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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Deixonne, Une question pas nouvelle
ART ET SOCIALISME</
par Maurice Deixonne

Le problème n’est pas neuf. On éprouve même quelque scrupule à s’y attaquer à nouveau quand on considère les piteux échecs auxquels ont été régulièrement conduits tous ceux qui s’en sont préoccupés jusqu’ici. Beaucoup ont rêvé d’un art qui ne devrait rien à la culture bourgeoise parce qu’il serait créé par les prolétaires eux-mêmes. Combien de temps encore faudra-t-il dénoncer cette étrange utopie de « l’art prolétarien » ?
Avant le triomphe du capitalisme, on pouvait encore découvrir çà et là un fonds de coutumes, de légendes de traditions, tout un savoureux folklore où se révélait, sous une forme un peu fruste, mais vigoureuse, un art populaire original. Mais c’est précisément qu’il n’existait pas alors de prolétariat au sens propre du mot. Le peuple, dans sa misère même, jouissait d’une vie relativement autonome et c’est ce semblant d’indépendance qu’a aliéné l’artisan dès lors qu’il a loué ses bras à l’usine. Du même coup, le capitalisme nivelait toutes les particularités locales. Uniformisant les conditions de vie, multipliant les moyens de communication, inondant le marché de produits passe-partout, il étendait bien au-delà de l’usine les avantages mais aussi les inconvénients de la standardisation. Il faut sans doute beaucoup de foi pour rêver d’un art prolétarien à l’heure même où la prolétarisation croissante des masses est en train de tuer les derniers vestiges d’une culture spécifiquement populaire.
Or quels sont les succédanés qui tiennent lieu à la classe ouvrière de ces chants du travail, de cet art corporatif qui tombe aujourd’hui en désuétude? Va-t-elle s’assimiler le meilleur de la culture bourgeoise? Il faut bien le dire : l’art créé par les prolétaires n’a jamais dépassé, dans son ensemble, les formes les plus basses et les plus périmées de l’art bourgeois. On ne peut que reprendre ici la page terrible où Henri de Man (1) dresse l’inventaire de ce qui est aujourd’hui la vie artistique du peuple :
« Le prolétaire de notre époque a abandonné la blouse, le bonnet et les sabots pour briller avec un costume de confection bourgeois, un chapeau de feutre bourgeois et des bottines bourgeoises. Au lieu des chansons populaires d’antan, il fredonne les couplets à la mode ou les airs de danses nouveaux qui lui viennent du café-concert ou du dancing de la ville la plus proche et qui peuvent avoir été ‘lancés’ indifféremment de Broadway, de Montmartre, du Strand ou du Kururstendamm. A la place qu’occupaient jadis les meubles grossiers, mais simples et pratiques, hérités du grand-père, règne maintenant le luxe du «salon», qui fait penser à un musée des horreurs du succédané bourgeois. L’armoire en pitchpin teintée d’acajou, la chaise rembourrée de solidité douteuse, l’étagère aux montants en tire-bouchon, les napperons brodés, les vases peints contenant des fleurs artificielles, la galerie photographique des ancêtres et des parents endimanchés, tout le fourbi de bibelots de laiton, de fer-blanc, de porcelaine, de verre, de Celluloïd, de bois chantourné, de coquillages, les souvenirs de voyage, les chromos et les cartes postales illustrées, les bustes de plâtre ou de terre cuite, les palmes artificielles dans des pots entourés de papier plissé, les portemanteaux instables en bambou, les rideaux en filet, les diplômes encadrés, les douilles d’obus gravées, les presse-papiers originaux, les cadres dorés ou de peluche, les albums à appliques de ferronnerie, ‘la lanterne en imitation de fer forgé avec verres de couleurs’, tout y est ! Et tout y ressemble à l’installation typique du petit bourgeois, mais si étrange que cela puisse paraître en plus laid, en plus vulgaire, en moins pratique encore...»
