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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Florent Le Bot / Renault
RENAULT, LES TEMPS MODERNES
par Florent Le Bot

Alain Michel, Travail à la chaîne. Renault 1898-1947, E-T-A-I, 2007, 191 p, 45 e

Jacqueline Costa-Lascoux, Geneviève Dreyfus-Armand, Émile Témine (dir.), Renault sur Seine. Hommes et lieux de mémoires de l’industrie automobile, La Découverte / BDIC 2007 270 p 29 e

C’est un superbe livre que nous propose Alain Michel, un livre qui peut s’approcher de multiples manières, toutes aussi agréables, toutes aussi instructives, enrichissantes et réjouissantes. Un livre d’histoire au sens fort du terme.

De prime abord, vous vous laisserez gagner par le plaisir de l’effeuillage : page à page vous glisserez dans la contemplation de l’iconographie qui émaille l’ouvrage. Photographies, photogrammes de film, schémas, dessins, caricatures, reproductions de plans, fac-similés d’articles, etc. composent l’un des tous premiers intérêts de ce livre. Voici représentées les différentes phases de l’assemblage d’une automobiles ; ici des hommes et des femmes au travail ; là, des alignements de camions et autres Juvaquatre, moteur à l’arrière. Il y a véritablement une dimension artistique dans ces documents ; pas uniquement dans les photographies réalisées par Robert Doisneau lorsqu’il a débuté sa carrière au service photographique de l’entreprise, entre 1934 et 1939 (il fut alors licencié à cause de son rapport très spécifique aux horaires et à la pointeuse !) ; mais dans l’ensemble des reproductions présentées. Ainsi, ces alignements de moteurs, ces entassements de bielles au travers desquels surgissent les visages concentrés d’ouvrier(e)s en action. Nous découvrons par là-même l’œuvre de François Kollar, ouvrier spécialisé à Billancourt en 1924-1925, devenu par la suite artiste et redonnant toute sa dimension esthétique au produit de l’usine. La concordance entre développement usinier, civilisation de l’automobile, histoire de la photographie, moments forts du cinéma (Chaplin évidemment, mais aussi le René Clair d’À nous la liberté) s’avère particulièrement bien rendu dans un ouvrage qui nous dresse, chemin faisant, un essai de cartographie de la civilisation moderne aux premières heures du siècle passé.

Distribuer l’espace, les machines et les Hommes
Les yeux pleins de lumière et le désir premier comblé, vous vous tournerez vers le texte, soigné, dense et précis. Alain Michel nous guide pas à pas à travers le dédale d’un espace usinier en dilatation permanente. Le fil d’Ariane de l’auteur se révèle celui de l’organisation du travail dans l’entreprise. Cette organisation s’avère à la fois celle de l’espace, des machines et des hommes. Ainsi, fait-on de l’organisation scientifique avant même d’en penser l’expression ou même la notion. Il faut s’adapter à la demande qui va croissante, aux modifications techniques, aux évolutions des modèles proposés, etc. : plus d’ouvrier(es), plus de machines, plus d’ateliers, plus de services. L’entreprise issue d’un modeste cabanon de 38 m2 en 1898, gagne vite de l’espace sur Billancourt le long de la Seine, avant de s’épancher sur l’île Seguin en 1929. L’expansion au sol oblige à une réflexion sur les procédures et les tâches productives : ce n’est que progressivement, pas à pas, que l’on découpe les opérations à effectuer, que l’on rationalise le travail. On s’oblige d’abord, à travers ce que l’on a appelé “ la méthode française ”, à distribuer machines et ouvrier(e)s sur le territoire de l’usine. La Grande Guerre, comme l’a bien souligné Patrick Fridenson, par ailleurs contributeur au second volume présenté, joue de ce point de vue un rôle majeur en terme de prise de conscience d’une nécessité rationalisatrice afin de réagir à la croissance des besoins. En 1922, la 10 CV est produite en 10 heures ; en 1924, il ne faut plus qu’une heure et demie pour produire une 6 CV. Cela ne se fait pas sans échec ou impasses et Alain Michel nous montre bien que dans ce tableau l’utilisation de la chaîne n’est qu’un des nombreux aspects, qui plus est une chaîne correspondant imparfaitement à l’image que l’on s’en fait aujourd’hui. Pour nous, la chaîne c’est un tapis roulant à flux régulier qui transporte un objet en série sur lequel interviennent, en un temps chronométré, des ouvrier(e)s posté(e)s : en quelque sorte, au départ des pièces, à la fin une automobile dans son entier ! Or, c’est bien plus compliqué que cela et cette image “ chimiquement pure ” de la chaîne ne correspond qu’à une réalité tardive et surtout partielle. La chaîne, telle qu’elle s’énonce à l’origine du XXe siècle, c’est d’abord une manière de travailler en relais. N’intervient pas forcément une notion d’automatisation ; le moyen de transport de l’objet n’est qu’un aspect de la question, les tapis roulants ne s’utilisant qu’à la fin de la Première Guerre mondiale et encore, très partiellement. L’auteur reconstitue bien toutes ces étapes “ d’un diapositif en constante transformation,… d’une chaine en équilibre instable ”.

