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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Moch, La première décennie du marché commun
La première décennie du Marché commun par Jules MOCH
article paru dans La Revue socialiste n°204, juin 1967.
(des extraits ont été publiés dans recherche socialiste, hors série de l’OURS, n° 38-mas 2007.)

I. NAISSANCE DE L'EUROPE
L'appel de Zurich
Le 19 septembre 1946, retentit à Zurich un appel historique . « Européens, il faut faire les États-Unis d'Europe [ ... ] Le premier pas pratique sera un Conseil de l’Europe. Si, tout d'abord, tous les États de l'Europe n'acceptent pas, ou ne sont pas à même, d'en faire partie, nous devons néanmoins continuer à rassembler ceux qui y consentent. Je vous dis donc : Debout, l'Europe ! »

L'homme qui lançait aux traditions nationales ce défi explosif s'était couvert de gloire dans des directions bien différentes. Il avait nom Winston Churchill. L'adversaire intransigeant de l'Allemagne hitlérienne souhaitait, moins de deux ans après la victoire, la réconciliation, au sein de l'Europe, de l'Allemagne et de ses adversaires ; le conservateur britannique le plus classique, dernier survivant de l'époque victorienne, formait des vœux pour une révolution politique internationale !

Aux Résistants de la veille, partisans de l'unité européenne, il apportait l'appui de son immense prestige. Mais l'Europe avait eu, dès avant le discours de Zurich, des promoteurs convaincus et acharnés : les socialistes, internationalistes par essence, des fédéralistes, des hommes des gauches européennes libérales, des catholiques sociaux considéraient déjà la construction de l'Europe comme la clef de voûte de la paix.

Quelques mois plus tard, un autre grand citoyen du monde, le général George Marshall, offre à l'Europe une aide économique sans précédent, immense et gratuite, destinée à accélérer sa reconstruction et à éviter de ce fait sa dégradation économique et sociale, peut-être même sa dislocation politique à la suite de menées subversives alors fréquentes. Seize États acceptent cette offre le 15 juillet 1947 et fondent, le 18 avril 1948, la première institution européenne, 1’OECE – Organisation européenne de coopération économique –, destinée à la mise en œuvre du Plan Marshall, qui devient, en septembre 1961, après l'exécution du plan, 1’OCDE – Organisation de coopération et de développement économique. L’épithète “ européenne ” en a disparu, les États-Unis et le Canada, non membres de l'OECE, ayant adhéré à l'OCDE.


Les états généraux de l’Europe
Le mouvement est lancé. Les socialistes européens sont à la pointe du combat, mais n’y sont pas seuls, tant s'en faut. La vocation européenne se développe chez des modérés, chez des conservateurs, hier encore nationalistes de cœur. Les socialistes se groupent dans le Mouvement pour les États-Unis socialistes d'Europe – le MEUSE - qui deviendra plus efficacement le Mouvement socialiste pour les États-Unis d'Europe ; libéraux et conservateurs se retrouvent dans la Ligue européenne de coopération économique de Van Zeeland, dans le United European Movement de Churchill et Lord Amery ; les démocrates-chrétiens dans leurs Nouvelles équipes internationales ; les fédéralistes, dans l'Union européenne des Fédéralistes, etc.

Tous ces mouvements sauf 1’organsation socialiste qui s’abstient sans empêcher ses membres d'y assister, réunissent à La Haye, en mai 1948, des “ États généraux de l’Europe. Celle-ci est au plus fort de la guerre froide : les réunions commencent trois mois après la liquidation de la démocratie en Tchécoslovaquie...

La délégation française est un arc-en-ciel politique. Elle va de Ramadier, venu à titre individuel, à Chaban-Delmas et à Capitant, en passant par François Mitterrand, Bonnefous, Daladier, les bataillons du MRP d'alors, et Paul Reynaud.

On décide à La Haye qu'aucun projet d'union européenne n'aurait de valeur pratique sans la Grande-Bretagne, et aussi que l'unification complète de l'Europe ne se réalisera qu'au prix d'un effort prolongé et progressif. L'unité d'action finit par s'y faire : les socialistes du Mouvement socialiste pour les États-Unis d'Europe acceptent de se joindre aux autres organisations au sein du Mouvement européen, créé en octobre 1948.

L'opinion est désormais saisie : le 5 mai 1949 est signé le Traité de Londres, créant le Conseil de l'Europe, organe consultatif formé de délégués des Parlements et se réunissant à Strasbourg.

CECA et CED
Le Conseil de l'Europe n'est qu'un début. Jean Monnet, cheville ouvrière de toute la construction européenne, propose à Robert Schuman de créer une Communauté européenne du charbon et de l'acier, la CECA. Le ministre des Affaires étrangères est séduit par ce projet, négocie et signe un traité mettant en commun les productions de charbon et d'acier, en application duquel la CECA est créée en juillet 1952. Dès le printemps de 1953, un marché commun du charbon et de l'acier fonctionne entre les Six.

Première née de leurs institutions, la CECA est aussi, sans aucun doute, la plus complète. Elle comporte une “ Haute Autorité ” collégiale, dotée de pouvoirs supranationaux, un Comité consultatif, composé de représentants des producteurs, des travailleurs et des utilisateurs, un parlement, l'Assemblée commune, formée de représentants désignés par les six Parlements nationaux, mais doté de pouvoirs trop limités, un Conseil des ministres, à raison d'un représentant par État-membre, harmonisant l'activité de la Haute Autorité avec la politique économique de ces États, enfin une Cour de Justice, aux magistrats curieusement coiffés d'un large béret noir, qui a rendu une douzaine d'arrêts au cours des seize années de son existence.

L'Europe semble sur la bonne voie. Un incident va pourtant retarder son évolution. Pour faire pièce aux projets américains de reconstitution d'une armée allemande autonome – toujours au plus fort de la guerre froide et après le “ coup ” de Prague –, Pleven propose en 1950 la création d'une Communauté européenne de défense – la CED –, disposant de forces nationales limitées au niveau du bataillon, ou, à la rigueur, du régiment, insérées dans des divisions européennes, commandées par un état-major intégré. Ministre de la défense, j'ai défendu ce projet sous sa forme initiale, et l'ai opposé à celui des Américains. Mais, au cours des négociations, qui durent de 1951 à 1954, le projet est déformé au point de devenir la caricature du, texte initial : les unités nationales deviennent des divisions et, éventuellement, des corps d'armée ; il n'y a plus ni ministre européen de la Défense ni Parlement le contrôlant, etc.

