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L'OFFICE UNIVERSITAIRE DE RECHERCHE SOCIALISTE
 
Guy Mollet, Arras, 1952
GUY MOLLET
Distribution des prix,
Lycée d’Arras, 1952

Ce discours a été publié dans L’OURS cahier et revue, (n°183, septembre-octobre 1988)

« S'il m'est particulièrement agréable de renouer, en cette occasion solennelle, avec d'anciennes et chères habitudes, si j'ai grand plaisir à me retrouver parmi tant de collègues, d'anciens élèves et d'amis, s'il est doux de se donner l'illusion de n'avoir point quitté le Lycée d'Arras et - ajouterai-je - l'illusion d'être à la veille comme vous tous, maîtres et élèves, de prendre des vacances bien gagnées, je ne chercherai pas à dissimuler l'embarras où me plonge la tradition qui charge le Président de répondre au discours des prix. En écoutant le remarquable exposé de M. Olivier, je me faisais cette réflexion qu'il me serait trop facile d'illustrer cette constatation de l'orateur selon laquelle le Français ignore la géographie - et beaucoup plus malaisé de faire écho aux pertinentes réflexions que lui a inspirées un sujet aussi aride. Je me souvenais en même temps que jadis la discipline géographique était - je ne sais trop pourquoi - associée, dans son enseignement, à celle de l'histoire et le souvenir récent que j'ai, comme vous tous, d'un autre discours, prononcé voici quelques semaines, par un autre éminent spécialiste, j'ai nommé M. le Proviseur, n'est pas fait, vous en conviendrez, pour me donner de l'assurance.
Ce n'est pas à dire - que M. Olivier se rassure - que j'en suis tout de même à situer les USA dans l'Empire Anglais : certaines de mes activités actuelles m'empêchent de commettre une aussi regrettable confusion ; j'oserais même prétendre, sans trop de vantardise, à certaines connaissances - tout empiriques, je l'avoue - du tracé de certaines frontières, de l'emplacement et du site de plusieurs villes étrangères où la destinée m'appelle souvent à me rendre. Sans fausse modestie, je me reconnaîtrais encore quelques lueurs en matière historique - surtout en ce qui concerne l'histoire contemporaine. Mais s'il plaisait à M. le Proviseur et à M. Olivier de me poser ce que nos élèves appellent une colle, je ne suis pas sûr de ne pas encourir, de leur part, une appréciation peu flatteuse.
C'est donc avec une grande humilité que je me permettrai de dire à M. Olivier combien j'ai apprécié la définition qu'il a si justement donnée de sa spécialité. Si j'ai bien compris sa pensée, M. Olivier conçoit la tâche du géographe comme un effort de synthèse entre l'étude du monde physique et celle de la présence et des réalisations humaines. Voilà une conception large et vivante qui nous éloigne très heureusement des secs inventaires, des statistiques sibyllines et des tracés abstraits propres à encombrer la mémoire plutôt qu'à former le jugement. Les élèves de M. Olivier ne risquent pas de connaître l'ennui ; ils feront à coup sûr mentir la légendaire réputation que nous évoquions tout à l'heure ; je m'en félicite pour eux et j'en félicite leur distingué professeur.

