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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Bracke, par Marcel Roels, 1947
BRACKE (A.-M. DESROUSSEAUX)
Marcel Roels,Nos anciens ils creusèrent le sillon (Editions de la Liberté, Paris, 1947).
Dans cette autre brochure de mémoire militante, Bracke tient une place de choix, juste après Léon Blum qui ouvre la série de portraits réalisés par Marcel Roels, jeune journaliste au Populaire.
Quand Louis Lévy s’intéressait à des militants en pleine activité, Marcel Roels brosse lui les portraits des grands anciens, voire des ancêtres. Il s’agit d’un hommage à une histoire et à des hommes qu’il ne faut pas oublier et que les nouveaux militants doivent connaître.


Bracke m'avait donné rendez-vous chez lui entre huit heures et demie et neuf heures du soir, comme autrefois au bon docteur Meslier à la brasserie Muller.
L'avenue Appell, à cette heure-là, ferme les dernières grilles de ses cours intérieures. Bracke, lui, ouvre les archives de Marx et d'Engels pour achever la traduction que Costes lui réclame.
Vous ne me dérangez pas du tout. Je vous attendais. Asseyez-vous là, près du mirus, car nous sommes très mal chauffés depuis la guerre.
Et, avec cette simplicité charmante qui lui est propre, il nous installe en face de lui, sous un grand portrait de la citoyenne Bracke.
Son bureau aux multiples casiers est tout chargé de brochures, de papiers, de bibelots. Un gros bouquin d'allemand, à demi traduit, s'étale sous la lampe avec des feuillets fraîchement écrits, vierges de ratures. Les murs sont tapissés de livres et de cadres. Une lithographie de Guesde par Léandre y figure en bonne place.
Enveloppé dans sa robe de chambre, coiffé d'un bonnet de police qu'il enfonce parfois à deux mains sur la neige de ses tempes, tantôt assis ou brusquement debout comme s'il allait encore intervenir pour ramener le débat à “ la question ”, selon le mot de son vieux maître, Bracke, d'une voix familière, égrène maintenant quelques souvenirs.
Il n'aime pas monter les “ anciens ” en épingle. “ Nos pères, ces géants ”, c'est pour lui une formule de paresse. Ce qu'ils ont fait, chacun peut le faire. Il n'est que “ de marcher à l'avant dans la bataille de classe ”. Il l'a dit en préfaçant les Vieilles histoires socialistes, de Louis Lévy. Il l'a répété au regretté Léon Osmin en présentant ses Figures de jadis. Il nous le rappelle aujourd'hui avec la même chaleur et une magnifique confiance en la jeunesse.
Au reste, Bracke, chacun le sait, est demeuré étonnamment jeune d'allure, d'esprit, de cœur. On le voit partout où il faut militer, indifférent aux difficultés, insensible à la fatigue, fort d'une foi inébranlable, sûr du Parti dont il est toujours “ la conscience, la parure, l'honneur et la fierté ”.

La lecture du Capital
Il est venu au mouvement socialiste d'une manière assez imprévue, en prenant une route que personne, à sa connaissance, n'avait empruntée : en lisant Le Capital, de Karl Marx. Il nous le confie lui-même :
J'avais 25 ans. J'étais à l'Ecole de Rome. Bien que d'origine ouvrière et d'extrême gauche, je n'arrivais pas à me situer dans la bataille sociale. Aux vacances de 1886, un jour que nous étions à la campagne, dans la petite maison de sa famille, mon ami d'enfance Charles Bonnier m'a apporté Le Capital. Je l'ai lu et relu. J'ai pris des notes. Je me suis “ battu ” avec lui et j'ai découvert “ le confluent des possibilités.
Vers le mois d'octobre, Guesde est venu faire une conférence à l'hippodrome lillois. Bonnier m'a présenté : “ Voilà un coreligionnaire ”, comme on disait encore en ce temps-là. J'ai adhéré au Parti, mais ma militance résidait surtout en cette amitié. Je ne devais participer effectivement à la lutte qu'après mon installation à Paris...
La mémoire est fidèle. Elle défie les ans. Un regard tendre sous la broussaille des sourcils et un sourire détendent fréquemment le visage. Bracke est heureux. C'est le socialiste qui parle.
Je voudrais aussi interroger l'universitaire. Il me répond à peine : ce savant authentique, cet helléniste qui honore la culture et l'intelligence françaises est d'une modestie proportionnelle à son savoir. Pour toute réponse il me tend un livre Les mélanges Desrousseaux que des amis lui ont offert en 1937.