Le débat devient passionnel. Tous les partis se divisent, chacun étant avant tout “ Céédiste ” ou “ Anti-céédiste ”. René Mayer rouvre la négociation et tente d'obtenir des garanties calmant l'opposition, mais n’y parvient pas. Mendès France, arrivé au pouvoir, se garde de prendre position dans ce débat né avant son règne – il a d'autres soucis en Indochine, où il réussira la gageure de faire la paix en trente jours. Ses ministres s'abstiendront dans le vote et le Gouvernement ne prendra pas partie. L'opposition l'emporte sans difficulté, à une soixantaine de voix de majorité : le projet de CED est rejeté par la Chambre française, après avoir été ratifié par les cinq autres Parlements. Inutile d'insister sur ces débats pénibles, qui virent le Groupe socialiste suivre le rapporteur socialiste de la Commission des Affaires étrangères, hostile au projet sous sa forme dernière, par 53 voix, contre 50 favorables au projet, et deux abstentions, dont celle du Président de séance...

L'idée était sans doute prématurée quand elle avait été lancée : une armée commune suppose une politique commune, donc au moins une fraction de gouvernement européen dessaisissant les États-membres des Affaires étrangères et de la Défense. Or rien alors n'existait, en dehors de la Haute Autorité du Charbon et de l'Acier, dont les attributions étaient économiques et limitées à deux productions.

L'essentiel est que l'échec de la CED n'a pas découragé les Européens et que l'unité socialiste a survécu, consolidée, à cette tempête.


CEE, Euratom : Le traité de Rome
Les négociations reprennent vite, et sur un plan plus rationnel : l'extension du marché commun du charbon et de l'acier à toute l'industrie, puis à l'agriculture.

Longues et difficiles, elles aboutissent à un premier accord entre les Six, paraphé à Bruxelles le 12 février 1956, à un vote de principe de la Chambre française, favorable au projet, le 11 juillet 1956, enfin à la conclusion du Traité de Rome, créant, le 25 mars 1957, la Communauté économique européenne – la CEE – et l'Euratom. Ce document historique, véritable acte de naissance de l'Europe économiquement unifiée, est signé entre autres, pour la France, par Christian Pineau, ministre des Affaires Étrangères du gouvernement de Guy Mollet ; pour l'Allemagne, par le Chancelier Adenauer ; pour la Belgique, par P. H. Spaak, etc.

Les considérants du Traité résument très clairement les objectifs et les ambitions de ses négociateurs :

Il s'agit en effet d'établir “ une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ” ; d'assurer “ par une action commune le progrès économique et social […] en éliminant les barrières qui divisent l'Europe ” ; d'améliorer constamment les conditions de vie et d'emploi des peuples de l'Europe ; d'éliminer à cette fin tous les obstacles par “ une action concertée en vue de garantir la stabilité dans l'expansion, l'équilibre dans les échanges et la loyauté dans la concurrence ” ; de renforcer l'unité des six économies et “ d'en assurer le développement harmonieux en réduisant l'écart entre les différentes régions et le retard des moins favorisées ”; de supprimer peu à peu, par une politique commerciale commune, les restrictions aux échanges internationaux ; d’assurer le développement des pays d'outre-mer ; de sauvegarder la paix et la liberté ; d'appeler enfin les autres peuples d'Europe, partageant le même idéal, à s'associer à l'initiative des Six. Les buts, on le voit, sont nobles, multiples et complexes.

Les dispositions générales de la CEE et de l'Euratom sont celles de la CECA, sauf que la “ Haute Autorité ”, au nom quelque peu pompeux, est remplacée par deux “ Commissions ”, malheureusement dotées de pouvoirs plus réduits. L'Assemblée et la Cour, de Justice sont communes aux trois Communautés. La Haute Autorité de la CECA et les Commissions de la CEE et de l'Euratom sont actuellement en cours de fusion en une Commission unique, un peu plus nombreuse, dont la naissance marquera une étape importante dans la fusion des trois Communautés.


L'Europe économique dans le monde
Le Traité de Rome entre en vigueur le 1" janvier 1958. Avant d'en étudier les résultats et les espoirs, il est utile de comparer le Marché commun qu'il régit aux grands marchés de l'univers : à l'anglais d'abord, dont nous souhaitons qu'il se fonde dans le Marché commun, à l'américain et au soviétique ensuite, au monde enfin.

L'importance des populations, d'abord, mesure partiellement les possibilités de débouchés. Elle est, en 1966, la suivante

CEE : 185 millions d'habitants, ou 5 % de la population mondiale.
Grande-Bretagne : 57 millions d'habitants.
États-Unis : 197 millions d'habitants.
URSS : 233 millions d'habitants.
Monde : 3 400 millions d'habitants.

Il y a donc à peu près égalité de population entre les trois grands marchés, avec léger retard pour la CEE. Renforcée par la Grande-Bretagne, celle-ci égalerait l'Union soviétique et surclasserait les États-Unis.

La production d'acier brut, base de l'industrie avec l'énergie, est::
CEE : 85 millions de tonnes, ou 21 % de la production mondiale
Grande-Bretagne : 25 millions de tonnes.
États-Unis : 125 millions de tonnes.
URSS : 97 millions de tonnes.
Monde, environ : 400 millions de tonnes.

L'entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté placerait celle-ci devant l'URSS, et presque à égalité avec les États-Unis.

Pour la production d’énergie, les États-Unis sont largement en tête :
CEE : 44 milliards de Kwh, ou 13 % de la production mondiale.
Grande-Bretagne : 30 milliards de Kwh.
États-Unis : 122 milliards de Kwh.
URSS : 50 milliards de Kwh.
Monde, environ 350 milliards de Kwh.

L'entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté mettrait celle-ci fort en avance sur l'Union soviétique, mais encore loin derrière les États-Unis.

La consommation d'énergie de toute sorte par habitant, évaluée en tonnes d'équivalent charbon mesure assez exactement le degré d'industrialisation d'un pays. Il est, on le sait, particulièrement élevé aux États-Unis :

CEE : 3,5 t.e.c., soit le double de la moyenne mondiale.
Grande-Bretagne : 5,4 t.e.c.
États-Unis : 2 t.e.c.
URSS : 3,8 t.e.c.
Monde : 1,7 t.e.c., dont 0,1 à 0,2 pour les pays sous-industrialisés d'Asie et d'Afrique.