La France et l’Europe

Mes chers amis, mes chers enfants, je me souviens qu'une règle fondamentale de la dissertation est de ne point sortir du sujet. Je m'en voudrais de montrer ici un fâcheux exemple, et j'espère que vous voudrez bien convenir avec moi qu'en vous parlant aujourd'hui et très brièvement de l'Europe, je demeure dans un domaine où l'historien et le géographe ont également leur mot à dire.
Je n'ai pas du tout l'intention de me livrer à un examen complet du problème que pose l'avenir européen. Outre que je m'en voudrais de retarder votre départ en vacances, il est bien évident que les dimensions et la nature du sujet sortent du cadre de cette cérémonie. Mais il ne m'a pas semblé inutile, puisque j'avais l'occasion de m'adresser aujourd'hui à un auditoire de jeunes, d'évoquer cette “ grande espérance ” de l'unité européenne, espérance dont je dis tout de suite qu'elle est partagée dans nos pays par un grand nombre d'hommes de toute tendance et de toute opinion. Cette entreprise audacieuse à laquelle nous travaillons de notre mieux, en est encore au stade des premières réalisations. Il n'est pas certain que ma génération en verra l'achèvement. C'est à vous, mes jeunes amis, qui nous suivez de quelques décades dans l'existence, qu'il appartiendra de couronner l'œuvre et c'est vous, je l'espère, qui en goûterez les premiers bienfaits. Si ces quelques réflexions parvenaient - je ne dis pas à vous convaincre -, mais simplement à éveiller votre curiosité, à vous donner le goût d'en savoir davantage sur le destin de notre continent, j'aurais, croyez- moi, pleinement atteint mon but.
Afin de ne pas quitter le domaine de M. Olivier, je vous inviterai d'abord à vous représenter mentalement le planisphère - un planisphère où les différents pays du monde seraient représentés par leurs contours frontaliers. Comment ne pas être frappé par le contraste que présentent les vastes territoires politiquement unifiés des U.S.A. d'une part, de l'Union Soviétique de l'autre, avec cette mosaïque multicolore que constitue l'Europe septentrionale occidentale et centrale. La carte européenne est peut-être, par sa bigarrure, plus plaisante à l'œil, mais ce puzzle correspond à une réalité politique et économique beaucoup moins satisfaisante.
Vous avez déjà sans doute entendu dire autour de vous, par vos aînés, que la France de 1952 ne pouvait plus prétendre au titre de puissance mondiale de tout premier plan, qu'elle ne pouvait plus faire entendre sa voix avec autant de force que jadis dans le concert des grandes nations. C'est une vérité peut-être désagréable, mais c'est une vérité qui s'impose. Il est évident d'ailleurs que ce phénomène est beaucoup moins imputable à un dépérissement de la nation française elle-même qu'à l'apparition, sur la scène universelle, de gigantesques confédérations dont l'unité fait la force et la supériorité incomparable en ressources humaines et matérielles. En quelques dizaines d'années, le rapport de ces forces s'est trouvé si complètement renversé que l'on peut affirmer sans hésitation que la destinée du monde risque de plus en plus de dépendre d'un ou deux gros blocs organisés à une échelle beaucoup plus vaste que le cadre où est restée enfermée chacune des vieilles nations européennes. La complexité de la société moderne, les progrès techniques qui ont brusquement, pour ainsi dire, annulé l'espace et le temps, les besoins toujours accrus des peuples avides d'une vie toujours meilleure, font qu'aucun grand problème vital ne peut plus recevoir de solution à l'échelle strictement nationale. La conséquence, c'est que les peuples demeurés isolés et relativement faibles parce qu'isolés, ont de moins en moins de chances de garantir leur sécurité, leur indépendance et leur prospérité, s'ils s'obstinent à mener un jeu individuel dans une partie trop inégale.
Il n'est pas sûr même qu'ils parviennent, dans ces conditions, à sauvegarder leur personnalité propre, leur civilisation, l'héritage d'un passé prestigieux auquel ils tiennent si justement. Je sais bien que les Français se consolent de leur mieux d'avoir perdu la direction des affaires du monde, à la pensée précisément du rayonnement indéniable que la culture, le goût, l'esprit français continuent d'exercer sur tout l'univers. Bien hardi qui pourrait assurer que notre civilisation elle-même ne serait pas terriblement menacée le jour où la France aurait tout à fait cessé de figurer parmi les “ puissances ” au sens matériel de ce dernier mot. La France et l'Europe ! Car vous le savez bien, mes chers amis, ce riche patrimoine littéraire et artistique, et j'oserais dire, philosophique, nous