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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Boscus/Eloquence politique
LA POLITIQUE OU LA PAROLE ENCHANTEE
par Alain Boscus


a/s de L’Éloquence politique en France
et en Italie de 1870 à nos jours

Études réunies par Fabrice d’Almeida
Rome - Collection de l’École française de Rome - 292, Publications de l’École
française de Rome 2001 330 p


L’éloquence serait-elle soluble dans la communication politique ? La question doit être posée et la réponse affirmative qu’elle appelle presque automatiquement ne semble guère devoir porter à discussion à l’heure où les médias s’évertuent à traquer les petites phrases et alors que la distance introduite par la technique et par l’image a profondément bouleversé, d’abord lentement puis à rythme accéléré depuis deux à trois décennies, notre rapport à l’oralité et les fondements mêmes de la rhétorique classique. C’est ce qui ressort, entre autres, de la lecture du riche ouvrage issu d’un colloque organisé en octobre 1998 par l’université Paris-X Nanterre avec la collaboration de l’École française de Rome.


Fabrice d’Almeida, qui a réuni l’ensemble des études et communications, montre bien dès l’introduction que la chronologie est essentielle pour saisir l’ampleur de ces changements, étudiés ici comparativement entre la France et l’Italie afin de se défaire des habitus nationaux.

De l’éloquence classique
à l’ère des masses

Dans les années 1870, au moment de l’achèvement de l’unité italienne et de la fondation républicaine en France, on assiste au triomphe de l’éloquence classique et à la remise en cause du magistère de la pure rhétorique. Des évolutions seront perceptibles dès les années 1880 après apparition et structuration des organisations socialistes, avec groupes de propagandistes et orateurs nationaux chargés de parcourir l’ensemble du territoire pour porter la bonne parole. Prenant le pas sur la forme, les discussions doctrinales et une certaine focalisation sur les programmes permirent alors à l’écrit de se ressourcer en étant à la fois le moteur et le centre du débat public.
Une nouvelle période s’ouvre après le premier conflit mondial. On la repère bien plus nettement dans l’Italie fasciste qu’en France où survit l’éloquence classique. Au-delà des Alpes, en effet, une nouvelle rhétorique s’est imposée avec ses tribuns s’exprimant en plein air, l’utilisation de nouvelles façons de discourir (emploi de phrases courtes et d’images fortes propres à frapper les masses, par exemple) et cette violence du verbe (alliée nécessaire de la violence physique elle-même ?) dont Mussolini n’était pas le seul adepte. La radio accompagne cette nouvelle " éloquence mécanisée ", et partout, y compris en France, la théâtralité et la mise en scène l’emportent.
L’image (cinéma, photographie, arts plastiques) ne fera qu’accroître cette distance introduite par la technique. Cela annonce par bien des aspects la période actuelle, marquée par la place primordiale de la TV, par le travail de l’apparence, par la globalisation du processus de communication ainsi que par la distance accrue séparant l’orateur de son (ses) auditoire(s) ; une distance qui devient aujourd’hui, me semble-t-il, un des enjeux majeurs en ce domaine, car elle concourt à brouiller la substance même du discours politique surtout lorsque celui-ci est critique, utopique, alternatif… Qui peut nier que la crise du politique provient aussi (même si elle ne s’y réduit pas) de l’importance donnée à la forme sur le fond, de l’usage croissant de discours formatés et parfois simplifiés à l’extrême en vue de s’adapter aux normes de la technique, aux usages professionnels et à " l’idéologie du consensus soi-disant non engagé " imposés par les médias ? Qui peut nier qu’elle se nourrit aussi de la " moyennisation " des contenus censée correspondre à l’attente du plus grand nombre et à l’impérium de l’image, à la complexité des prises de décision et à la rapidité des flux d’information ?
Rien d’étonnant donc si " la société actuelle ignore l’éloquence et cultive la communication ", tranchant avec un âge d’or symbolisé par la centralité du régime parlementaire (avec ses duels oratoires, ses passes d’armes, ses joutes verbales), par des techniques de séduction, persuasion et crédibilisation, qui nous paraissent surannées aujourd’hui, et par des figures exceptionnelles dont le modèle demeure encore Jaurès (étudié ici sous l’angle de la lexicométrie par Pierre-Eugène Muller).
Un âge d’or de l’éloquence ?
Nicolas Roussellier vise juste en écrivant que l’éloquence, " véritable convention du régime constitutionnel de la IIIe République ", a tenu une si grande place dans la vie publique car elle fut un mode de légitimation et de sélection des élites ; de même que Catherine Brice, en relevant, dans le cas italien, le triple rôle rempli par les " orateurs organiques " qu’elle a suivis de près : ils ont à la fois participé à la construction et à la diffusion d’une mémoire commune, révélé la naissance de l’espace public italien et fait progresser la politisation des masses, et donc le débat citoyen.
Pour sa part, Gilles Le Béguec montre comment, dans l’entre-deux-guerres, " entre juridique et politique ", l’éloquence française a vécu une " période de transition ". Permanence des habitudes et des institutions coexiste alors avec expériences nouvelles et innovations, de sorte que l’étude du monde du barreau incline à ne pas trop idéaliser la " République des avocats " et à ne pas abuser de la nouveauté de l’ère des masses.
Maîtriser la parole demeurait encore primordial, alors même que la propagande se déployait en tous sens. Les tournées internationales du conférencier antifasciste Gaetano Salvemini en portent témoignage, tout autant que la brillante carrière juridique et politique de Pierre Cot. Et que dire de l’impact de la geste gaullienne de la Résistance, fondée sur quelques principes simples (pédagogie du désastre et de l’espérance, forme explicative et simplicité des discours, classicisme) fort bien adaptés au nouveau média radiophonique et en phase avec les objectifs à atteindre ?
Si " l’éloquence, toujours seconde, sert une idée " (dans le cas de De Gaulle), il n’en reste pas moins vrai que la mise en forme des discours, la mise en image des meetings, congrès et conférences se développent de façon systématique à l’époque où Serge Tchakhotine mûrit les analyses de son ouvrage majeur Le Viol des foules par la propagande. Et les évolutions les plus importantes en matière de décorum, symboles, slogans… semblent déjà rodées dès avant la fin des années 30, comme le suggère l’étude des images des congrès communistes et socialistes de 1936 à 1946 menée par Gilles Morin et Danielle Tartakowsky.
" Le temps des débateurs " qui s’ouvre après la Seconde Guerre mondiale dessine enfin les contours d’une vraie révolution. Le monstre télévisuel, avec ses contraintes et ses effets, oblige le discours et les gestes à s’adapter à l’image de façon à convaincre un public atomisé, massif et différencié.