La fusion de la Grande-Bretagne avec la Communauté ferait apparaître pour les Sept une consommation par habitant de 3,9 t-e-c-, intermédiaire entre celle de la CEE actuelle et celle, supérieure, de la Grande-Bretagne, égale à la soviétique, mais à peine supérieure au tiers de l'américaine. On mesure à ces chiffres l'avance des États-Unis.

La production de véhicules civils et militaires est de :
CEE : 6,6 millions de véhicules, soit 27 % de la production mondiale.
Grande-Bretagne : 2,0 millions de véhicules.
États-Unis : 10,3 millions de véhicules.
URSS : 0,4 million de véhicules.
Monde, environ : 24,0, millions de véhicules.

L'adhésion britannique porterait la CEE sensiblement au niveau des États-Unis, l'U.R.S.S. étant, en ce domaine, longtemps négligé par elle, fort en retard.

L'Europe agricole dans le monde
Pour les produits agricoles en général, et vivriers en particulier, l'apport de la 'Grande-Bretagne est relativement faible. L'Angleterre importe, on le sait, la plus grande partie de sa consommation du Commonwealth, auquel elle est liée par des accords spéciaux. La Nouvelle Zélande, notamment, lui expédie presque toute sa production, le Canada et l'Australie ayant, concurremment, d'autres débouchés. C'est là une des véritables difficultés à résoudre pour permettre l'entrée du Royaume-Uni dans la Communauté.

Pour l'ensemble des céréales, les chiffres sont :
CEE : 60 millions de tonnes, ou 8 % de la production mondiale
Grande-Bretagne : 12 millions de tonnes
États-Unis : 165 millions de tonnes
URSS : 127 millions de tonnes
Monde : 749 millions de tonnes

La CEE, même renforcée par la Grande-Bretagne, ne pourra donc de longtemps concurrencer les deux “supergrands ” de la céréaliculture.
Pour la viande, la situation est plus favorable :
CEE : 11 millions de tonnes.
Grande-Bretagne : 3 millions de tonnes.
États-Unis : 19 millions de tonnes.
URSS : 10 millions de tonnes.
Monde : Inconnue.

La CEE, seule, dispose donc de plus de viande que l'URSS. Avec la Grande-Bretagne, elle ne rattrape qu'une partie de son retard sur les États-Unis.

Pour le lait, la situation est la suivante :
CEE : 70 millions de tonnes
Grande-Bretagne : 11 millions de tonnes
États-Unis : 55 millions de tonnes
URSS : 76 millions de tonnes
Monde : Inconnue

La CEE produit, seule, plus de lait que les États-Unis. Renforcée par la Grande-Bretagne, elle en fournira plus que l'U.R.S.S.
Si l'on rapporte ces produits vivriers aux populations intéressées, on peut établir le tableau suivant des disponibilités par habitant et par an, en kilogrammes :
Céréales Viande Lait
CEE 324 59 378
Grande-Bretagne 210 53 193
États-Unis 835 96 279
URSS 545 43 326

On voit que, par habitant, la Grande-Bretagne produit moins de céréales et moins de lait que les trois autres groupes, moins de viande aussi que la CEE et que les États-Unis ; qu'elle est donc largement tributaire de l'étranger. L'URSS produit encore peu de viande par habitant, est derrière la CEE pour le lait, mais devant elle pour les céréales. Si l’on admet qu'est équilibrée la nourriture au sein de la CEE, il y a, aux États-Unis, prédominance de nourriture carnée et surproduction de céréales, nourriture à base de farineux et de lait en URSS.

En résumé, telle qu'elle est actuellement composée, la CEE représente une puissance démographique, industrielle et agricole de l'ordre de celle des deux plus grands groupements, mais cependant légèrement inférieure.

L'adhésion de la Grande-Bretagne renforcerait sa situation industrielle, mais non ses moyens agricoles.
II CE QUI EST ACQUIS*

Réalisations douanières internes de la CEE
Les premières réalisations de la CEE ont porté sur les droits intérieurs entre ses six membres. Ils ont été baissés une première fois de 10 % le ler janvier 1959. Il y a eu ensuite deux autres baisses de même importance en 1960, une quatrième à la fin de 1961, une cinquième en 1962, une sixième en 1963, une septième à la fin de 1964 et une huitième exactement un an plus tard. Toutes ces réductions ayant été de 10 % des taux initiaux, les taux actuels entre les Six ne sont plus que le cinquième des droits primitifs de 1957.

Ces droits doivent être baissés de 20 à 15 % au milieu de l’année en cours, puis être totalement supprimés au milieu de 1968. À ce moment, les six pays constitueront vraiment un marché commun au point de vue douanier. Il restera hélas d’autres taxes ou droits qui permettront au corps des douaniers de subsister encore aux frontières entre les Six, malgré la suppression de toute taxe douanière !

Il faut signaler en passant combien est discutable et médiocre la référence à la réalisation du Marché commun dans la demande de pleins-pouvoirs de mai 1967. En effet, quand elle a été présentée, quatre-vingts pour cent de l’effort douanier intérieur avaient déjà été réalisés, sans difficulté ni demande de procédure exceptionnelle. On ne fera croire à personne qu’après huit réductions de 10 % chacune, la perspective d’en faire encore deux, l’une de 5 % et l’autre de 15 %, pouvait engendrer des difficultés économiques obligeant à recourir aux pleins-pouvoirs.

L’union douanière extérieure, c’est-à-dire l’unification des droits de douane entre chacun des Six et les États-tiers a été accélérée par deux accords des 1er janvier 1961 et 1er juillet 1962. On reviendra plus loin sur cette question.

Négociations internationales
Le Traité de Rome admet des membres « associés », qui signent un accord partiel avec la CEE, réservent sur d’autres points leur indépendance et, de ce fait, ne participent pas à la gestion de la CEE et ne sont pas représentés dans ses institutions.
Se sont successivement « associés » à la CEE la Grèce en novembre 1962, puis, en juin 1964, dix-sept États de l’Afrique noire et Madagascar1. Des négociations sont en cours avec le Nigeria – bien troublé actuellement et menacé de désagrégation – avec le groupe Kenya, Ouganda et Tanzanie.