le possédons en commun, en propriété souvent indivise, avec les peuples qui bordent nos frontières. Le patrimoine européen, ce sont les sages préceptes et le message de pure beauté que nous légua la Grèce Antique, ce sont les majestueux vestiges du monde romain, c'est Cicéron et Virgile et Horace ; le patrimoine européen, ce sont les dentelles de la pierre médiévale, qu'on les admire en notre Beauce, en notre Picardie ou sur les bords rhénans ; c'est notre Gaulois Rabelais, mais c'est aussi Dante et l'Arioste ; ce sont les splendeurs colorées de l'Ecole italienne, mais c'est encore la somptueuse pénombre des Flamands et la fauve cruauté espagnole. Le patrimoine européen, c'est Bacon et Leibniz autant que Descartes, c'est Shakespeare et Schiller autant que Molière, c'est, en un mot, cette foule de chefs-d'œuvre que vos maîtres vous apprennent à goûter, cette innombrable galerie de grands noms que vous vénérez comme les vénèrent les lycéens de Londres, de Berlin, de Bruxelles, de Rome, de Stockholm ou d'Oslo. Tout cela, certes, vaut d'être préservé et nous frémirions à la pensée qu'on puisse un jour y porter atteinte ou que d'autres s'arrogent le droit d'en perpétuer le culte en notre lieu et place. Je crois sincèrement qu'une Europe éternellement divisée risquerait de se trouver tôt ou tard en posture de faillir à cette mission, alors que cette évidente communauté culturelle constitue, n'est-il pas vrai, le plus beau soubassement qui puisse supporter l'édifice d'une Europe unie ?
L’Europe et la paix
Mais il va sans dire que la situation internationale, que les réalités politiques et économiques plaident de façon tout aussi pressante en faveur de l'entreprise. À notre époque, les actes de tel ou tel gouvernement ont cessé d'intéresser seulement il e contrée du monde. C'est à l'échelle mondiale et pour moins continentale que se joue le destin des peuples et la sauvegarde de la Paix. C'est pourquoi les temps n'ont jamais été plus propices à un abandon d'une partie de la souveraineté nationale au profit d'une autorité supérieure, fondée sur le consentement mutuel des Etats participants. Il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher les rivalités locales qui ont si souvent ensanglanté nos contrées au cours de l'Histoire et qui, à deux reprises, en moins d'un demi-siècle, se sont étendues à l'univers entier. Nous ajouterons que, dans l'immense conflit qui, hélas ! divise en ce moment le monde en deux fractions rivales, les nations européennes n'ont aucune chance d'assurer isolément leur sécurité - et elles ne doivent pas davantage espérer, en raison de cette même division et de leur faiblesse, modifier le cours des événements dans le sens favorable à la Paix.
Une Europe unifiée - et je m'empresse de préciser, une Europe libre, ouverte au plus grand nombre de nations possible - pèserait d'un tout autre poids dans la balance. Elle exprimerait dans les conversations internationales un avis original dont il faudrait tenir compte. Elle serait, pour tout dire, un précieux facteur de Paix.
Mais ne serait-ce pas chose pitoyable si la peur - la peur de la guerre - était le ferment essentiel de la future union européenne ? Il convient d'affirmer - au contraire - que, même si la paix mondiale ne courait, à l'heure qu'il est, aucun danger, l'unification politique et économique de notre continent n'en serait pas moins souhaitable. L'Europe contemporaine, épuisée par deux guerres dévastatrices, privée, par surcroît, de ses débouchés extérieurs, est bien différente de l'Europe d'il y a cinquante ans. Elle a cessé d'être ce qu'elle fut dans la première phase de l'essor industriel : l'atelier du monde. Après avoir équipé la surface du globe, la voici maintenant dépassée par les pays neufs et sous-industrialisés. Le déficit permanent de ce que l'on appelle la balance commerciale représente, pour chacun de nos pays, un grave risque de catastrophe interne. Comment recouvrerions-nous la place qui nous revient dans les échanges internationaux sans un développement rationnel et coordonné des industries, une mise en commun des ressources très souvent complémentaires, sans une modification profonde de la structure du commerce européen, sans la suppression progressive des barrières douanières, sans l'instauration plus ou moins rapide et complète de la libre circulation des hommes et des marchandises ? Un marché unifié, à n'en pas douter, permettrait de rétablir l'équilibre actuellement menacé, au sein de chaque nation ; il assurerait à nos peuples un standard de vie meilleur et les mettrait à l'abri du double fléau de la Misère et de la Guerre.

