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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Bergounioux Duclert 388

LA GAUCHE FACE A L’HISTOIRE ET AUX INTELLECTUELS

par Alain Bergounioux

à propos du livre de Vincent Duclert, La gauche devant l’histoire. À la reconquête d’une conscience politique, Seuil, 2009, 168 p, 15 €


Voici un livre qui, à la fois, sonne comme un violent réquisitoire contre la gauche socialiste (car il s’agit essentiellement d’elle), menacée peut être de disparaître, tellement elle est loin de ce que devraient être ses principes, et comme l’espoir d’une renaissance, si seulement cette gauche voulait redécouvrir son histoire en faisant preuve de lucidité et de courage.


Mais, de quelle histoire s’agit-il ? Là est évidemment toute la question. Vincent Duclert, auteur d’un livre magistral sur Alfred Dreyfus, et connaisseur passionné de la France républicaine, de ses principes et de ses contradictions, a une thèse : le socialisme français n’a été grand et pleinement en prise avec la réalité de l’histoire que lorsqu’il a mené avec force les combats pour la liberté et la dignité des hommes, lorsqu’il n’a pas séparé la justice de la revendication sociale, lorsqu’il a su faire passer l’exigence morale avant les contraintes de la politique partisane ou gouvernementale. Un fil direct relie ainsi l’Affaire Dreyfus, les quelques heures lumineuses du Front populaire, la Résistance, pour les socialistes qui l’ont faite, les luttes anti-coloniales et les espoirs de mai 68. Chacun de ces moments s’incarne dans quelques grandes figures qui constituent le « Panthéon » personnel de l’auteur, Jean Jaurès évidemment, avec Lucien Herr, Léon Blum – sur un mode mineur cependant – , André Philip et Alain Savary, enfin Pierre Mendès France et Michel Rocard – Panthéon qui a tendance à s’opposer, parfois terme à terme, à d’autres personnalités, Jules Guesde, Paul Faure, Guy Mollet et François Mitterrand.

Le lecteur l’aura compris, cet ouvrage – qui s’appuie sur les travaux personnels de l’auteur, et d’abondantes lectures – est avant tout un essai politique. Plusieurs chapitres présentent des analyses précises, sur l’Affaire Dreyfus et la genèse de la « deuxième gauche » dans les années 1950-1960, d’autres ne font qu’évoquer une situation, comme pour l’entre-deux guerres. C’est donc à une discussion politique à la lumière d’une critique de l’histoire de la gauche socialiste que Vincent Duclert nous invite. Elle doit être menée à partir de ce que dit le livre et de ce qu’il ne dit pas…

Socialisme, république, démocratie
La thèse principale est juste. Le socialisme français a trouvé son équilibre – et la force de sa dynamique qui explique sa permanence malgré les crises qui ont failli l’emporter à plusieurs reprises – dans le choix qu’il a fait historiquement de ne pas séparer l’idée socialiste des principes républicains, de mener les luttes politiques et sociales sans jamais sacrifier la réalité de la démocratie libérale. Le privilège donné à Jean Jaurès est par là justifié. Il est celui qui a le plus fait pour façonner cette culture politique – déjà pré-existante bien sûr – mais plutôt éclatée jusqu’à la puissante synthèse jaurésienne. Elle ne relève pas seulement d’une conception idéaliste de l’histoire, mais également d’un effort de connaissance de la société française dans son moment historique, et dans sa complexité. C’est cette compréhension fine des réalités politiques et sociales qui explique finalement la victoire politique de Jean Jaurès sur les autres courants du socialisme français, principalement le guesdisme. Le marxisme, duquel Jaurès se réclamait, n’a pas été pour lui un écran, qui soit, par le primat d’un fatalisme économique, arrivait à une forme d’attentisme révolutionnaire, soit, par le privilège donné au volontarisme politique, conduisait à l’avant-gardisme minoritaire. L’Affaire Dreyfus, pour l’auteur (et à juste titre) est un moment fort où les principes sont posés : la visée universaliste passe par la défense de chaque individu, le droit est une valeur en soi qui ne peut pas être traité comme une réalité soumise à la politique, quelle que soit cette politique, mais où, aussi, les luttes politiques ont précipité un rassemblement des gauches républicaines et socialistes qui, en quelques années, a mis en œuvre des réformes importantes pour la République.

Ce moment fondateur, Vincent Duclert essaie de voir quand il s’est reproduit dans des circonstances différentes évidemment, avec le même mélange d’attachement aux valeurs, d’intelligence de la situation, de détermination politique. Mais, hormis le court moment du gouvernement Mendès France, l’auteur n’en voit guère. La gauche qui a voulu (et veut) construire « un socialisme de la liberté » a été finalement minoritaire – comme le montrent les derniers chapitres du livre sur l’histoire de la deuxième gauche.