En outre, des accords commerciaux, plus limités que l’acte d’association, ont été signés avec l’Iran en octobre 1963, avec l’État d’Israël en juin 1964, avec le Liban en mars 1965 et des négociations se poursuivent avec Yougoslavie, Espagne, Irlande et Autriche.

Enfin, dans les grandes négociations tarifaires, dites « Kennedy Round », qui viennent de se terminer heureusement, par concessions mutuelles, en mai 1967, et dont le but était une réduction générale de tous les tarifs douaniers, les Six étaient représentés par la CEE, dont un des membres, Jean Rey, a pu négocier au nom des six États. Atteinte presque sans précédent aux souverainetés nationales, qui était en réalité une simple anticipation : quand le tarif des droits extérieurs sera le même entre chacun des Six et les États-tiers – cela arrivera dans un an – il sera normal que la Communauté discute des modifications à ce tarif unifié, et non chacun des Six.

Les négociations pour l’admission de la Grande-Bretagne au sein de la CEE, – et bien entendu, comme membre complet, non comme « associé » - entreprises le 10 octobre 1961, ont échoué le 29 janvier 1963 dans des conditions de brutalité que nul socialiste n’a oubliées, sur un veto public du chef de l’État français. Elles viennent d’être courageusement reprises par notre ami Wilson, Premier ministre, et l’on connaît la réponse procédurière et dilatoire faite en mai, au cours d’une conférence de presse à l’Élysée, essentiellement consacrée à cette question et aux pleins-pouvoirs. Que cette admission soulève des difficultés d’adaptation va de soi, et nous l’avons montré dans les brefs tableaux économiques de la fin de la première partie de cette étude. Mais la question n’est pas là. Elle est de savoir si on veut lever ces difficultés par des mesures transitoires et progressives, acceptables pour tous, ou si, au contraire, on veut se réfugier derrière elles pour torpiller une deuxième fois la véritable Europe qui se cherche.

Refusée à l’admission à la CEE, la Grande-Bretagne a créé l’Association européenne de libre-échange, l’AELE qui comprend, outre elle, l’Autriche, le Danemark, la Norvège, le Portugal, la Suède et la Suisse. Elle se distingue essentiellement de la CEE en ce qu’elle n’a pas d’organes directeurs et qu’elle n’a pas pour but d’établir un tarif douanier extérieur commun. Chaque État reste maître de ses droits de douane envers les pays tiers. Seuls sont réduits ou supprimés ceux entre membres de l’Association. Parmi les six membres de l’AELE autres que la Grande-Bretagne, le Danemark a déjà demandé son admission à la CEE, en même temps que la Grande-Bretagne. L’Autriche voudrait suivre l’exemple, mais est gênée par l’opposition soviétique, qui voit dans l’adhésion au Marché commun une rupture de la neutralité établie par le Traité d’État. La Norvège suivra la Grande-Bretagne, et peut-être aussi la Suède. Bref, l’adhésion du Royaume-Uni précipiterait le regroupement de l’Europe occidentale, méridionale et septentrionale, en une seule organisation économique.

La CEE et l’agriculture
La CEE ne s’est pas limitée à sa double tâche douanière. Elle a tenté d’inclure le domaine agricole dans le Marché commun, comme le lui impose d’ailleurs le Traité de Rome.

Les premiers règlements sur la politique agricole, relatifs aux céréales, datent de janvier 1962. Ils sont suivis, en décembre 1963, de règlements sur l’organisation du marché de la viande de bœuf et de celui du lait et des produits laitiers, dans le détail desquels nous nous garderons d’entrer. Puis, le 15 décembre 1964, est fixé un prix commun des céréales. Pas important vers le Marché commun agricole.
Les négociations se poursuivent, lentes et difficiles, quand, le 30 juin 1965, un coup de poing sur la table les interrompt. Le pouvoir français rappelle ses délégués, ne participe plus aux réunions, semble vouloir même quitter le Marché commun. Tout cela parce que les douze derniers coups de minuit du mois de juin ont sonné, marquant la fin d’un délai fixé depuis longtemps et qui, faute d’accord, va être dépassé de quelques heures...

Le geste français cause un grand émoi. On s’entremet ; on négocie un peu partout. Finalement colères et rancœurs se calment. Après sept mois ainsi perdus, l’accord de Luxembourg sur le fonctionnement des institutions permet, le 29 janvier 1966, la reprise des négociations entre les Six. Elles aboutissent le 11 mai à un accord sur le règlement financier de la politique agricole commune – moins supranational qu’on aurait pu l’espérer – et sur l’accélération de l’union douanière - celle-ci doit être achevée le 11 juillet 1968.

Le 24 juillet 1966, un autre accord organise les marchés des fruits et légumes, du sucre, des matières grasses. Il fixe également des prix communs pour le lait et ses dérivés, la viande de bœuf, le riz, le sucre, les graines oléagineuses.
Notre ami Marjolin – dont il faut déplorer la démission donnée par lui de la Commission de la CEE en mai 1967 – a en outre fait adopter en avril 1953 un plan de politique économique, qui a entraîné la création de trois comités : politique économique à moyen terme, politique budgétaire et politique du crédit (ce dernier formé par les gouverneurs des banques centrales des Six). Ainsi s’esquisse le plan communautaire pluriennal, ses adaptations annuelles et la politique du crédit permettant de les mettre en œuvre. En fait, le premier programme économique à moyen terme a été adopté le 8 février 1967, en même temps qu’un futur régime de taxe unifiée à la valeur ajoutée.

Conséquences pratiques du désarmement douanier interne
Après l’énumération des mesures théoriques, tentons d’examiner les réalisations pratiques. Qu’est-ce que le Marché commun a, en fait, apporté aux Six ? La baisse des droits de douane entre les Six, tout d’abord, a une importance considérable. Montrons-la par un exemple arbitraire, mais précis, celui de l’automobile. Une voiture allemande valant 5 000 DM, soit 6 000 F en Allemagne, était, avant le Marché commun, frappée à l’entrée en France d’une taxe de 30 %, soit 1800 F. Elle revenait donc à 7 800 F. C’est le prix auquel le constructeur français pouvait vendre une voiture de caractéristiques comparables. Ce droit de douane a été, on l’a vu, abaissé par tranches successives de 3 % chacune jusqu’à 6 % de la valeur de la voiture allemande. Il n’y a donc plus que 360 francs de droit de douane à régler à l’importation, au lieu de 1 800. Le constructeur français devra donc réduire le prix en France de sa voiture de 7 800 à 6 360 F. L’acheteur français gagne donc théoriquement 1440 F, soit 24 % du prix de la voiture.