Une prestigieuse carrière
La page de garde résume sa prestigieuse carrière :
Elève de l'Ecole normale supérieure de 1881 à 1884. Agrégé sans emploi à l'Ecole normale supérieure de 1884 à 1885.
Membre de l'Ecole française de Rome de 1885 à 1887.
Maître de conférences à la Faculté des Lettres de Lille de 1887 à 1891.
Maître de conférences à l'Ecole pratique des Hautes Études de 1891 à 1896.
Directeur d'études adjoint à l'Ecole pratique des Hautes Etudes de 1896 à 1915.
Directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes depuis 1915.
J'ai à peine noté ces “ étapes ” que Bracke nous reporte en 1898. Inscrit à Paris, bien que fidèle à la Fédération du Nord, qu'il a toujours représentée dans le Parti, il est nommé secrétaire, l'année suivante, du grand congrès de la salle Japy. Il rédige Le Socialiste, l'organe du Parti ouvrier, et mène la lutte préparant l'unité du prolétariat socialiste.
Les faits, les dates, les noms se pressent dans sa mémoire. Des figures surgissent à chaque instant. Jaurès, Guesde, Lafargue, Vaillant, Sembat, Cachin, Renaudel, Viviani, Briand, Millerand, Frossard, vingt autres encore, disparus ou vivants, illustres ou obscurs, fidèles ou renégats, tous lui reviennent à l'esprit et chacun est apprécié à son exacte valeur ou jugé selon son triste mérite.
Il me parle longuement de ses relations avec Guesde, qu'il vénère ; avec Vaillant, qui l'avait autorisé à voter pour lui ; avec Jaurès, qu'il admire sans réserve ; avec Léon Blum, dont il fut le “ professeur ” et le camarade de section à la 14e avant de devenir l'ami véritable qu'il est maintenant.
Ah ! Jaurès, quel souvenir il en garde ! Il l'avait connu en 1879 à Louis le Grand. Il devait le retrouver plus tard dans la lice.

Avec Jaurès, Guesde, Vaillant,Sembat
Au congrès de Toulouse, entre autres, Guesde était souffrant et retenu, en Algérie, Bracke fut chargé de répondre à Jaurès. Le discours avait duré cinq heures. La réplique en prit trois. Après quoi, une motion d'unité dont on a souvent parlé fut rédigée par Jaurès sur proposition de Bracke.
Je savais, dit-il, qu'il tiendrait compte de notre point de vue. Je n'avais aucune crainte en lui faisant confiance, même, après les plus âpres débats... Ah ! c'était un homme admirable... D'une présence d'esprit continue et d'un esprit fécond, fructueux. Chez lui une question en appelait une autre. Il lisait tout et retenait tout. Sa mémoire était prodigieuse. On en a cité maints exemples, notamment celui de l'article improvisé de Lyon et répété mot pour mot au “ sténo ”. Eh bien ! tous sont rigoureusement exacts. J'étais réputé pour avoir une bonne mémoire, mais vraiment, en toute impartialité, j'étais loin de pouvoir l'égaler...
Notre camarade revoit le grand, tribun dans les congrès, au Parlement, dans l'intimité fraternelle de ses amitiés. Et il en conserve d'impérissables images. Guesde, pour Bracke, c'est Guesde : “ le véritable chef socialiste ”, le socialisme fait homme.
Il ne voulait pas connaître autre chose, poursuit-il. Son éloquence, qui était grande, était directe et ramassée, écartant tout ce qui n'était pas la question, c'est-à-dire le socialisme...
Vous ne pouvez pas avoir une idée de son emprise sur les militants et sur les masses. Tout comme Jaurès, mais dans un autre genre, c'était un homme extraordinaire...
Et le père Vaillant ? Et Marcel Sembat ?
Vaillant était très différent. Il n'aimait pas parler. Cela l'ennuyait ; il n'était pas orateur. Il aimait les gens tout faits. Il n'accordait pas facilement son amitié, mais quand il l'avait donnée, il ne la retirait plus. Et je m'honore de la confiance qu'il me témoigna lorsqu'il me chargea de voter pour lui. Sembat était aussi un type remarquable. Très instruit, très cultivé. Curieux de tout. Je l'ai connu travaillant quatre heures par jour la philosophie anglaise et la sociologie. En même temps, une espèce de “ gavroche ”, parisien, un “ bohème ” artiste et lettré. Un esprit fort clair, ardent à la bataille mais pas sectaire.