L’ère de l’image
Christian Delporte analyse le long et patient apprentissage auquel ont dû se plier depuis les années 1950 les responsables politiques (la première campagne TV officielle datant du scrutin législatif de janvier 1956). Si au bout d’un chemin semé d’embûches la plupart des leaders sont bien parvenus à maîtriser le nouvel outil, le prix à payer (depuis les années 1970-1980) peut sembler un peu lourd puisque l’émotion, le spectacle, la superficialité l’emportent souvent, désormais, sur la rigueur de l’argumentation, la connaissance des dossiers et l’échange démocratique. De façon concomitante, le marketing électoral a sonné le glas des anciennes conférences d’éloquence (Conférence Molé-Tocqueville, ou Olivaint, ou de l’Institut catholique…) où les fils de la bourgeoisie apprenaient à imiter leurs aînés et commençaient à se faire les dents au sein de réseaux politico-médiatiques de plus en plus serrés. Parallèlement au développement de l’enseignement, ce marketing politique a aussi concouru à mieux placer quelques structures et institutions (IEP, ENA, clubs divers, partis ayant une assise financière solide…) dans la course à la prise de parole, trop souvent réduite d’ailleurs à la comptabilisation des temps d’antenne…
Directeur général d’une entreprise de communication, le Premier ministre Raffarin a bien intégré ces évolutions qui ont accompagné, selon Fabrice d’Almeida, " le passage d’une éloquence directe à une éloquence indirecte, c’est-à-dire dont l’efficacité est fortement conditionnée par le travail de pré-réception des médias ". Il faut chercher dans ce mouvement de fond l’origine de pratiques nouvelles et d’une transformation sensible du comportement d’écoute que l’historien situe dans les années 1980. La gauche s’est, elle aussi, adaptée à la nouveauté – et même peut-être à ses pires travers, comme pourrait le suggérer une étude précise, de l’intérieur, des deux dernières campagnes électorales. Mais a-t-elle bien saisi qu’on est passé d’une société politique à une société médiatique ? Et a-t-elle saisi à quel point la place laissée aux professionnels de la communication politique (tout comme d’ailleurs, parfois, l’usage de l’Internet) contourne et affadit l’expression démocratique des militants des partis et des organisations syndicales ?
En ce qui concerne le Parti socialiste, l’étude de Frédéric Cépède ne nous permet pas de trancher définitivement cette question car, même si " c’est l’homme politique qui se vend plus que son message " (par le biais de règles apprises, par le recours à des professionnels…), il n’en reste pas moins vrai que les modes de sélection des élus sont toujours partidaires et que pour percer et pour s’imposer, la maîtrise de l’éloquence classique, en réunion ou dans les congrès, demeure un important atout, si ce n’est un véritable préalable.

De la question sociale
à la question médiatique

Mais cela n’est-il pas en train de changer à vive allure ? " Technocratisation " de la politique et recours multiforme à l’expertise ; croissance des mobilités sociales, politiques, géographiques ; " télévisualisation ", personnalisation et mise en spectacle des idées et programmes ; mimétisme des pratiques et discours au niveau local et national ; passage du citoyen-électeur au consommateur ; uniformisation de l’éloquence…, tout cela a contribué à mettre en crise la culture militante (même si, bien sûr, cette crise a de nombreux autres fondements qu’il n’est pas question ici de relever).
Cet ouvrage d’histoire nous permet de penser ces évolutions et ruptures (ces dérives ?). Il ouvre aussi sur de nombreuses interrogations. Et si rien ne nous conduit à pleurer l’ancienne éloquence classique, en raison notamment de ses caractères et de son fondement élitistes, tout nous oblige à souhaiter qu’apparaissent – et à faire nous-mêmes apparaître – de nouveaux espaces de débat démocratique propres à mettre en phase le fond avec la forme, la parole avec les actes et les objectifs émancipateurs.
Tant qu’il en est encore temps, la gauche – toute la gauche – devrait aussi contribuer, me semble-t-il, à faire émerger les nouvelles formes d’éloquence trop souvent minimisées et laissées dans l’ombre ; celles qui sont notamment portées par la jeunesse, car même si elles ne sont pas partisanes, à proprement parler, elles constituent, par l’expression même des contradictions vivantes de la société, la matrice du politique. Nul doute, aussi, que la généralisation de " cours d’éloquence nouvelle formule " (c’est-à-dire de maîtrise globale des médias) dans l’enseignement secondaire modifierait profondément les formes et le contenu du débat civique…

Alain Boscus
 

 
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