Mais, inversement, le constructeur français exporte lui aussi des voitures en Allemagne. Les droits y étaient jadis de 21 %. La voiture facturée 6 000 F en Allemagne, droits de douane anciens de 21 % compris, devrait être produite en France à 4 950 F. Si ce prix était trop bas, l’exportation était impossible pour le constructeur français. Avec les droits de douane ramenés aujourd’hui à 3,4 %, le prix de revient en France de cette même voiture, vendue en Allemagne l’équivalent de 6 000 F, douane comprise, n’est plus de 4 950 F, mais de 5 800 F. Le constructeur peut à nouveau songer à l’exportation, donc augmenter son chiffre d’affaires. Ainsi, l’accroissement de la production en France et en Allemagne, résultant de la réduction de 80 % des deux tarifs douaniers, peut permettre de répartir sur un plus grand nombre d’unités les mêmes frais généraux fixes, tels que les intérêts des capitaux investis dans l’entreprise, l’amortissement du matériel, des taxes fixes comme impôt foncier, etc.
Cette analyse schématique et sommaire aboutit à une conclusion d’ordre général : le Marché commun oblige l’Europe à s’engager dans la voie tracée par l’Amérique entre les deux guerres : la « rationalisation » américaine de cette époque, si étudiée par de nombreux socialistes – Léon Blum, Charles Spinasse, moi et d’autres –, aboutit en fin de compte à substituer à l’extension du marché en surface son exploitation en profondeur. En d’autres termes, le capitalisme, obligé, en vertu de la concurrence, à produire plus pour produire moins cher, ne cherche plus, comme auparavant, à conquérir des marchés étrangers, c’est-à-dire à jouer la carte de l’impérialisme économique, qui conduit à l’impérialisme militaire, au colonialisme et aux guerres. Il s’efforce surtout de gagner désormais, par la baisse des prix résultant de la production en séries accrues, des couches moins aisées de son propre marché : l’exportation n’est plus qu’un appoint. C’est en ce sens qu’on a pu dire qu’une ouvrière du XXe siècle peut posséder dans son trousseau – en nylon – plus de pièces qu’une reine de France des siècles passés n’en possédait – en soie naturelle.

Cette évolution est avancée aux États-Unis. Toujours pour revenir à l’exemple précédent, on y produit 10,3 millions de voitures par an, soit une par 19 habitants, alors que le parc en service en compte déjà 91 millions, c’est-à-dire une pour deux habitants. En France, notre parc équivaut à une voiture par cinq habitants (au lieu de deux) et la production annuelle à une voiture par trente habitants (au lieu de 19). Autrement dit, à population égale, notre parc routier est 2,5 fois plus faible que l’américain et s’accroît 1,6 fois moins vite que lui. L’écart a ainsi tendance à croître encore. Le développement de la CEE doit permettre un rattrapage progressif de ce retard, donc un relèvement du niveau de vie matérielle des Européens.

Le désarmement douanier extérieur
Le problème ne se pose pas seulement pour les échanges intracommunautaires. Il existe aussi, et plus complexe, vis-à-vis des États extérieurs à la Communauté.
En effet, avant la CEE, les Six ont fixé, sur leurs frontières extérieures, des droits de douane indépendants les uns des autres. L’Italie, produisant des voitures, taxait les véhicules anglais et américains à 35 % et même à 45 % de leur valeur – et la France, à 30 %, alors que les Pays-Bas, n’en fabriquant pas, les taxaient à 24 % seulement.
Du jour où les tarifs douaniers intérieurs aux Six tendent vers la suppression totale, il faut nécessairement que les tarifs entre chacun des Six et le monde extérieur s’égalisent. Sinon, si la Belgique faisait payer toujours 24 % de droits, et la France 30 %, sans taxe aucune entre France et Belgique, toutes les voitures anglaises et américaines destinées à la France transiteraient par Anvers, de préférence aux ports français et entreraient en France en acquittant la taxe belge de 24 % et non la française de 30 %.

D’où l’obligation, inscrite dans le Traité de Rome, de modifier progressivement les taxes extérieures des Six en vue de les unifier. Toujours dans l’exemple considéré, on est parti des droits suivants, en vigueur au début de 1957 :
Italie : de 35 à 45 %,
France : 30 %,
Bénélux : 24 %,
Allemagne : de 17 à 21 %,

en se fixant comme objectif l’unification complète au 1er juillet 1968, le jour même de la disparition des derniers résidus de taxes intracommunautaires et l’on a adopté la valeur commune de 22 %.

Nous en sommes actuellement, comme en matière de tarifs intracommunautaires, à une étape intermédiaire, plus voisine de la dernière que de la première. L’Italie a abaissé ses taux de 35 à 27,2 % et de 45 à 31,2 %. La France est passée de 30 à 25,2 %. Le Bénélux a atteint le niveau final de 22 %, dont il était très proche. L’Allemagne enfin échelonne ses taux en hausse entre 20 et 22,7 %

La même procédure est en cours pour tous les produits.

Bien entendu, les résultats du tout récent accord dans le Kennedy Round baisseront les taux entre la Communauté et les autres pays signataires de cet accord. Il est bon de souligner que, si le monde évolue vers la création de communautés se substituant aux économies nationales de jadis, il ne s’agit là que d’une étape, d’ailleurs sans doute durable, vers la mondialisation de l’économie et l’exploitation des ressources du globe dans l’intérêt de tous. C’est pourquoi il serait très regrettable que les communautés de quelque 200 millions d’habitants ressuscitent entre elles le protectionnisme jadis en vigueur entre États. Ce ne serait pas la peine d’avoir aboli les taxes intérieures dans une communauté, si la contrepartie devait en être le relèvement de celles entre communautés.

Le monde moderne exige le maximum de libre-échange entre vastes groupements humains parvenus sensiblement au même stade d’évolution et de besoins, afin d’élargir les marchés au maximum, donc de baisser les prix de revient et d’exploiter au mieux les marchés en profondeur.