La mémoire du socialisme
Quant à Léon Blum, Bracke a retenu son nom depuis l'Ecole normale. Le professeur de grec, M. Fournier, dont il avait été l'élève, lui avait confié la correction des thèmes. C'est ainsi qu'il fut amené à corriger les copies de M. Herriot, d'Alain et de son futur grand ami.
Bracke, en souriant, nous donne son appréciation sur les anciens “ élèves ”. Mais il nous défend d'en parler non pour “ eux ”, bien sûr ! mais pour “ le lecteur non averti... ”
Puis il évoque sa collaboration à L'Humanité, où il s'amusait à deviner quelle lecture avait pu inspirer tel passage de l'éditorial de Jaurès ; au Populaire, fondé par Jean Longuet, et devenu le journal SFIO après la scission de Tours ; au Combat social, qui lui succéda en tant qu'organe de la Fédération de la Seine ; enfin au Populaire de Paris, où il devait suppléer Léon Blum en 1936-1937.
Nul ne s'y retrouve mieux que lui dans l'imbroglio des événements politiques, des querelles partisanes, des dualités malheureuses. Ses souvenirs sont précis et innombrables.
Député de Paris (14e), de 1912 à 1924, puis de Lille (4e circonscription), de 1928 à 1936, date où il renonça à la députation pour se consacrer à ses travaux, Bracke a été intimement mêlé à la vie parlementaire.
Son action n'a pas été moindre sur le plan international, et il pourrait évoquer tous les grands débats, voire les drames du Socialisme mondial. Il en a approché tous les chefs. Il a partagé leurs combats, leurs espoirs et leurs peines. Et quelques-uns d'entre eux, vaincus et pourchassés, lui doivent la vie et de nouvelles raisons d'espérer.
La Gestapo s'en est souvenue en 1940 et en 1944. Après avoir tout bouleversé et cambriolé chez lui au lendemain de l'armistice, elle lui envoyait un “ mouton ”, le 19 juin 1944, et l'incarcérait à Fresnes avec sa femme, dans des conditions révoltantes.
Libéré après quinze jours de détention, sur les instances de l'Université, qui protesta contre un tel traitement infligé à un homme de 83 ans, il devait attendre la libération pour revoir sa femme sauvée par miracle du poteau d'exécution.
Coïncidence curieuse : pendant qu'il était enfermé, Bracke apprit que l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres lui avait décerné le prix Alfred-Croiset (de 15 000 francs) pour l'ensemble de son œuvre philologique. On enfermait le socialiste. On couronnait l'helléniste ! ...
On le retrouva sur la brèche quelques jours plus tard, comme on l'y trouvera jusqu'à son dernier souffle. Car il n'admet d'autre repos que celui qui nous prend tous.
 

 
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