“ Utiliser des incapables et des ignorants ” ?
Cette image de la chaîne paraît d’ailleurs elle-même très confuse chez les principaux acteurs et observateurs contemporain de son développement. Il y a d’abord ses détracteurs. De manière inattendue, les plus virulents en la matière sont loin d’être les organisations communistes, qui ne rejettent pas le procédé en soi, mais la manière de l’utiliser, dénonçant la baisse des salaires, les cadences imposées et l’attitude des petits chefs et autres chronométreurs qui dégradent les conditions de travail : “ Puisque l’on ne peut empêcher la pluie, déclare un responsable communiste, il nous faut un parapluie contre ses conséquences ” Derrière cela, il y a certes l’image résolument idéalisée de l’organisation scientifique du travail version soviétique. Parmi les plus réformistes à gauche, tel Hyacinthe Dubreuil, conseiller de la CGT non communiste, certains y voient même un chemin possible vers la Cité industrielle parfaite.

Les plus déchainés sont les américanophobes qui, à travers ces innovations prétendument porteuses du standard américain, dénoncent la remise en question de la société traditionnelle française. Le ci-devant Comte Armand de Puységur, antisémite notoire et fondateur en 1919 de l’hebdomadaire Capital et travail (en somme Vichy à lui tout seul avec vingt ans d’avance !) met ainsi en garde Louis Renault contre le péril que représenteraient les méthodes de Ford. La crise américaine du début des années 1930 amplifie ces dénonciations. Mais, nous dit l’un des biographes de Renault, travaillant sur commande, l’organisation du travail “ n’a pas deux principes […] il a un vilain nom : nécessité. Nécessité d’utiliser des incapables et des ignorants. ” Qu’en termes fleuris, Louis, tout cela est dit !

Et au bord, coule la Seine…
Le livre s’achève sur des années d’occupation très occupées, puis sur la nationalisation de la société Renault. Un second ouvrage permet opportunément de compléter le propos, puisqu’il porte sur la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à la fermeture du site de l’île Seguin en 1992. Il poursuit cette thématique de civilisation industrielle autour de l’organisation du travail (Jean-Louis Loubet), des spécificités du travail à l’usine, de la sociologie ouvrière (il faut lire notamment la contribution de Laure Pitti s’agissant des Algériens à Renault-Billancourt), des conflits (ne désespérons pas Billancourt, grâce à Xavier Vignat) et des relations et interactions avec le territoire urbain hors les murs de l’usine (l’article “ trajets dans Billancourt ” nous permet de poursuivre opportunément la voie ouverte par Alain Michel dans l’ouvrage précédent).

Les deux livres, au-delà de leur sujet d’étude, se rejoignent en ce sens où ils explorent tous les possibles offerts par la diversité des sources et l’évolution des méthodes de travail des historiens. Mesdames, messieurs, si vous en êtes d’accord, en voiture pour Billancourt, Alain Michel aux manettes, les Temps modernes dans le rétroviseur.
Florent Le Bot

Pour les photos © Photo Renault Communication/DR.
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