Pourquoi, à défaut d’originalité, une imitation aussi maladroite ? C’est que dans un régime où tout est matière à spéculation, l’art y compris, l’achat d’une oeuvre de qualités n’est pas à la portée de toutes les bourses. La servilité dans l’imitation ne peut donc aller jusqu’au plagiat : le peuple doit se contenter d’un « ersatz ». Et il s’y résigne d’autant plus volontiers qu’une industrie prévenante se spécialise à son intention dans la production du succédané. Non content de détourner le peuple de sa culture propre, le capitalisme va donc renforcer encore, en l’exploitant, ce glissement du prolétariat vers le culte du bibelot standard. De là ces étonnantes fabriques d’où sortent, en série, les garnitures de cheminée de vingt à cinquante francs, symbole de ce luxe à bon marché qui est, pour le peuple, l’image même de l’art. Comment le prolétaire pourrait-il, en effet, saisir la distance entre l’art dont il se contente et celui qu’il prétend imiter ? La comparaison exigerait des loisirs et des moyens qui lui font défaut. Ainsi trouve son application la loi sociologique de la dégradation des valeurs : l’art de la classe dominatrice ne peut que tomber au-dessous de lui-même chez la classe asservie qui s’efforce d’y accéder.
Cependant, à défaut d’un art créé par des prolétaires, ne peut-on rêver d’un art qui serait créé pour eux ? Parfois c’est par l’intermédiaire du sujet qu’on s’est flatté de rejoindre le peuple. Sans abaisser l’art, on s’est imaginé qu’il suffirait, par exemple, de porter sur la scène des ouvriers ou des paysans pour toucher un public nouveau et mettre fin à la crise du théâtre. Parfois c’est la forme de l’art qu’on essaie d’approprier à la vie ouvrière : c’est ainsi qu’on mettra sur pied de vastes ensembles, qu’on « rationalisera » la scène, qu’on présentera à découvert le machinisme des décors. Mais que l’effort porte sur le thème ou sur sa présentation, la vogue qu’ont connue ces tentatives futuristes ne paraît pas dépasser un cercle restreint d’intellectuels, curieux de questions sociales. Même lorsque de telles oeuvres présentent une valeur artistique, et non pas seulement idéologique, elles ne manifestent que l’effort désespéré d’une élite qui souffre du divorce entre le peuple et l’art, mais qui n’est elle-même que la fraction la plus vivante et la plus agissante de la culture bourgeoise, dont elle se borne à souligner la crise. En fait l’initiative reste à la bourgeoisie, et quant au fond même de l’art, rien n’est vraiment changé. Rarement de telles pièces sont jouées par une troupe d’amateurs : le plus souvent elles figurent au répertoire des professionnels, et l’obsession de l’auteur pèse sur la représentation. Quant à la masse des travailleurs, elle souffre trop de l’industrialisme pour se complaire par surcroît à quelque réplique d’usine en carton-pâte. La plupart du temps, elle ne comprend rien aux tentatives d’esthètes profondément ignorants de ses aspirations. Aussi bien la philanthropique pensée de placer l’art moderne « à la portée du peuple » suffirait-elle à le mettre sur ses gardes. Ce n’est pas du dehors que se crée une foi nouvelle.
Mais il est encore une voie dans laquelle on a cherché le rapprochement entre le socialisme et l’art. Il nous faut donc évoquer, au moins pour mémoire, l’effort qui consiste à mettre l’art au service de la propagande révolutionnaire. C’est de cet effort que relèvent certains défilés ou cortèges « artistiques », les bustes ou effigies non moins « artistiques » exécutés en l’honneur de tel ou tel militant, et, bien entendu, les inévitables pièces à thèse. Ce serait sans doute une cruauté superflue que d’entreprendre ici la critique de cet art confessionnel, entièrement faussé par la mission qu’on lui impose, traînant comme un boulet la servitude d’une fin qui n’est pas la sienne. Il nous suffira de remarquer que, même en cas de réussite, l’art ne sort pas renouvelé d’une orientation de cette nature puisque la nouveauté ne porte que sur des caractères accessoires et extérieurs. Quant au socialisme, quel bénéfice peut-il retirer de l’asservissement de l’art ? Il y a beau temps que « l’art d’imitation est distancé par la photographie et le cinéma. La presse, le livre agissent plus efficacement que l’art à fins religieuses, moralisatrices ou politiques » (2). Craignons plutôt que le socialisme, s’il devait prendre à son compte les erreurs de l’art « délégué à la propagande » n’aboutisse qu’à trahir l’art en dispersant sans profit ses forces de prospection.