Décisions diverses de la CEE
Beaucoup d’autres décisions ont été prises par la CEE, qu’on se borne à énumérer.
Une politique commune des transports a été ébauchée en juin 1965, puis remise en question en octobre 1966, en raison de difficultés surgies notamment en matière de tarifs et d’investissements. Les études se poursuivent.

En matière économique, la CEE examine les budgets nationaux, met au point un système d’enquêtes mensuelles sur la conjoncture, confronte les politiques monétaires et financières des États-membres en vue d’une coordination future. Elle a adopté un premier programme à moyen terme et en étudie un deuxième.
Dans le domaine industriel, la CEE recherche comment donner aux entreprises la dimension optimale, ce qui l’amène à étudier le devenir des petites et moyennes entreprises. Par l’intermédiaire du conseil des ministres, la Commission informe les gouvernements sur la situation des secteurs menacés dans la Communauté (chantiers navals, textiles, papier, ces derniers mois) et sur les harmonisations qui peuvent s’imposer d’urgence, comme en matière de pétrole et de gaz national.

En matière sociale, la CEE a réalisé la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs et de leurs familles à l’intérieur des six pays, la liberté d’établissement et de prestation de services dans divers domaines (industrie, agriculture, professions libérales), la libre circulation des capitaux au sein de la CEE. Elle a adopté des dispositions heureuses sur la formation professionnelle et sur la sécurité sociale des migrants et des marins, dont elle envisage la généralisation à toutes les professions.

Dans le domaine fiscal, elle étudie la généralisation, à partir de 1970, de la taxe française à la valeur ajoutée, de la tva. Elle étudie, sous l’angle de la libre concurrence, les ententes, les monopoles, et aussi les aides publiques, telles que les primes et le dumping. Elle ambitionne de créer un droit commercial et industriel européen, comportant formation de sociétés européennes et délivrance de brevets européens. Elle cherche à harmoniser certaines réglementations techniques de nature à freiner les échanges, notamment pour les produits pharmaceutiques et les automobiles.
Elle met enfin au point une politique commerciale commune, dont la première manifestation a été sa présence dans les négociations du Kennedy Round, en substitution de celles des six États-membres.
III RESULTATS PRATIQUES

L’œuvre de la CECA et de l’Euratom
Reste à matérialiser les résultats pratiques déjà obtenus. On ne saurait passer sous silence la doyenne des communautés, la CECA.

Elle s’est heurtée à de grosses difficultés, surtout d’ordre technique. Depuis sa création, il y a seize ans, on a noté un recul important de l’utilisation du charbon devant les formes plus modernes d’énergie (pétrole, gaz, fuel, électricité hydraulique, etc.). Or celles-ci ne sont pas communautaires, tandis que le charbon l’est. En 1966, 48 % de l’énergie utilisée par les Six provient du pétrole et de ses dérivés, 19 % d’autres sources modernes et seulement 33 % de la houille. D’où une crise communautaire des mines de charbon.

Pour d’autres raisons, la consommation d’acier n’a pas augmenté ces dernières années, les prix ont baissé et, aussi, les recettes des aciéries. D’où crise aussi dans le deuxième domaine communautaire.

La CECA a donc dû mettre sur pied un très vaste programme de reconversion industrielle, qu’elle a financé par prêts ou subventions. 218 000 travailleurs des six pays ont fait l’objet d’affectations nouvelles après cours de formation et 65 millions de dollars ont été attribués par la Communauté du charbon et de l’acier à ces opérations.

En France, de mars 1954 à janvier 1956, 11 000 mineurs de charbon, 3 000 mineurs de fer et 7 000 métallurgistes ont été ainsi reconvertis, moyennant 37 millions de francs de crédits communautaires. La dépense par ouvrier s’élève à 1 200 F dans la sidérurgie, à 2 300 F dans les mines de fer et à 2 000 F dans celles de charbon.

Ces opérations ont porté sur six mines de fer lorraines, dont aucun des licenciés n’a connu le chômage, sur les Forges de l’Adour, au Boucau, dont la fermeture a privé de travail 1 200 ouvriers ; la plupart d’entre eux ont été réembauchés sur place dans une usine nouvelle.

On peut donc supposer que, si la CECA n’a pas accru la production du fait qu’elle supervise un secteur ancien, sur la défensive, face à des procédés plus modernes qui ne relèvent pas d’elle, elle a, sans aucun doute, permis des réadaptations et évité des crises sociales douloureuses qu’aurait, sans son intervention, déclenchées la fermeture d’entreprises.

L’Euratom fonctionne depuis le 1er janvier 1959. Il a pour mission, en vertu du Traité de Rome, de contribuer à la formation et à la croissance rapide des industries nucléaires, à l’élévation du niveau de vie dans les six États. Il doit développer la recherche, la diffusion des connaissances nucléaires, la protection sanitaire, l’approvisionnement en minerais, matières brutes et matières fissiles. Son travail a été important, mais il est d’un caractère trop technique pour pouvoir être développé ici. D’ailleurs, c’est essentiellement à la CEE, et non aux deux autres Communautés, qu’est consacrée cette étude, puisque c’est le dixième anniversaire de la plus importante des Communautés qui en est à l’origine.

Croissance économique au sein de la CEE
Les résultats atteints sont, en ce domaine, tout à fait remarquables.

Le commerce intra-communautaire a plus que triplé pendant ces dix ans. Sur la base 100 en 1958, il s’est élevé à 119 en 1959, à 149 en 1950. puis à 266 en 1964, à 301 en 1965, à 338 en 1966, tandis que le commerce mondial, non compris ces échanges au sein de la Communauté, ne croissait, durant la même période, que de 100 à 163 en 1965 (au lieu de 301). C’est là le résultat le plus tangible de la baisse progressive de 80 % des tarifs douaniers intérieurs.

Le commerce entre la Communauté et les pays tiers a augmenté de 77 % à l’importation des pays tiers et de 70 % à l’exportation vers eux. Il a donc augmenté légèrement plus que le commerce mondial, mais beaucoup moins que les échanges intracommunautaires. Conséquence du fait que les tarifs extérieurs de la Communauté n’ont pas subi la réduction massive de ses tarifs intérieurs.

Les échanges extérieurs de la Communauté, comparés comme précédemment à ceux des autres groupes principaux, s’élèvent, en 1965 et dans les deux sens à :
CEE : 483 milliards de francs, soit 27 % des échanges mondiaux.

