencontraient, discrètement, mais aussi sérieusement, des personnalités qui se préoccupaient des grands problèmes sociaux et moraux du moment. C’est ce qu’expliquait certes Sembat à Guesde au congrès de Lyon, mais Guesde n’était pas complètement borné quand il envisageait les conséquences politiques de ces échanges... Comme le disait crûment Paul-Boncour, alors jeune député du Loir-et-Cher : « tout cela n’est possible que par la reconstitution du bloc, cette admirable formule d’action... ».
Le débat entre socialistes n’était donc pas médiocre ou futile, au-delà des anecdotes, et recouvrait des choix stratégiques. On peut comprendre de même l’attitude des dirigeants de l’Internationale communiste quand ils proscrivirent les francs-maçons, première étape de la « bochevisation » du parti français. Sur le fond, ils ne se trompaient pas quand ils attaquaient Frossard, pourtant initié à la maçonnerie après son départ du PCF et non avant. Non que je veuille reprendre la vieille thèse stalinienne du passé expliqué à la lumière du présent, comme un des gardiens de London dans L’Aveu, mais parce que l’enjeu du débat était bien de faire changer le PCF de « culture politique » et qu’à l’évidence, Frossard n’était pas l’homme d’une « nouvelle culture politique bolchevique ».

LE SILENCE DE JAURES
Naturellement, tout est beaucoup plus compliqué que cela, et c’est d’ailleurs un des grands mérites de ce travail, remarquable de clarté et d’esprit pédagogique, que de pointer nombre de questions en suspens. Une des plus intéressantes, et qui demeure en tout cas difficile à résoudre, tient à l’attitude de Jaurès. Un silence impressionnant, que souligne très justement Denis Lefebvre. Sur l’engagement maçonnique s’opposèrent Sembat et Guesde. Jaurès ne dit rien, n’écrivit rien, jamais. La logique politique aurait pu le conduire aux côtés de Sembat : lors de l’affaire Dreyfus, les francs-maçons avaient massivement penché en sa faveur. S’il avait supplanté Guesde, il le devait aussi à leur appui, patent dans le Nord par exemple avec le ralliement de Delesalle, Wellhoff, Siauve-Evausy et du Réveil du Nord, il avait de nombreux amis maçons : Rouanet avait été son plus proche collaborateur pour l’Histoire socialiste de la Révolution française, mais aussi dans bien d’autres occasions, il avait même sollicité le concours des loges, pour renflouer L’Humanité aux abois, en décembre 1906, participant à une « tenue blanche » ou conférence ouverte, sous la présidence de Sembat. Mais il n’empêche : la maçonnerie n’était pas son genre. Il préférait les discussions ouvertes, dans la clarté des séances de la Chambre, des congrès socialistes, ou en écrivant dans la presse, socialiste ou non. Il ne disait pas tout, sans doute, et savait être habile, mais à sa manière. Denis Lefebvre cite le mot de Jaurès à Lebey, un de ses amis maçons, comparant le parti à une épouse, la franc-maçonnerie à une maîtresse : Jaurès préférait en effet les unions légitimes aux amours clandestines ou officieuses, pour le meilleur et pour le pire !
Quelles sont les amours de Denis Lefebvre ? En tout cas, parmi les mieux traitées doit figurer l’histoire. Son livre mérite d’avoir de nombreux lecteurs, il évoque des pages saisissantes de notre histoire et aide à définir bien des problèmes en suspens. Gage de sa réussite, il donne envie de lire rapidement la suite : le socialisme et la franc-maçonnerie confrontés à l’expérience du pouvoir. À bientôt !

Gilles Candar
 

 
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