L’échec est donc général. Pour mettre les choses au mieux, toutes les tentatives pour rapprocher le peuple de l’art se perdent dans un démarquage superficiel et inopérant de l’art bourgeois. A quelle cause faut-il attribuer ces mécomptes réitérés ? Ils tiennent, selon nous, à ce qu’on a voulu, dans tous les cas, déduire l’art de demain des principes généraux du socialisme compris dans son sens restrictif actuel, et qui ne le contiennent pas.
Parce que le point de départ de la doctrine socialiste consiste dans la constatation de la lutte des classes, on s’imagine qu’on ne fait que prolonger cette doctrine en opposant à l’art bourgeois un art prolétarien. Mais les exigences de la lutte sociale ne sont-elles pas exclusives de cette liberté d’esprit qui favorise l’éclosion de l’art ? C’est précisément parce qu’il doit lutter pas à pas pour défendre son niveau de vie, que le peuple s’abandonne si facilement sur le terrain de l’art. Bien plus, le droit à l’art bourgeois paraîtra à beaucoup de prolétaires l’un des enjeux de la lutte des classes, s’affranchir par l’imitation : c’est là un idéal qui ne peut pas manquer d’être fortement ancré dans une demi-démocratie comme la nôtre. Les barrières des castes sont rompues, la hiérarchie des classes subsiste : le règne de la mode commence. Tel est encore le prestige des classes « supérieures » que leur exemple ne peut manquer de s’imposer aux classes « inférieures ». Singer le bourgeois, si possible « parvenir », à tout le moins « paraître », combien ne dépasseront jamais cette première conquête ! Ainsi, dans la mesure même où il s’émancipe, ce n’est pas vers un art original que peut s’orienter le prolétariat. Aussi longtemps que la bourgeoisie fera figure de classe dirigeante, son art s’imposera comme s’imposent toutes les valeurs bourgeoises. Seul le triomphe de la révolution est créateur de valeurs nouvelles : mais alors ce n’est pas « d’art prolétarien » qu’il convient de parler puisque le triomphe de la révolution implique la disparition des classes, et par conséquent du prolétariat lui-même.
Mais alors ne sommes-nous pas conduits à une impasse ? Puisqu’il est impossible de caractériser l’art socialiste à partir du socialisme, tel qu’il se présente actuellement, accaparé par la lutte contre les puissances capitalistes, faut-il donc renoncer à parler d’un art socialiste aussi longtemps que la révolution sociale ne sera pas achevée ? Il en serait ainsi, inévitablement, si nous étions contraints de déduire l’art du socialisme. Mais pourquoi ne pas considérer l’art en lui-même ? Pourquoi ne pas juger l’art d’aujourd’hui au nom des exigences qui sont propres à l’art ? Pourquoi ne pas chercher, en dehors de toute idée préconçue, si des formes nouvelles découlent ou doivent découler des formes actuelles de l’art ? Alors peut-être nous sera-t-il donné de constater que ces formes, tirées de la seule considération des caractères actuels de l’art, sont telles que le socialisme les peut rêver, telles qu’il les peut reconnaître immédiatement pour siennes, encore que, prises en elle-même, la doctrine socialiste ne les contienne pas. Est-il possible de déceler une convergence de cette nature ? Les résultats de notre enquête se chargeront de répondre. Qu’il soit seulement bien établi au seuil de cette étude, que, contrairement à toutes les tentatives inspirées de « l’art prolétarien », notre méthode n’est pas de celles qui peuvent rabaisser soit le socialisme, soit l’art. L’art, parce que nous nous bornons à lui faire prendre conscience de ses propres destinées. Le socialisme, parce que nous découvrons en lui, non seulement un principe de connaissance mais un principe d’action, c’est-à-dire comme l’écrivait un jour Marcel Déat, une philosophie dans tout le sens du terme.

Notes</
(1) Henri De Man, Au-delà du marxisme, Alcan, 1929, p. 194.
(2) Osenfant et Jeanneret, La peinture moderne, ed. Crès, préface p. 1.
 

 
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