Le parti, les hommes, les idées
Comment l’expliquer ? C’est là que Vincent Duclert en dit trop ou pas assez. Le problème, selon lui, paraît être venu dès la constitution de la SFIO, du Parti donc. Seule la personnalité de Jean Jaurès a permis de sauver l’esprit du « parti des libertés ». La formule qu’utilise l’auteur, « à lui seul un autre parti » est évocatrice. Le socialisme ne vaudrait que par quelques personnalités. Les exigences partisanes rabaissent tout et font oublier l’indispensable réflexion intellectuelle. À plusieurs reprises, l’auteur insiste sur le fait que la SFIO, et tout autant le Parti socialiste d’Epinay, tournent le dos à la démocratie dans leurs pratiques, alors qu’ils en revendiquant le principe. Mais il faudrait alors que ce qu’il entend par « véritable » démocratie soit précisé. Surtout, rien n’explique vraiment pourquoi Jean Jaurès lui-même, Léon Blum, Mendès France, Alain Savary et Michel Rocard ont consacré tant d’énergie et de temps à la vie partisane, avec la volonté de défendre des positions, de mener le combat d’idées – car quoi qu’il soit dit dans l’essai, les idées ne sont pas absentes des luttes politiques – de tenter de réunir des majorités. Si cette vision un peu courte domine, cela vient sans doute de ce que l’auteur fait l’impasse sur le problème du pouvoir et de ses contradictions. Il est de ce point de vue, à la fois étonnant et, peut être révélateur, que l’historien ne consacre que quelques paragraphes à Léon Blum et au socialisme de l’entre-deux-guerres. Car, là, il s’agit de contradictions qui touchent aussi les intellectuels, avec « l’illusion communiste », la difficulté de comprendre le nazisme, le poids du pacifisme. Le parti est loin d’être seul en cause. De même, les conditions politiques et sociales qui ont présidé à la constitution du Front Populaire, et qui ont hypothéqué sa survie, doivent être analysées, si l’on veut comprendre les faiblesses de la SFIO. Jean Jaurès lui-même avait commencé d’éprouver des contradictions du pouvoir avec l’expérience de la « délégation des gauches ».

L'exerice du pouvoir,
la partie et le tout

Bref, un regard critique – tout à fait nécessaire – sur l’histoire du socialisme ne peut pas se cantonner en un face à face entre les idées et les partis. Cela amène à commettre quelques injustices. La critique forte – voire le procès – fait à Guy Mollet, et à la majorité de la SFIO, pour la politique suivie en Algérie ne doit pas faire oublier son engagement, que personne ne discute, pour la construction européenne – ce qui est une des grandes idées (la grande idée ?) depuis 1945. De même, on peut mettre en évidence que François Mitterrand a beaucoup sacrifié aux nécessités de la conquête du pouvoir, quitte à négliger ce que pourraient être les conditions de son exercice. Mais, on ne peut pas lui ôter, et, avec lui, au Parti d’Épinay, qu’il a mené de « grands combats » pour l’abolition de la peine de mort, ou pour la décentralisation et, toujours, pour l’Europe. On ne peut pas non plus voir seulement dans les positions et dans l’action des différentes composantes de « la deuxième gauche » en mai 1968 une défense des libertés. Le « parti de mai » étant divisé sur l’appréciation même des événements et sur leur portée révolutionnaire. La cassure entre Pierre Mendès France et Michel Rocard, que l’auteur rappelle, est explicite d’une vision différente sur les réalités mêmes de l’exercice du pouvoir dans une démocratie.

Nous sommes par là au cœur des problèmes que soulève cette « reconquête d’une conscience politique ». Plaider pour que les socialistes (re)mettent au premier plan l’importance des combats moraux et démocratiques se défend bien. Vouloir que les socialistes entretiennent une relation véridique avec leur propre histoire ne peut que trouver notre soutien. Mais, justement, l’histoire ne peut pas se résumer simplement. Les évolutions du socialisme ne se comprennent que dans un faisceau de causes. Ses difficultés « d’exister au présent et d’éclairer l’avenir », pour reprendre une expression de l’auteur, bien réelle, trouvent une bonne part de l’explication dans les épreuves actuelles de l’État social, que les socialistes ont largement contribué à façonner. Ce n’était pas le but du livre, centré sur le socialisme français, mais une perspective comparative, avec les autres partis européens, montrerait que les problèmes sont largement communs, et que la dialectique incessante entre les ambitions morales et intellectuelles et les réalités électorales et gouvernementales est partout à l’œuvre. Les critiques des intellectuels ne sont pas moins fortes sur le parti travailliste britannique et le parti social-démocrate allemand.

Penser un nouvel horizon
Mais, il n’est pas moins vrai que les périodes conquérantes des partis socialistes européens ont toujours été précédées d’une élaboration intellectuelle. Il est ainsi tout à fait licite de discuter du bilan, et des présupposés, de ce qu’a été la « troisième voie » blairiste, mais, il faut reconnaître qu’elle a reposé sur une vision intellectuelle sérieusement travaillée pendant plusieurs années. Sortir aujourd’hui d’une période défensive, alors que le néo-libéralisme triomphant depuis les années 1980 est défait, ne se fera pas en demeurant sur les recettes du passé, surtout si l’on entretient un rapport mythique avec lui, pour parler comme Vincent Duclert. Penser ce que devrait être un nouvel état du monde est une nécessité. Le livre de Vincent Duclert en rappelle l’urgence au-delà des échanges animés qu’il suscitera.
Alain Bergounioux
 

 
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