Grande-Bretagne : 148 milliards de francs
États-Unis : 241 milliards de francs
URSS : 80 milliards de francs
Monde, environ : 1 800 milliards de francs

Si l’on détaille ces échanges selon leur sens, on constate qu’au bout de dix ans la CEE réalise 28,2 % des importations mondiales et 25,7 % des exportations et, au total, 27 % des échanges totaux, contre 13 % aux États-Unis, 8 % à la Grande-Bretagne et 4 % à l’URSS. Elle est donc et de loin la plus puissante maison de commerce de l’univers.

L’augmentation des échanges s’est naturellement traduite par un accroissement, d’ailleurs inférieur, de la production totale. Celle-ci a augmenté, au sein de la Communauté, de 68 % en dix ans, soit, en moyenne, de 6 % par an2 . La croissance de la production britannique a été deux fois plus lente : 34 % en dix ans, soit, en moyenne, 3 % par an. Celle des États-Unis, d’abord plus lente que la communautaire, l’a rattrapée en 1965, et légèrement dépassée en 1966 (71 % pour le total des dix ans, au lieu de 68 %).

Enfin, l’indice du volume du produit national brut montre la remarquable vitalité de la CEE. Il a en effet augmenté de 52 % en dix ans, contre 44 %, aux États-Unis et 30 % en Grande-Bretagne.

Il est sans doute plus intéressant d’étudier non le PNB lui-même, mais le quotient de celui-ci par le nombre des habitants à la même date, c’est-à-dire le produit national brut par habitant. De 1955 à 1965, ce dernier a augmenté, dans la CEE, de 4,1 % par an (4,8 % en Italie, où le PNB total est le plus bas, 4,3 % en Allemagne, 3,7 % en France, 3,2 % aux Pays-Bas et 3 % en Belgique-Luxembourg). Le même produit par habitant ne s’est élevé par an, durant la même période, que de 2,4 % ! en Grande-Bretagne, de 2,9 % au sein des sept de l’AELE et de 1,8 % aux États-Unis (où il est juste de rappeler que ce PNB par habitant est très supérieur à tous les autres et a donc plus de mal à continuer à croître).

La CEE se classe ainsi loin derrière deux pays possédant un très bas PNB par habitant : le Japon, où la croissance annuelle par tête atteint 8,6 % pendant ces dix ans, et la Grèce (8,2 %). Elle est voisine du Portugal (4,8 %) dont le PNB très bas mériterait une plus rapide croissance, et de l’Autriche (4,2 %), mais se situe devant tous les autres pays publiant des statistiques comparables sur leur produit national brut (ce qui n’est pas, en général, le cas des pays de l’Est).

La CEE est cependant en retard dans le domaine social. Ses salariés ne touchent que 64,1 % du revenu national (contre 35,7 % à la propriété et aux entreprises), alors que ce pourcentage s’élève à 73,1 % en Grande-Bretagne, à 71,6 % en Suède et à 70 % aux États-Unis.

Plus généralement, la consommation privée des ménages reçoit un pourcentage moindre dans la CEE (60,6 % des dépenses) qu’en Grande-Bretagne (64 %), au Danemark (62,5 %), aux États-Unis (62,6 %).

La prospérité d’une collectivité peut, dans une certaine mesure, être évaluée par le pourcentage de ses revenus qu’elle affecte à la nourriture. Plus les gens vivent à l’aise et moins ils consacrent proportionnellement à leurs dépenses alimentaires. La réduction de celles-ci en France depuis un demi-siècle est symptomatique, de même que, au sein des dépenses alimentaires, la part, en constante réduction, réservée au pain. Dans la CEE, la part des dépenses privées consacrées à la nourriture, à la boisson et au tabac est de 38 %, contre 38,8 % en Grande-Bretagne, mais seulement 24,8 % aux États-Unis. Inversement, les trois postes des soins personnels, des transports et des loisirs et divertissements ne constituent que 14,8 % du total dans la CEE, contre 21 % en Grande-Bretagne et 28 % aux États-Unis. Différence soulignant les progrès sociaux qui restent à accomplir au sein de la CEE, et que son expansion industrielle devrait accélérer.

Ajoutons que la Communauté a porté ses réserves d’or de 59 milliards de francs en 1958 à 98 milliards en 1965. Cette hausse réjouira certainement le dernier quarteron d’économistes libéraux ; mais ils seront peinés d’apprendre que nous ne sommes pas en tête du peloton - sur ces 98 milliards, l’Allemagne en détient 32, la France 27, le Bénélux 20, et l’Italie 19.

Concevoir à l’échelle européenne
La CEE a donc donné un heureux coup de fouet aux économies de ses six membres, qui se sont développées plus vite que celles qui lui étaient initialement comparables. Lorsque, en juillet 1968, le marché sera entièrement unifié, des perspectives plus heureuses encore s’ouvriront en ce qui concerne l’amélioration du niveau de vie. L’agriculteur et le viticulteur français, en particulier, trouveront chez nos voisins des débouchés suffisants pour faire disparaître toute crainte de crise engendrée par la surproduction. Mais nos industries devront savoir se regrouper et se moderniser pour résister aux concurrences principales des vallées du Rhin et du Pô.

Le principal avantage technique du Marché commun sera sans doute l’élargissement de nos conceptions à l’échelle européenne. Car le recours à des outillages de plus en plus coûteux, parce que de plus en plus automatiques, spécialisés et perfectionnés, l’emploi d’ordinateurs dont le prix s’élève à des millions de francs nouveaux ont pour conséquence qu’un produit peut de moins en moins être étudié, mis au point et lancé à l’échelle nationale.

Un exemple classique illustre cette affirmation. Le moyen-courrier Caravelle est une réussite technique presque sans précédent dans le domaine du transport aérien. Mais il est, pour le Trésor français et pour la Société nationale constructrice, un échec financier indiscutable : le Trésor ne sera jamais remboursé des avances considérables pour l’étude et la mise au point du prototype qu’il a assumées, et la Société constructrice devrait vendre plus de 300 appareils pour rentrer dans ses frais et ses investissements, alors que le niveau des commandes semble plafonner peu au-dessus de 200 unités.