Victor Hugo et l’es Etats-Unis d’Europe

Voilà, esquissés à grands traits, quelques-unes des raisons qui ont incité un grand nombre d'hommes d'Etat à jeter les fondements des futurs Etats-Unis d'Europe. J'ai grand peur que les termes dont j'ai usé apparaissent, à vos jeunes esprits, comme autant de fumeuses abstractions. Je sais pourtant que la jeunesse moderne, si légitimement inquiète de l'avenir, loin de faire preuve de légèreté, s'interroge et cherche sa voie. Je ne vois point, je l'avoue, à lui proposer d'idéal plus exaltant que celui auquel s'attachent, aujourd'hui, dans un grand acte de foi, tant d'hommes de bonne volonté.
J'aimerais, en terminant, répondre à l'objection de ceux d'entre vous qui seraient tentés de taxer l'entreprise de trop ambitieuse ou de chimérique. La génération à laquelle j'appartiens a certainement la chance et peut-être le mérite de poser les premières pierres. Mais, depuis longtemps déjà, des esprits éclairés, dont nous admirons la géniale hardiesse, avaient lancé l'idée et ébauché les premiers plans. Le 17 juillet 1851, Victor Hugo - dont nous célébrons cette année le cent cinquantenaire -, le 17 juillet 1851 donc, c'est-à-dire il y a plus d'un siècle, le grand poète, alors représentant - on dirait aujourd'hui député à l'Assemblée Législative - faisait à la tribune cette prophétique et combien émouvante déclaration :
“ Le peuple français a taillé dans un granit indestructible, et posé au milieu même du vieux continent monarchique, la première assise de cette immense édifice de l'avenir qui s'appellera un jour les Etats-Unis d'Europe ”.
Je ne résiste pas à l'envie de vous lire les commentaires que l'orateur inscrivit lui-même en marge de l'édition de son discours :
“ Ce mot les "Etats-Unis d'Europe" fit un effet étonnant : il était nouveau. C'est dans ce discours qu'il a été prononcé pour la première fois. Il indigna la droite et surtout l'égaya. Il y eut une explosion de rires auxquels se mêlaient des apostrophes de toutes sortes. Le représentant Bancel en saisit au passage quelques-unes et les nota. Les voici :
M. de Montalembert : Les Etats-Unis d'Europe ? C'est trop fort. Victor Hugo est fou !
Un certain M. Molé (je crois pouvoir affirmer qu'il s'agit d'une simple homonymie) : Les Etats-Unis d'Europe ? En voilà une idée !
Quelle extravagance !
Enfin, M. Quentin-Bauchart: Ces poètes ! ”
Oui, ce n'était alors qu'un rêve de poète ! Mais ces derniers - s'il faut en croire Victor Hugo lui-même - ne sont-ils pas doués du don de divination ? Ne sont-ils pas les mages qui montrent au peuple la route de l'avenir et du progrès ? Le rêve d'hier est devenu aujourd'hui une grande espérance. Il sera demain, si nous le voulons, si les jeunes le veulent, une bienfaisante, une salutaire réalité.
Guy Mollet

(Des extraits du discours de Guy Mollet, président du Conseil (19956-1957), prononcé à l'occasion de la distribution des prix du lycée d'Arras le 2 juillet 1956 ont été publiés dans le livre de FRANÇOIS MORVAN, La distribution des prix. Les lauriers de l’école du XVIIe siècle à nos jours, Paris, Perrin, 2002, p. 278-280.)
 

 
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