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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Bergounioux / Prochasson, Furet L'OURS 429
Furet, le crépuscule des passions,
par ALAIN BERGOUNIOUX
à propos du livre de Christophe Prochasson, François Furet, les chemins de la mélancolie, Stock, 2013, 522 p, 24 €
Article paru dans L’OURS n°429, juin 2013, page 8
Pourquoi une biographie de François Furet ? Après tout, Fernand Braudel ou Georges Duby, historiens considérables de la même génération, n’ont pas eu ce privilège, et François Furet n’a pas créé une école historique comme Marc Bloch et Lucien Febvre. C’est beaucoup parce que Furet a porté une interrogation qui a taraudé particulièrement la gauche française dans les dernières décennies du XXe siècle (et encore aujourd’hui), le sens de l’aspiration révolutionnaire et des régimes qui l’ont incarnée à un moment où les grands projets collectifs sont en berne.

La révision parfois cruelle de la lecture du passé qu’il a menée, avec la critique sans concession de la conception marxiste de l’histoire, a provoqué de vives polémiques qui ne sont pas éteintes. La présence démultipliée de l’auteur de Penser la Révolution française et du Passé d’une illusion, ses livres les plus connus, dans le monde universitaire, dans le journalisme, dans les réseaux de pouvoir, en France et à l’étranger, lui a donné une influence pendant trois décennies qui l’a installée au cœur de débats importants. C’est cette qualité qui a manifestement motivé Christophe Prochasson, passionné lui-même par le devenir historique des gauches. Écrire sur François Furet, c’est écrire sur l’histoire du XXe siècle et quelques-unes de ses grandes questions. Sans relativiser l’apport propre de l’historien à la recherche, c’est aussi son côté quelque peu « sismographe » dans le débat des idées qui a intéressé son biographe.

Une biographie intellectuelle
On comprend dès lors le caractère du livre. Il s’agit avant tout d’une « biographie intellectuelle » qui dit tout juste ce qu’il faut savoir sur l’homme Furet et ne s’embarrasse pas de détails, comme le ferait une biographie à l’anglo-saxonne. Le lecteur pourra parfois le regretter. Non par une vaine curiosité. Mais parce que François Furet, qui a réuni souvent l’exigence de l’historien et l’engagement du journaliste dans son œuvre, a fait des expériences et des interrogations de sa vie – la motivation première et le fil directeur de ses travaux. Il est connu, en effet, que les sept années où il a été membre du Parti communiste, de 1949 à 1956, n’ont pas cessé de nourrir ses interrogations politiques et intellectuelles. Il s’est mêlé, ensuite, de près aux tentatives de redéfinition de la gauche dans les années 1960 au PSA et au PSU, lié au départ à Jean Poperen puis à Gilles Martinet. Mais il s’est détaché progressivement du militantisme pour consacrer l’essentiel de son temps au travail intellectuel – ce qui ne l’a pas empêché d’intervenir dans l’actualité politique par ses très nombreux articles dans la presse et ses interventions dans les médias.

Mais, c’est évidemment la Révolution française qui a été sa « grande affaire ». Christophe Prochasson rappelle son travail d’historien quantitaviste au Centre de recherches historiques de l’École pratique des hautes études (devenue École des hautes études en sciences sociales en 1975). La notoriété est venue cependant d’un hasard, d’une commande faite, en 1966, à François Furet et à un autre jeune historien, Denis Richet, alors son beau frère, d’écrire un ouvrage « grand public » sur la Révolution. Le texte, souvent résumé par la notion de « dérapage », a remis en cause le schéma dominant alors de l’interprétation marxisante. Il s’élevait, en effet, contre le déterminisme historique et redonnait toute sa place à l’événement. La « Terreur » n’était pas seulement le produit des circonstances. Les polémiques soulevées ont conduit François Furet, cette fois seul, à poursuivre sa réflexion. Il en donna une interprétation beaucoup plus systématique – parfois trop – dans son Penser la Révolution française de 1978, en affirmant que la Terreur a été, en fait, inséparable de la Révolution. Surtout son livre refusait l’indexation mécanique du politique au social et à l’économie – prenant ainsi le contre-pied des historiens marxistes, y compris d’un de ses premiers maîtres, Ernest Labrousse.