Instruits par cette expérience, Français et Britanniques réalisent en commun le long-courrier Concorde (ou Concord), qui dérive de Caravelle. Il coûtera beaucoup plus cher et se vendra sans doute en moins grand nombre. On peut prévoir que, malgré leur association qui réduit la part de chacun, les deux créateurs ne rentreront pas non plus dans leurs frais. Il eût fallu prévoir Concorde à l’échelle européenne, comme une production au minimum franco-anglo-allemande, pour pouvoir amortir les frais d’études et d’outillage, en sus du coût de chaque appareil en matières, énergie et main-d’œuvre.

Exemple soulignant l’intérêt majeur de la CEE, bien entendu supposée étendue à la Grande-Bretagne et aux autres États de l’AELE. Seule une telle union économique permettra, comme aux États-Unis et en URSS, de concevoir et de réussir des réalisations à l’échelle de la technique moderne, qui, du fait de ses progrès gigantesques et des dépenses en résultant, ne se laisse plus enfermer dans les étroites frontières des petits États européens hérité des conflits des siècles passés.
Ainsi, la Communauté élargie engendre l’espoir d’une vie meilleure pour tous ses membres.

L’avenir communautaire
Sous sa forme actuelle, la CEE n’est qu’une ébauche. Ou elle s’étiolera dans une relative impuissance, si elle évolue vers une simple association de patries, ou elle exigera une unité européenne de plus en plus élargie. Le raisonnement suivant permet de s’en rendre compte :

Le Marché commun exige égalisation des charges sociales. À partir du moment où Volkswagen concurrence Renault sans barrières douanières et où les deux entreprises consacrent à peu près le même nombre d’heures de travail et les mêmes poids de matières à produire deux voitures comparables, il faut que les salaires et les charges sociales soient équivalents, pour que la concurrence joue pleinement. Si tel n’est pas le cas, l’entreprise ayant les charges les plus élevées perdra progressivement ses marchés. À l’unification économique doit donc s’ajouter rapidement une unification sociale, bien entendu sur la base des lois les plus favorables aux travailleurs, la Communauté ne devant pas être cause ou prétexte de régression sociale.

Ainsi, le ministère économique représenté par la future Commission unique doit être accompagné par un ministère européen des Affaires sociales.

Ce n’est pas tout : la production n’est pas grevée par les seules charges sociales ; elle l’est aussi par les charges fiscales. Le raisonnement impose leur unification européenne. Il y a fort à faire en ce domaine. La fiscalité préleva, en 1964, 24 % du PNB en France et 24,2 % en Allemagne, mais seulement 23 % aux Pays-Bas, 22,8 % au Luxembourg, 21,7 % en Italie et 20,6 % en Belgique : le prélèvement français représente un pourcentage des revenus d’un cinquième supérieur au belge. Ou, si l’on préfère comparer les prélèvements individuels plutôt que les parts du revenu global du pays, les citoyens de la Communauté sont taxés par le fisc à raison de 2 185 F par Français, de 2 180 par Allemand, de 2 095 par Luxembourgeois, de 1 700 par Belge, de 1 595 par Néerlandais et de 1 015 par Italien. La contribution individuelle de l’Italien est donc inférieure à la moitié de celle du Français, qui est le plus fortement taxé de toute la Communauté. Il en va sensiblement de même pour les taxations des entreprises.
Mais poussons notre raisonnement : le ministère européen des Finances, dont on voit la nécessité, prendra des décisions dont les répercussions apparaissent immenses. Qui arrête le budget est maître des dépenses, notamment de celles des administrations publiques. Celles-ci se répartissent actuellement comme suit : en Allemagne, en 1965 : 87 milliards de francs, donc 1 475 francs par habitant ; en France : 63 milliards, donc 1 285 francs par tête ; mais seulement 804 francs en Italie. Car l’Allemagne et la France supportent des dépenses militaires très supérieures à celles de l’Italie, qui expliquent ce prélèvement double par tête. L’égalisation des charges fiscales au sein de la Communauté obligera tôt ou tard – et le plus tôt serait le mieux – la CEE à étendre son activité aux secteurs politiques essentiellement dépensiers, c’est-à-dire aux forces armées. La CED de naguère, repoussée parce que prématurée en 1954, renaîtra sous la forme d’une politique de défense commune, une fois européisés les secteurs économique, social, fiscal et budgétaire. Elle sera alors le complément nécessaire des mesures antérieurement mises en œuvre.

À son tour, la défense commune, imposée par des considérations budgétaires, entraînera une conséquence inévitable : l’unité d’action diplomatique. Car on n’imagine pas la Communauté possédant une seule armée, mais plusieurs politiques étrangères.

Ainsi se dessine la marche à l’unité de l’Europe dans les années à venir : économique d’abord, puis sociale, ensuite fiscale et budgétaire, enfin militaire et diplomatique. Les autres attributions étatiques – Justice, Éducation, Administration intérieure, etc. – pourront demeurer nationales aussi longtemps que les subdivisions de l’Europe resteront calquées sur les frontières actuelles des États membres.

Mais cet état à son tour sera provisoire. Au fur et à mesure que s’atténueront les traditions liées aux anciennes frontières, on s’apercevra que la division du territoire communautaire entre les six anciens États – ou entre un plus grand nombre, après l’adhésion de la Grande-Bretagne et d’autres membres de l’AELE– ne correspond plus aux besoins modernes. C’est ainsi que le Rhin apparaîtra comme la colonne vertébrale d’une région homogène s’étendant sur le pays de Bade, l’Alsace, la Lorraine, le Palatinat, une partie de la Belgique et de la Hollande ; que le Nord maritime communautaire forme un tout s’étendant de Rotterdam et d’Anvers au-delà de Calais et de Lille ; que la Sardaigne et la Corse posent des problèmes semblables ; que les côtes d’Azur française et italienne forment un tout, etc. Quand de telles idées auront mûri, les ministres nationaux de l’Intérieur feront, à leur tour, place à un ministre européen.

Nous voici donc devant le dilemme de la fin du siècle : ou torpiller l’Europe vivante qui se cherche, en « collant » à l’Europe périmée des Patries, à la Confédération inspirée du XVIIIe siècle, ou, sans précipiter les étapes, laisser s’effectuer l’évolution logique, aboutissant à l’européisation progressive des principales activités, vraisemblablement dans un ordre analogue à celui qui vient d’être esquissé.

Nous, socialistes européens, nous avons choisi. Nous sommes certains qu’un jour viendra où l’immense majorité des Européens nous donnera raison.

 

 
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