Histoire conceptuelle
Défenseur, désormais, d’une histoire conceptuelle, il a été amené à relire, à critiquer, et à réestimer les grands penseurs de la Révolution, les historiens du XIXe siècle d’abord, Michelet, Quinet, Jaurès entre autres, mais surtout Tocqueville, qu’il a fortement contribué à réhabiliter comme un théoricien majeur de la démocratie, et Marx lui-même, à la lumière de ses impasses politiques. Christophe Prochasson, au fil des chapitres, montre bien que François Furet s’est inscrit, à la fois, dans l’évolution des idéologies, les années 1960 et 1970 ont été celles de la déconstruction du marxisme, et dans des milieux académiques qui l’ont aidé à approfondir son travail. Les influences de Claude Lefort, à l’EHESS, ou d’historiens américains comme Alfred Coban et Robert Palmer sont notables.

Il n’a pas été surprenant – une fois la commémoration du bicentenaire de la Révolution passée, dont François Furet a été tenu à l’écart (s’est tenu ?), mais qui l’a consacré dans les médias – qu’il ait fini par prendre à bras le corps la question communiste, étudiée comme « une passion révolutionnaire » créatrices d’illusions… C’est tout le sens de son dernier grand livre, en 1995, Le Passé d’une illusion. Il n’a pas cherché à faire l’histoire des régimes communistes proprement dits – et cela lui sera reproché notamment de négliger l’histoire sociale – mais celle des représentations collectives, jouant sur les sentiments et les passions, à partir de « l’aspiration égalitaire », et de la « haine de la bourgeoisie » qui ont fini par fusionner. La puissance de l’idée communiste a tenu au lien qui s’est bâti entre un volontarisme politique (voie le léninisme et le stalinisme) et la confiance dans les lois de l’histoire. François Furet a été évidemment amené à traiter de la comparaison entre les régimes totalitaires, Union soviétique et Allemagne nationale-socialiste. Il l’a fait avec retenue, contrairement à ce que ses adversaires ont avancé, montrant les différences importantes entre les deux idéologies et les deux régimes, au premier rang desquelles l’antisémitisme. Son analyse de l’instrumentalisation de l’antifascisme par les partis communistes a peut-être frappé encore plus – tant cette notion est inscrite au cœur des gauches, au-delà du communisme. La réalité du fait montre justement ce qui a fait la force de l’idée communiste, être du côté de l’universel. La correspondance avec Ernst Nolte, qui analyse le nazisme comme une réaction au bolchevisme, et tend à lui donner ainsi des justifications – souligne la volonté de François Furet d’aller au-delà des « tabous », mais démontre également, à ceux qui ont lu les textes, les désaccords avec les thèses avancées par l’historien allemand.

Ces éléments – qui ne rendent pas compte de toute la pensée de François Furet, mais qui portent sur l’essentiel – permettent de comprendre, à la fois, l’intérêt de ses travaux , et leur portée polémique. Étranger au positionnement de Furet, ne serait-ce que pour une question de génération, écrivant ses premiers livres dans des années où ne dominait plus la question communiste, mais, au contraire, l’influence retrouvée du libéralisme, son biographe, en s’attachant à un travail minutieux d’examen des nombreuses publications et interventions de François Furet, ainsi que de ses archives personnelles, dégage la figure et la pensée d’un intellectuel qui s’est voulu comptable de son siècle et qui, au-delà des excès qu’entraînent souvent les controverses passionnées, s’est profondément interrogé sur les paradoxes de la démocratie moderne. François Furet en a mesuré les promesses et les pathologies. C’est le fait de vivre finalement – après la cruelle désillusion qu’a été l’expérience communiste – dans « un monde amputé et brimé », qui caractérise une œuvre empreinte de « mélancolie » comme le marque le sous-titre du livre.

Alain Bergounioux
 

 
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